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Téchiné, André (né en 1943) (e)
Entretien avec Jean Delmas et Ginette Gervais-Delmas
publié le samedi 27 septembre 2014

Rencontre avec André Téchiné
À propos de Souvenirs d’en France (1975)

Jeune Cinéma n°88, juillet-août 1975


 


Jeune Cinéma : Vous dites vous intéresser surtout au langage des personnages. Mais dans Souvenirs d’en France, le langage, d’une forme assez recherchée, est très uniforme d’un personnage à l’autre. (1)

André Téchiné : Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de rechercher le naturel, de faire semblant de recopier la réalité, mais d’organiser, de structurer, de construire un langage cinématographique dans lequel le dialogue n’est naturellement qu’une partie. Mais ce dialogue, je voudrais qu’il soit le plus clair possible pour que le spectateur n’éprouve pas de confusion quant au personnage. C’est comme si le personnage disait : "Prends garde, voilà ce que je dis, voilà quels sont mes programmes"


 


 

J.C. : Vous nous parlez aussi d’une "guerre des langages", et le langage est à peut près le même de l’un à l’autre.

A.T. : Si, il y a une guerre des énoncés. Il y a des décors souvent en contradiction avec ce que disent les personnages. C’est au spectateur de trouver la solution.

J.C. : Soit. Mais il reste dans le film un manque de clarté lié à la succession brusque des décors, des épisodes...

A.T. : Chaque scène est claire. Mais dans la succession des scènes, je tenais beaucoup à un rythme accéléré. Je voulais un film assez bouillonnant, assez effervescent. Ce rythme était important parce que chaque scène est assez schématique, et que je ne voulais pas tomber dans la rigidité, dans la sècheresse. D’où un rythme accéléré. Après l’expérience de mon premier film, j’ai préféré couper trop plutôt que pas assez pour ne pas ennuyer le spectateur. (2)

Dans Paulina, j’avais joué sur un rythme assez ralenti. C’était le somnambulisme qui m’intéressait. Ce n’était peut-être pas supportable pour le spectateur. Mais entre les deux, il y a le rythme académique. Et les films qui n’ont pas de rythmes, ce sont ceux qui me gênent le plus. Je veux un rythme, soit plus accéléré, soit plus lent - suivant le sujet.


 

J.C. : Les moments que vous avez privilégiés semblent ceux qui sont en rapport avec la vie publique plutôt que les moments importants familiaux. Par exemple le mariage de Berthe avec Hector n’est pas montré.

A.T. : C’est très vrai, je n’ai mis l’accent que sur cela. Je n’ai pas mis l’accent sur les problèmes personnels.
En ce qui concerne le mariage de Berthe, on voit en effet seulement Berthe avec le portrait de Pédret. Berthe n’épouse pas Hector mais le portrait. Elle accède ainsi au monde bourgeois qui était pour elle l’idéal à atteindre quand elle était enfant. Ce qu’elle épouse, en fait, c’est l’image du héros, l’image du père. On la voit en mariée sur le fond du portrait. C’est toute la légende du père qu’elle prend en charge.


 

Elle sera l’héroïne, mais très loin de l’imagerie évoquée par le flash back. Cela m’intéressait de montrer en héros positif un personnage féminin dans une société qui est la nôtre - et que ce héros, pour une fois, ne soit pas une victime.

J.C. : Le cas d’Hector est inattendu. Ce fils de patron est montré, dans ses activités, peu différent d’un ouvrier.

A.T. : Il a un statut de cadre, il est chef d’atelier. Il est déchiré entre la vie des ouvriers et la vie de la famille. Il dit à Berthe pendant la grève : "Je suis plus souvent parmi eux que parmi vous". Quand il se rend compte que sa femme devient un héros, un personnage officiel, qu’elle négocie avec les ouvriers pendant la grève- avec l’autorité qu’avait le père - il se retire. Ce n’est pas cette image qu’il avait d’elle.


 


 

J.C. : Il faut bien reposer le problème politique puisque le film fait sans cesse intervenir des événements et des situations politiques. Or le film n’est pas clair sur le plan politique. On pourrait même penser, devant les deux ascensions successives de Pédret et de Berthe, qu’il parle en faveur d’un capitalisme qui rend possible les promotions sociales.

A.T. : Peut-on penser que la position de Berthe ou celle de Régina sont acceptables ? Moi je pense plutôt à les refuser qu’à les accepter. J’ai peut-être une manière brechtienne de poser les questions. Je n’ai, en aucun cas, à prendre la place du spectateur. Ma position, dans ce cas, est révolutionnaire, mais je ne dois pas en faire état au cinéma. Je pose la question.


 

Il y a deux femmes très différentes. Berthe est réaliste, les pieds sur terre, elle mène la maison, elle n’a jamais cessé de travailler, elle connaît le monde du travail. Régina est perverse, extravagante, romantique. Il y a, en outre, Augustine qui est une victime. Et puis, il y a le personnage de Pierrette, la prolétaire qui ne changera pas de classe.


 

Ce que Berthe et Régina ont en commun, c’est l’individualisme, et c’est ce que, idéologiquement, le film attaque. C’est pourquoi j’ai joué, à la fin, sur le pare-brise utilisé comme un écran de cinéma pour faire comprendre ce que pourraient être deux vedettes capitalistes face à face dans la nuit.


 

Mais quand on parle politique, il ne faut pas tomber dans la lourdeur du sens. Je ne voulais pas faire un film de propagande, je ne veux pas montrer la lutte de classes de manière manichéenne. Je veux surtout montrer des contradictions de classe.
Même au niveau le plus élémentaire, je ne m’adresse pas au spectateur qui est convaincu de la lutte des classes. Je m’adresse à des spectateurs qui pensent que les problèmes de classes son dépassés, n’existent pas. C’est déjà énorme si un spectateur apprend que la lutte des classes existe.

Je ne parle pas de la grande bourgeoisie. C’est pour éviter la caricature que j’ai choisi une petite entreprise et donc la petite bourgeoisie. Elle pose un problème spécifique parce qu’elle est effectivement en crise et menacée par la grande industrie. L’entreprise finit par être renflouée par le capital étranger. Mais ce sont les interrogations qui m’intéressent. Une clarté politique agressive impliquerait une appartenance politique, or je n’en ai pas.


 


 

J.C. : Mais il s’agit bien d’interrogations politiques ?

A.T. : Oui. J’ai choisi le roman de famille de style populiste comme un genre populaire qui ne désoriente pas le spectateur, mais j’ai voulu poser un problème politique.

Propos recueillis par Jean Delmas et Ginette Gervais-Delmas
Cannes, mai 1975
Jeune Cinéma n°88, juillet-août 1975

1. Cf. Souvenirs d’en France, Jeune Cinéma n°88, juillet-août 2019.

2. Paulina s’en va, le premier long métrage de André Téchiné, est sorti en 1969.


Souvenirs d’en France. Réal : André Téchiné ; sc : A.T. & Marilyn Goldin ; ph : Bruno Nuytten ; mont : Anne-Marie Deshayes ; mu : Philippe Sarde ; déc : Philippe Galland. Int : Jeanne Moreau, Michel Auclair, Marie-France Pisier, Claude Mann, Hélène Surgère, Julien Guiomar, Françoise Lebrun, Aram Stephan, Orane Demazis, Michèle Moretti, Pierre Baillot, Marc Chapiteau, Jean Rougeul, Alan Scott (France, 1975, 96 mn).



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