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Crash (1996) II
de David Cronenberg
publié le mercredi 8 juillet 2020

Crash Divagations
par Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°239, septembre-octobre 1996

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1996.
Prix spécial du jury

Sorties les mercredis 17 juillet 1996 et 8 juillet 2020


 


L’anti-kitsch
 

Le kitsch est cette habitude du public définie par Milan Kundera comme "le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une admiration émue" (1). La plupart des cinéastes, et pas seulement hollywoodiens, entretiennent l’attitude kitsch en présentant au spectateur un monde dépourvu de complexité, qui flatte un imaginaire" romantique" de plus en plus relayé par le cinéma.

David Cronenberg, au contraire, nous dit : "L’esprit du cinéma est l’esprit de complexité. Chaque film doit dire au spectateur : Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. Le monde du cinéma est fondamentalement ambigu, multiple, paradoxal. Le cinéma ne doit pas chercher à imiter la réalité mais à explorer l’existence, définie comme le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable". David Cronenberg n’est ni sociologue ni historien. Ni philosophe non plus, car il ne prétend pas présenter une vérité cohérente, mais seulement les vains efforts de l’homme pour se comprendre.

Peut-être ce qui déroute le public : être pris à rebrousse-poil par un cinéaste qui dit la vérité mais ne propose pas d’explication.


 

Médium chaud, cinéma froid et frustration

Le cinéma a pu être qualifié, à juste titre, de médium chaud - tout comme la radio - par McLuhan (2), en ce que le médium sature le récepteur de données, le bourre d’informations précises, et ainsi, en quelque sorte, l’hypnotise, décourageant sa participation. Au contraire, la télévision serait un médium froid, fournissant des informations peu définies, obligeant le récepteur à combler les vides, favorisant la participation qui engage tous les sens et toutes les facultés et compense ainsi la pauvreté de l’information.

Avec David Cronenberg, le cinéma change de statut, devenant un médium froid. Non que l’information soit pauvre, mais la forme de ses films, particulièrement les récents, denses mais plats, elliptiques, en creux, laisse une grande latitude d’interprétation. On sait que le cinéma de genre a souvent été le meilleur support à la contestation (politique, formelle, etc.), à la réflexion (sociale, psychanalytique, etc.). Aujourd’hui, le seul genre survivant est le fantastique, il n’est donc pas étonnant de constater la richesse des œuvres de certains maîtres du genre - Carpenter, Cameron, Craven, Cronenberg, Dante, Romero, Burton, Spielberg parfois… La face visible de ce cinéma est porteuse d’une information immédiate - horrifique, fantastique et plus largement dramatique. On peut s’en contenter ou bien aller au-delà des choses, car la surface déjà est attractive. C’était le cas du cinéma de David Cronenberg, bien que de plus en plus spectaculaire.


 

Avec Crash, le parti pris narratif est radical, antidramatique, le film est parsemé de vides et de répétitions, de visages figés et de voix monocordes, conduit à un rythme insupportablement lent et inchangé, ce qui peut sembler paradoxal pour un sujet de vitesse et de sexe.

Sexe froid et technologique, asentimental, la seule humanité réside dans la machine. Image carrée et plate, défilement inexorable de l’intrigue, il est difficile de trouver son compte d’émotions. Le sexe est omniprésent mais volontairement retenu, la violence déjà achevée, tout est présenté de façon banale, aucune menace jamais ne sourd. Ce filmage en forme de constat rend impossible la jouissance immédiate et il est alors difficile de savoir ce que filmer veut dire. D’où la frustration dont il est difficile de se débarrasser.


 

Sexe
 

Le langage officiel utilise le sexe comme pause - la déjà faible attention du spectateur peut ainsi se reposer - ou au mieux comme ponctuation. Rarement nécessaire, il n’est jamais non plus la matière du film. Ou alors, il s’agit d’un film pornographique, et donc fondamentalement considéré comme obscène et inférieur. Ou alors d’un film érotique, et alors fondamentalement considéré comme trivial et superficiel. Le spectateur est alors en situation de supériorité (je regarde mais je ne considère pas) et de confort (j’ai ce à quoi je m’attends).

Avec Crash naît le malaise, comme il pouvait naître devant L’Empire des sens (3) : le sexe sujet d’art, cela semble absurde - on ne parle pas de ces choses-là - et forcément dégueulasse (d’où les réactions du brave public de notables cannois : "pornographique, œuvre d’une esprit dérangé"…) - qui oserait admettre qu’il trouve Rosanna Arquette beaucoup plus érotique, les jambes attelées, striées de cicatrices en forme de sexe féminin, que "naturelle".


 

La fiancée mécanique
 

L’automobile est un médium au sens que McLuhan lui donne (4), c’est-à-dire un prolongement du corps de l’homme, un intermédiaire entre celui-ci et le monde. Mais l’auteur vouait l’auto à un rôle secondaire. Certes, elle fait de l’homme moderne un véritable "chevalier en armure", lui donne un sentiment de force et de sécurité, lui sert "d’article d’habillement" sans lequel il se sent mal assuré, incomplet, dans le contexte urbain. Cependant elle sera d’une influence bien moins grande sur la civilisation que la télévision. Car, selon McLuhan, l’automobile appartient à la galaxie Gutenberg, celle du fractionnement, de l’explosion, par opposition à la télévision, médium de l’implosion du village global qui va supplanter la première, en transformant la manière même de percevoir la réalité.


 

Avec Crash, la voiture fait un "grand bond en avant ". Elle n’est plus un simple médium, la "fiancée mécanique de l’homme", elle n’est même plus simplement l’objet qui, selon Jean Baudrillard (5), fascine par lui-même, soumettant l’homme à une servitude douce et consensuelle dans le "système des objets". Elle est devenue l’homme, en investissant la projection finale de ses désirs.
"Ce n’est plus le sujet qui désire, c’est l’objet qui séduit", dit Baudrillard. "C’est l’objet qui désire et qui dicte au sujet ce même désir" pourrait répondre Cronenberg. Il n’y a plus que l’homme qui voit l’aboutissement de ses désirs fondamentaux - sexe, violence, destruction, possession - en un objet unique, la voiture, qui peu à peu l’absorbe et le supplée, lui et ses désirs.


 

Chez Stanley Kubrick, l’homme devient invariablement machine, par un processus de déshumanisation qui doit plus ou moins au monde extérieur : il y a transformation. Chez d’autres - on pense à Duel de Steven Spielberg, dans lequel un automobiliste est poursuivi par un camion dont jamais on ne voit le conducteur -, l’homme n’apparaît plus que par sa machine : il y a fusion, ou même remplacement. Ici, l’homme disparaît dans le symbole ultime de ses désirs. La voiture n’est plus seulement objet utilitaire de discrimination sociale, ni abandon à la vitesse, jouissance pure, elle n’a pas non plus annihilé l’homme, elle est la forme dernière de ses pulsions. Par une sorte de dédoublement, celui-ci a abandonné une part de lui à un objet. Et ce qu’il reste de l’homme n’est presque plus que son physique, marmoréen et apathique - il suffit d’observer les acteurs, quasi robotisés, pour s’en persuader.

L’histoire dans Crash, c’est donc l’histoire de ces hommes et de ces femmes, de plus en plus nombreux, qui retrouvent dans la voiture ce qu’ils ont été, et qui, par le "crash", jusqu’à la mort parfois, par le sexe dans et autour de la voiture - les voitures dont autant l’amour que les humains dans le film, se croisant, s’effleurant, se bousculant et finissant par s’interpénétrer -, vont essayer de retrouver leurs émotions. Mais celles-ci se sont peu à peu formatées à l’image technologique, d’où le rythme mécanique, le style carré, la photo métallique, la narration monocorde du film. Car David Cronenberg a toujours su épouser son propos.


 

Mutations, dérèglements et leur dépassement
 

On sait que la thématique de Cronenberg tourne principalement autour des mystères de l’organisme : maladies, déformations, mutations, parasitisme. La vie tisse autour de l’homme inconscient, en de subtils allers-retours entre monde extérieur et monde intérieur, entre physique et psychique, une toile de désintégration - soit de la chair, soit de l’esprit, la plupart du temps des deux - jusqu’auboutiste. Et si l’horreur de ces dérèglements, qui font de l’homme un monstre décalé oublieux de lui-même, s’intériorisait un peu plus à chacun de ses films - le corps fait de plus en plus place à l’esprit -, celui-ci demeurait ce matériau que les maladies du monde connu ou inconnu, sculptent, la plaçant, tel un paria, au ban de la société.


 

Dans Crash, s’il reste des traces de meurtrissures physiques - les cicatrices sur le visage de Elias Koteas, les jambes de Rosanna Arquette -, l’homme semble désormais spirituellement en paix (cf. la plénitude, le calme des visages malgré leur froideur dans des situations objectivement horribles) et il n’y a pas trace de conflit.
Les personnages de James Spader et de Holly Hunter prennent simplement conscience d’une fatalité dans laquelle devrait bientôt les suivre le reste de l’humanité, si elle veut renouer avec l’émotion première.
On se rend compte alors que David Cronenberg n’a pas fait un film d’horreur - en ce sens que l’horreur dérange la normalité - mais un simple constat du devenir de la normalité. Il n’est pas étonnant dès lors que beaucoup ait préféré fermer les yeux devant le film.

Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°239, septembre-octobre 1996

1. Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, 1986.

2. Marshall Mc Luhan, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme, Seuil, 1968

3. L’Empire des sens (Ai no korīda) de Nagisa Ōshima (1976).

4. Marshall McLuhan, The Mechanical Bride, Vanguard Press, 1951.

5. Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Paris, Grasset, 1983.

* Cf. aussi "À propos de la réception de Crash à Cannes", par Ariane Desneux.


Crash. Réal, sc : David Cronenberg ; d’après le roman de J. G. Ballard ; ph : Peter Suschitzky ; mont : Ronald Sanders ; mu : Howard Shore ; déc : Carol Spier ; cost : Denise Cronenberg. Int : James Spader, Deborah Kara Unger, Elias Koteas, Holly Hunter, Rosanna Arquette, Peter MacNeill, Cheryl Swarts (Canada-Royaume Uni, 1996, 100 mn).



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