home > Films > Passagère (la) (1963)
Passagère (la) (1963)
de Andrzej Munk
publié le mercredi 25 janvier 2023

par Krzysztof Winiewicz
Jeune Cinéma n°2, novembre 1964

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1964 (Mention spéciale)
Sélection officielle à la Mostra de Venise 1964

Sorties les mercredis 28 octobre 1964 et 25 janvier 2023


 


Voici enfin à Paris La Passagère de Andrzej Munk, ce film qui fut l’un des grands événements des festivals de cet été. Ce n’est pas sans mélancolie que nous nous réjouissons de cette "révélation". Bien que Andrzej Munk n’ait eu que 40 ans à sa mort, il laisse derrière lui une œuvre si importante qu’il faudra bien que l’histoire du cinéma lui restitue cette place qu’on n’a pas su lui accorder de son vivant : son génie se refusait à entrer dans les cadres tout faits, et était vraiment trop incommode à domestiquer. (1)

1960 : Un bateau venant d’Amérique va toucher l’Europe. Sur ce bateau, parmi les passagers, une femme élégante, Liza, accompagnée de son mari. Au moment de toucher terre, une silhouette de femme, qu’elle identifie à Marta, lui jette à la face tout un passé qu’elle a voulu oublier et qu’ignore encore son mari : elle fut surveillante à Auschwitz, Marta était parmi les détenues. Liza raconte à son mari ce que fut alors son rôle, mais les souvenirs surgissent aussi dans son esprit, de plus en plus conformes à la vérité.


 

Dans La Passagère, Andrzej Munk analyse la place et la responsabilité de l’individu dans un régime qui, basé sur le crime, se propose comme but, plus ou moins éloigné, l’extermination d’autres peuples et dans lequel un seul homme s’attribue un rang surhumain. Même un tel régime groupe à l’origine des individus qui, chacun pris à part, est un être humain normal, simple. Cet individu - l’héroïne du film - se trouve mêlé à des événements à l’égard desquels il devrait prendre une attitude nettement négative.


 

À travers l’exemple de cette jeune pro-nazie, qui s’est laissée contaminer involontairement par le national-socialisme, il voulait poser la question suivante, et y répondre : où commence la responsabilité de l’individu vis-à-vis de l’histoire, du régime que cet individu n’a pas contribué à créer, qu’il a trouvé déjà établi, où est la limite entre la loyauté envers le régime, et le crime individuel dont il faut répondre - et de quelle façon - individuellement. Il voulait aussi analyser la façon d’agir d’un régime qui sacrifie le bien et le bonheur de l’individu à l’intérêt de l’État, et qui cherche à s’assurer une durée centenaire par la force, la contrainte, l’extermination en masse, au nom d’un idéal débile, pseudo-philosophique.


 

Andrzej Munk a préparé le film avec beaucoup de soin. Il a réuni la matière, les documents, il s’est familiarisé avec des sources peu accessibles, ne quittant pas les Mémoires du fameux Rudolf Hess, ancien chef du camp d’Auschwitz. Il se rendait compte de la difficulté à traduire sur le plan artistique un tel problème politique, philosophique, moral, il était conscient de la responsabilité qu’il prenait. Il a travaillé à ce scénario pendant plusieurs mois, n’en a jamais été content.
Le film devait avoir un mécanisme dramatique très compliqué, joué sur deux plans essentiels entremêlés. L’action présente se déroulait sur un transatlantique (d’où le titre) l’autre action, rétrospective, se situait au camp d’Auschwitz où l’héroïne était alors surveillante. Elle était fragmentée en séquences qui, relatant des événements de 1943, ne se recomposaient clairement en un tout qu’à la fin du film.


 

Ainsi, en élaborant la synopsis, on a décidé d’utiliser le format panoramique pour les scènes du passé, et de revenir au format normal pour les séquences actuelles tournées sur le transatlantique. Parfois, on a utilisé des procédés de mise en scène peu courants : on a bouleversé la chronologie des événements, renoncé à conserver la continuité de l’action et du temps, surtout dans la partie rétrospective.


 


 

La richesse et l’intensité de l’image et du son croissent dans une progression à laquelle correspond l’évocation subjective que fait l’héroïne et qui s’insinue progressivement dans la relation objective, presque documentaire, mais d’une telle intensité d’expression que, vingt ans plus tard, elle puisse constituer le nœud du drame qui se jouera sur le bateau.
S’il était facile de réaliser le récit contemporain, l’évocation d’Auschwitz nous a placés devant un problème difficile. En 1961, il était impossible de reconstituer, même en Pologne, toute l’horreur qui, des années auparavant, régnait dans les camps d’Auschwitz ou de Birkemau. Une seule prise de vue authentique, une seule photo, même peu nette, parmi celles que nous avons eues entre les mains, lors de la mise en scène, aurait été infiniment éloquente. Nous n’avons pas eu le courage d’en montrer, cela aurait été un manque d’égard au martyre de tant de milliers d’hommes.


 

Nous avons donc adopté un compromis : l’action qui se déroule au camp, tout son cauchemar, est placée au deuxième ou troisième plan, avec discrétion. Nous avons fait dévier les récits des personnes, vers des problèmes différents de ceux qui étaient essentiels : lutte pour la vie du côté des prisonniers et lutte pour la mort de ces prisonniers de ceux qui portaient alors l’uniforme hitlérien...

Les photos prises sur le terrain d’Auschwitz-Brzezinski ont fourni plus de matière qu’on ne l’avait prévu. Le séjour dans ce lieu de cauchemar, le contact direct avec ses traces ont eu une influence sur la sensibilité de Andrzej Munk, sur son génie. Les principes rigoureux se sont trouvés ébranlés. Les scènes se multipliaient, les projets se modifiaient les silhouettes de certains personnages changeaient constamment, le conflit entre les personnages revêtait un aspect nouveau, bien plus dramatique.

Cet ensemble de photos a soudain commencé à vivre par lui-même, à nous dicter des lois, à suggérer des conclusions, à imposer des changements au cours de la réalisation du film.
Hélas, Andrzej Munk n’a pu trouver les solutions, ou s’il les a trouvées, ii n’a pas eu le temps de les transmettre.

Krzysztof Winiewicz
Jeune Cinéma n°2, novembre 1964

* Krzysztof Winiewicz (1933-1986) est le chef opérateur du film.

1. Andrzej Munk (1920-1961) est mort brutalement dans un accident de voiture le 20 septembre 1961, en plein tournage de La Passagère. Le film n’est achevé qu’en 1963, par un de ses amis et collaborateur, le réalisateur Witold Lesiewicz (1922-2012.)

Cf. aussi :

* "Le métier de cinéaste. Entretien avec Andrzej Munk" (1961), Jeune Cinéma n°2, novembre 1964.

* "Retour sur Andrzej Munk en DVD", in Jeune Cinéma n°371-372, mars 2016.


La Passagère (Pasazerka). Réal : Andrzej Munk, puis Witold Lesiewicz ; sc : A.M., Sofia Posmysz Piasecka & Victor Woreszylski ; ph : Krzysztof Winiewicz ; mont : Zofia Dwornik ; mu : Tadeusz Baird. Int : Aleksandra Slaska, Anna Ciepielewska, Jan Kreczmar, Marek Walczewski, Barbara Horawianka, Anna Jaraczówna, Leon Pietraszkiewicz, Andrzej Krasicki, Janusz Bylczynski (Pologne, 1963, 61 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts