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Munk, Andrzej (1920-1961) (e)
Entretien avec Stanislaw Janicki (1961)
publié le mercredi 25 janvier 2023

Rencontre avec Andrzej Munk (1920-1961)

Le métier de cinéaste
Jeune Cinéma n°2, novembre 1964


 


"Le 20 septembre 1961, une nouvelle sèche : Andrzej Munk vient d’être tué dans un accident de voiture en plein tournage de La Passagère. (*)...
Cet homme sur la route, c’était bien davantage qu’un des plus grands metteurs en scène polonais, le plus grand peut-être. C’était une partie de la lucidité, de la bonté aiguë qui pouvait conduire la jeune nation polonaise vers son avenir de nation adulte.
Pour qui le connaissait, la mort de Andrzej Munk, c’était un peu, comme pour d’autres, la mort de Bertolt Brecht".

Jean Delmas, Jeune Cinéma n°2, novembre 1964.

* Le film sera achevé en 1963 par un de ses amis et collaborateur, le réalisateur Witold Lesiewicz.
 


Le grand critique de cinéma Stanislaw Janicki avait noté dans l’œuvre de Andrzej Munk l’unité fondamentale entre "documentaire" et "film joué" et avait demandé à l’auteur comment il avait été conduit à passer de l’un à l’autre (1).

Du documentaire au film joué

 

Ce que nous appelons un film "documentaire" devrait être, comme le nom l’indique, "un document".
Mais un "document" exige l’authenticité.
L’examen des films documentaires montre qu’aucun ne répond à cette définition. Presque tous comportent un part d’artifice. Les personnages ont presque toujours conscience de la présence de la caméra qui enregistre leurs gestes, leurs mouvements, leurs façons d’être.

La partie "document" réside surtout dans les éléments du film. Par exemple, dans Un homme sur la voie, (2), la locomotive est vraie, le mécanicien est un vrai mécanicien, tout le reste est de la mise en scène.
Pourquoi donc ai-je fait, moi, de ces documents non authentiques ?
Le film documentaire, alors, se ressentait de son époque, il en avait le vernis optimiste. J’essayais d’aborder des questions qui avaient été dégradées par les lieux communs. Je voulais montrer l’héroïsme et le sacrifice dans le travail de tous les jours.

Aujourd’hui cela semble banal, mais à cette époque, on passait sous silence des vérités toutes simples comme celles-ci : "Le travail est dur, il demande un long effort". Par exemple, dans Paroles de cheminot (3)


 

Dans le film, Les étoiles doivent briller (4), il s’agissait de montrer les dangers du travail, ses dangers et pas seulement son romantisme et sa beauté auxquels je tenais aussi. Nous avons observé l’homme dans son élan le plus beau, dans sa lutte contre la matière. Pour cela, il nous fallait une mise en scène. Chacun de ces films comportait donc un argument. Cela tenait à une formule faussée du documentaire.
Aujourd’hui les auteurs de documentaires s’intéressent à d’autre problèmes, et ceux que j’ai traités sont du domaine du "film joué". Il est possible, du reste, qu’ainsi soit né mon désir subconscient de faire des longs métrages.


 

Le terme de "reportage documentaire" que j’ai employé pour Paroles de cheminot et pour Les étoiles doivent briller est une définition strictement historique. Le mot "reportage" signifie que nous ne nous intéressons pas à la vie et aux émotions intérieures des personnages, seulement à leurs activités et aux manifestations extérieures. Mais il est évident que dans de tels reportages dramatiques se cachent des expériences intérieures que les spectateurs doivent deviner.

Les Hommes de la croix bleue (5) était fondé sur un tel principe.
Le film m’a convaincu qu’on ne pouvait pas continuer dans cette voie. Il disait l’héroïsme de l’homme, le sacrifice, la maitrise de ses faiblesses, le sentiment du devoir, les dangers du monde, etc. Les manifestations extérieures, les actes montraient toute la richesse des expériences humaines, mais rien des émotions des héros.


 

Seul le commentaire, par essence subjectif, permettait de préciser les caractères et les mouvements intérieurs.

La vraie leçon du documentaire

 

Ce qu’on appelle "documentarisme" (manières d’être authentiques, costumes du temps, etc.), dans un film de fiction, c’est un ornement et rien d’autre. Tandis que dans un film documentaire, c’est le sujet même.

L’essentiel du film Un homme sur la voie est le problème contemporain actuel très humain qu’il présente, et non pas l’aspect documentaire du film (vraie locomotive, vraie gare) qui n’est nullement nécessaire.


 


 

Par contre, je dois à mon expérience de documentariste, le soin de mener une action exactement comme si elle était réelle, et par "action", j’entends tout : dialogues, gestes, scénario, accessoires.

Le film, matière à réflexion pour un spectateur-créateur

 

Un film doit, à mon avis, être une distraction.
Mais il peut provoquer des satisfaction plus profondes. Le film qui, en plus des émotions passagères, laisse, dans l’esprit du spectateur, une trace durable, celui-là est vraiment une œuvre d’art.

J’ai essayé de rester fidèle à un seul principe : que les conclusions d’un film soient laissées au spectateur.
J’essaye de fournir matière à réflexion de façon qu’il puisse se sentir créateur. Je crois en effet que les conquêtes de la réflexion personnelle sont durables et précieuses.

Le rire stoppé

 

J’ai toujours apprécié les œuvres d’art qui provoquent un rire sain. J’ai pu observer qu’il est bien plus difficile de provoquer le rire que la peur, provoquer l’épouvante, c’est très facile. Je pense d’ailleurs qu’il n’y a pas de drame ou d’émotion profonde sans le rire. Pour montrer une scène dramatique au public, il faut le préparer par une scène différente, drôle par exemple.

J’ai appliqué cette méthode classique pour la première fois dans Un homme sur la voie. La scène du conflit où Orzechowski gifle son aide, je l’ai fait précéder par une scène comique à la gare.

Dans Eroica (6), cette même méthode a été appliquée un peu différemment : le tragique et le comique sont mêlés dans une même scène, le spectateur est obligé de rire à la vue des paquets d’aliments dévorés par Szpakowski au milieu des éclats de rire de ses camarades. En même temps il est attristé par la vue de Zak, enfermé dans la caisse. Nous le plaignons mais nous rions à chaque instant des attitudes de ceux qui mangent. J’ai observé l’attitude du public : rires stoppés brusquement. En intensifiant les deux sentiments, on obtient l’émotion dramatique de la mort de Zak.


 

Dans De la veine à revendre (7), j’ai essayé d’élargir cette méthode sur un plus grand nombre de scènes qui sont à la fois comiques et tragiques. Je voulais provoquer une honte personnelle de pouvoir rire alors que nous sommes en présence d’événements tragiques. Créer une atmosphère d’inquiétude et d’émotion tragiques est un succès formel.


 

L’avenir de l’École polonaise

 

Dans les sociétés stabilisée depuis longtemps, on assiste soit à la mise en valeur des émotions subjectives personnelles, soit à une évasion vers des thèmes d’imagination pure.

Un point de vue rationnel, un effort pour voir le monde objectivement, peuvent nous défendre de ces extrémités, nous orienter vers une vie normale. Il faudra que naisse un genre de films qui, en un sens très général, mériterait le nom de "populaire"

Il me semble que de nouveaux problèmes nous attendent, des problèmes de morale et de mœurs. Les films élaborés avec Jerzy Stawinski (8) sont d’une époque bien définie. La méthode adoptée était alors bonne, plus maintenant. La matière nouvelle, les problèmes nouveaux exigeront une méthode nouvelle - je ne sais encore laquelle.

Nous fuyons souvent l’actualité pour nous tourner vers les grands événements d’un passé marqué par la guerre. C’est la voie de la facilité. Il est plus difficile en effet de dégager la vérité de faits actuels.

Le plus grand mérite de l’École polonaise est le fait qu’elle groupe des styles différents (comparez Wajda, Kawalerowicz, ou Kutz), voisins par les sujets non par la forme.
Les créateurs considèrent le spectateur comme une personne adulte, capable d’examiner des questions sérieuses. Il fut un temps où l’École polonaise parlait de l’héroisme et de la solitude, plus tard elle traitera d’autres sujets.

La collaboration avec l’acteur

 

Elle commence à partir du moment même on l’on choisit un acteur pour un rôle. Il y a deux principes :

* Le metteur en scène doit analyser le texte et imaginer le héros physiquement et moralement. Cela semble banal mais il est très important que, tout en lisant le texte, il puisse se faire une image concrète du personnage. Souvent la vision qu’il en a est en contadiction avec le texte. Il faut alors chercher un autre acteur.

* Il doit faire abstraction de ce que l’acteur envisagé a fait jusqu’alors, du type qu’il a créé. Il doit seulement le comparer à la vision qu’il a de son héros.


 

Une question se pose souvent, celle de savoir si on peut confier un rôle dramatique à un acteur de type comique. Il est difficile de généraliser, mais un acteur comique, du fait de sa richesse d’expression, peut jouer un rôle dramatique. Dans Eroica, j’ai confié un rôle tragique à Kazimierz Rudzki. (9) Son type psycho-physique convenait très bien et son esprit sarcastique était proche du caractère du film. Je lui ai confié ce rôle sans hésiter et sans répétition préalable.

Le travail prépare à l’improvisation

 

Il faut inciter l’acteur à prendre sa part propre de la création. C’est alors qu’ont lieu de grandes réussites.
Le metteur en scène doit le pousser à un travail de création active, choisir avec lui, parmi les nombreuses possibilités, celle qui lui convient le mieux et l’enregistrer sur le ruban magnétique. Cette méthode de travail n’exclut pas l’improvisation qui sera la somme des expérienes précédentes. Plus on a réfléchi et plus on est préparé à l’improvisation. Souvent l’acteur n’a retenu aucune des solutions et arrive "vide". Mais c’est alors qu’un seul geste, une seule situation, lui suggère la vraie formule. C’est le travail consciencieux qui prépare le climat de l’improvisation.

La plastique et l’action

 

Il faut, de la même façon, une collaboration étroite entre le metteur en scène et l’opérateur. Il ne faut pas que ce dernier soit seulement un exécutant. Ils doivent jouer l’un pour l’autre le rôle de catalyseur.

Le choix de la forme plastique dépend évidemment du sujet.
Dans De la veine à revendre, il y avait une action très riche. Il n’y avait pas de place pour la poésie du décor et il était plus important de transmettre chaque manifestation de la vie intérieure. Jerzy Lipman (10) n’a pas trouvé ici l’occasion de faire valoir ses possibilités plastiques. L’action était sans cesse au premier plan, pas un instant de répit qui puisse permettre au spectateur de contempler par exemple une scène de plein air.

La première partie de Eroica a été réalisée selon un principe analogue.
Il n’en est pas de même pour la deuxième partie où l’atmosphère est très condensée. La vue d’un décor détesté devait être soulignée par les éléments plastiques des prises de vues. Les gros plans (par exemple les prisonniers se promenant sur la place) devaient contribuer à rendre cette atmopshère monotone.
L’opérateur - Jerzy Wójcik (11) - a eu la possiblité de faire valoir ses dons. La tension dramatique demandait pour être exprimée, des procédés particuliers. Le détail même des plans, le dessin des têtes faisait un zigzag, puis le dessin s’apaisait, revenait aux lignes verticales, qui, on le sait, donnent une impression de paix.


 

Les meilleurs plans, à mon avis, sont ceux de la mort de Zak. La masse sombre du bâtiment qui occupe les trois quarts de l’écran, un fond très clair, sur lequel se dessine la tourelle du gardien. Le héros se tient à l’écart, puis marche face à l’écran. Il est fusillé, il tombe, le visage tourné vers la caméra, se retourne en plan rapproché, yeux vitreux.

Dans Un homme sur la voie, la question plastique était liée aussi au sujet. Un très beau paysage ferroviaire, la grosse masse de la locomotive, au loin l’éclat du rail, tout cela devait exprimer le chagrin de Orzechowski, qui, après le licenciement, doit s’en aller et quitter ce qu’il aime. Dans ce film nous avons soigné davantage le paysage.

Pas de règles

 

Il n’y a pas de règles, pas de principes immuables. Il existe, par exemple, une règle qui interdit, dans le montage, les sauts brusques. Or je les ai utilisés sciemment dans les Étoiles pour créer une atmosphère de peur

Dans Eroica, j’ai appliqué les deux procédés : montage coupé et prises de vues longues. Quand il fallait montrer la lenteur de la vie de camp, j’usais de prises de vues longues. Dans les scènes tourmentées, celle par exemple de la tentative d’évasion de Zak, j’ai employé le montage coupé traditionnel.

Propos recueillis par Stanislaw Janicki
Jeune Cinéma n°2, novembre 1964

* Cf. aussi : "La Passagère", par Krzysztof Winiewicz, chef opérateur du film, in Jeune Cinéma n°2, novembre 1964.

1. Stanisław Janicki, né le 11 novembre 1933, écrivain, journaliste et scénariste, critique et historien du cinéma. "Le métier de cinéaste. Entretien avec Andrzej Munk" (1961), Jeune Cinéma n°2, novembre 1964.L’entretien est un extrait de l’ouvrage de Wiktor Woroszylski, paru en 1964. Cf. infra.

2. Un homme sur la voie (Człowiek na torze, 1957). La Fédération Jean-Vigo a acquis les droits d’exploitation de De la veine à revendre en 1961 et ceux de Un homme sur la voie en 1963, à destination des ciné-clubs.

3. Paroles de cheminot (Kolejarskie słowo, 1953).

4. Les étoiles doivent briller (Gwiazdy muszą płonąć, 1954).

5. Les Hommes de la croix bleue (Błękitny krzyż, 1955).

6. Eroica (1958).

7. De la veine à revendre (Zezowate szczęście, 1960).

8. Jerzy Stefan Stawinski, scénariste (1921-2010).

9. Kazimierz Rudzki, acteur (1911-1976).

10. Jerzy Lipman, chef opérateur (1922-1983)

11. Jerzy Wójcik, chef opérateur (1930-2019).

 

Petite bibliographie

 

* Wiktor Woroszylski, éd., Autour de La Passagère de Andrzej Munk, Varsovie, 1964.

* Jeune Cinéma n°2, novembre 1964.

* Études cinématographiques n°45, Minard, 1965.

* Jerzy Plazewski, éd., L’Avant-Scène cinéma n°22, 1967.



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