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Smolders, Olivier (né en 1956) (e)
Entretien avec Lucien Logette & Bernard Nave (2008)
publié le dimanche 28 décembre 2014

Rencontre avec Olivier Smolders (né en 1956)
à partir de Nuit noire.

Jeune Cinéma n°321, décembre 2008

Cf. aussi La part de l’ombre. Notes sur l’œuvre d’Olivier Smolders.


Jeune Cinéma : Qui êtes-vous, Olivier Smolders ?

Olivier Smolders : C’est un vraie question ! Par prudence, prenons là par le sens le plus strictement biographique. Je suis né en 1956 à Léopoldville. Mon père, qui est sculpteur, était parti pour le Congo dans le cadre de la coopération pour donner des cours de céramique. J’ai connu très peu l’Afrique car je suis revenu à l’âge de quatre ou cinq ans. Comme j’ai une assez mauvaise mémoire, presque tout s’est effacé.

Mais ensuite les souvenirs ont été reconstruits à partir de ce que m’en ont raconté mes parents et des films 8 mm qu’ils avaient rapportés.
J’étais évidemment intrigué par cette terra incognita dont je venais. Je me suis reconstruit un Congo imaginaire à partir du musée de l’Afrique à Bruxelles, un musée très impressionnant que l’on voit dans Nuit noire. Je me suis plongé dans la littérature sur la colonie, les récits de Stanley, le journal que Gide a tenu au Congo.
Pour en revenir à mon parcours, j’ai fait des études de Lettres puis j’ai commencé à enseigner le français dans un lycée. Parallèlement, j’ai suivi une formation cinéma à l’Insas et commencé à réaliser des films.
Aujourd’hui, je donne cours à l’université de Liège, à l’Insas et dans un lycée. Ce voyage à travers des réseaux scolaires très différents, est plutôt stimulant car il oblige de prendre à chaque fois du recul, chaque public ayant son propre regard sur ce que vous racontez.

JC : Quelle a été pour vous la nécessité de passer au long métrage avec Nuit noire ?

O.S. : Je me suis passionné pour le cinéma lorsque mon père a commencé à m’emmener voir des films que je n’avais pas l’âge de voir et auxquels je ne comprenais rien. Ils me fascinaient et c’est peut-être pour ça que je fais parfois aujourd’hui des films auxquels une partie du public ne comprend pas grand chose mais qui, j’espère, le fascinent un peu.
À la fin de mes études, j’ai assez naturellement commencé par des courts métrages. Ce n’est qu’ensuite que je me suis rendu compte que les sujets que je traitais et, plus encore, les dispositifs que je mettais en place étaient assez liés à la nature même de formes courtes. Le court métrage permet de rester à l’écart des circuits médiatiques du cinéma. Vous y perdez en visibilité, en prestige, en moyens de production mais vous y gagnez une chose essentielle, la liberté.

Cela ne m’empêchait pas de prendre des notes pour des histoires qui auraient besoin de plus de temps pour s’épanouir. Un jour, un ami producteur m’a dit : "J’ai eu l’occasion de lire ton projet de long métrage. Pourquoi on ne le ferait pas ?".
Les bailleurs de fonds ne se sont pas bousculés au portillon, en raison du côté assez expérimental du film.
Finalement, le financement s’est monté en grande partie grâce à une aide aux nouvelles technologies. C’était un tournage difficile car on avait peu d’argent mais j’en garde un très bon souvenir. Je n’ai jamais eu l’impression que faire un long métrage c’était mieux que faire un court métrage.
Et comme je l’ai réalisé après dix films courts, et que ceux-ci tournaient toujours autour des mêmes thématiques, il y a des choses qui se sont retrouvées dans Nuit noire, et qu’on va retrouver encore dans le film suivant parce que, comme la plupart des réalisateurs, on gratte souvent la même blessure.

JC : Est-ce que le scénario vous est venu facilement ?

O.S. : Le scénario est passé par beaucoup d’étapes. Je retravaillais, je laissais tomber, je reprenais.
Il ne s’agit pas seulement d’étapes mais de films très différents dans leur esprit.
La Part de l’ombre contient le scénario d’Oscar et Marie Neige qui est une version antérieure de Nuit noire, mais en même temps qui en est très éloigné dans le propos comme dans la forme.
Quand il a fallu défendre un dossier, il a fallu donner au scénario une forme plus arrêtée.
Ensuite, au moment du tournage et surtout du montage, le récit a été à nouveau modifié.
Comme c’est une narration atypique, reposant en grande partie sur les phantasmes du personnage principal, tous les chemins de traverse étaient permis. Au risque de perdre un certain nombre de spectateurs en cours de route. Par manque des petits cailloux blancs sur le chemin. Ou parce que ce n’étaient que des miettes de pain que les oiseaux auraient mangées.

JC : Ce n’est pas un scénario classique. Comment avez- vous abordé la construction ?

O.S. : Comme je suis plutôt parti de l’idée d’un film à l’univers onirique, un peu cauchemardesque, j’ai commencé par écrire des scènes sans connaître le lien qu’il y aurait entre elles.
Beaucoup ont été imaginées isolément, par exemple les deux enfants avec la vache ou la scène avec l’homme loup.
Ensuite, pour éviter un film dépourvu de toute narration linéaire, j’ai construit un fil rouge qui se déviderait à partir de l’imaginaire de ce rêveur entomologiste.

En dernier lieu, je me suis imposé de répondre aux questions prescrites par les conventions narratives réalistes : Quel est son problème ? Comment va-t-il essayer de le résoudre ? Est-ce qu’il y arrive ou pas ?
J’ai alors tressé les éléments ensemble, tout en plaçant une à une les perles nécessaires pour qu’il y ait à la fin un collier qu’on puisse attacher autour du cou.

J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec des étudiants auxquels je montrais certaines étapes du montage en leur demandant : "Qu’est-ce que vous comprenez ?" Ça m’a permis de voir comment doser les choses pour que chacun puisse à la fois retrouver le fil rouge, et en même temps faire son propre chemin dans le film.

JC : Il y a un personnage qui dit : "Vos films, on n’y comprend rien".

O.S. : C’est une plaisanterie pour déjouer la critique.
En réalité, la situation est plus nuancée.
On ne comprend rien que dans la mesure où l’on veut tout comprendre. Le cinéma nous a trop habitués à ce qu’on doive toujours tout comprendre.
Mais si on accepte de laisser filer ce qu’on ne comprend pas, on n’a aucun souci. Pour moi le problème est ailleurs : comment captiver un spectateur par ce qui se passe à l’écran, même quand le récit lui lâche la main, devient mystérieux, ralentit son cours. Il y a des spectateurs qui sortent d’un film en reconnaissant n’avoir pas compris la logique du récit, mais ayant cependant été captivé par le film. Il faut qu’on sente qu’il y a une construction, une force cachée, une logique souterraine. C’est évidemment un pari difficile à tenir.

JC : Le film est sorti en Belgique. Comment a-t-il été accueilli ?

O.S. : La réception critique a été bonne dans l’ensemble, voire très bonne, malgré une vacherie ou l’autre.
Cela dit, en Belgique, la presse a tendance à défendre le cinéma d’auteur. Ce n’est pas très significatif en ce qui concerne la réception du film.
Quant au public lui-même, bien malin qui pourra dire ce qu’il en a pensé. Curieusement, c’est aux États-Unis, par le biais d’une édition DVD, que Nuit noire a suscité le plus d’intérêt, de textes critiques, de courriers.
Dans l’ensemble, je crois que le film a intrigué par son propos et étonné par la rigueur de sa forme. Certains spectateurs se sont aussi perdus puis endormis dans le labyrinthe. Tant pis pour eux si le Minotaure les mange au milieu de leur sommeil.

JC : Comment se fait-il que le film n’ait pas trouvé de distributeur en France ?

O.S. : Sur le fond, je ne sais pas.
L’un des handicaps, c’est, si j’ai bien compris, le fait que le film n’ayant pas la nationalité française, les distributeurs français ne pouvaient pas toucher des aides du CNC à la distribution. En tout cas, les distributeurs ont été frileux. Je salue le distributeur belge qui a été assez courageux pour mettre en salle un film avec lequel il ne pouvait guère espérer faire beaucoup d’entrées. Grâce à cela, Nuit noire a été visible en Belgique sur grand écran dans la plupart des grandes villes.

JC : Vous écrivez dans La Part de l’ombre : "L’émotion véhiculée par Mort à Vignole est en grande partie bâtie sur des lieux communs, touchants certes mais peu stimulants si l’on en juge d’après les aventures de l’esprit".

O.S. : Ah ! Oui ! J’ai eu quelques protestations de lecteurs qui considéraient que d’un revers de la main j’effaçais quelque chose que j’avais offert avec tant de cœur. Cependant, je défends ce propos parce qu’il y a dans Mort à Vignole des arguments que je trouve plus faciles, plus directement tournés vers le spectateur que dans la plupart de mes autres films, où j’ai plutôt tendance à le prendre à rebrousse-poil, à aller vers le côté râpeux de la vie.
Mort à Vignole est un film sur la nostalgie, sur le temps qui passe. Dire que les images des films de famille luttent contre le temps qui passe, contre la mort, c’est énoncer une banalité. Cela ne signifie pas que ce soit faux. Ni qu’on ne puisse exprimer ce lieu commun avec une émotion nouvelle. Mais en tous cas ce n’est pas aborder les choses sous un angle très singulier.

D’une façon générale, je ne trouve pas que les sentiments soient le meilleur chemin pour comprendre et avancer dans la vie.
En matière de cinéma comme en politique, les stimulations du cœur m’apparaissent très vite comme trompeurs.
Voyage autour de ma chambre, qui est une sorte de suite de Mort à Vignole, poursuit ce questionnement, non plus sur le temps mais cette fois sur l’espace.
Il n’évite pas davantage le lieux commun, le provoque même, au sens premier du mot, puisque, même s’il évoque des espaces très singuliers, c’est d’abord un film sur les lieux qui pourraient nous être communs.
Je ne renie pas du tout la démarche qui fonde ces deux films, la volonté de partage qu’ils manifestent. Mais je ne peux empêcher un vieux réflexe de défense qui me faire en même temps apparaître comme suspecte cette tentative de mettre le public de mon côté.

JC : Il y a dans vos films des phrases qui font tilt et qui amènent à se poser des questions sur l’ensemble de votre travail. Dans Pensées et visions d’une tête coupée il y a l’expression "la difficile conquête de la beauté". Est-ce que ce n’est pas le moteur de votre cinéma ?

O.S. : Oui, évidemment, mais qu’est-ce que la beauté ?
Mon père a construit sa vie autour d’une quête artistique, plutôt dans le registre de l’épure, du repli sur soi, dans la recherche de la densité de la matière.
Depuis tout petit, j’ai été entouré par ses sculptures et ses dessins qui racontaient cette recherche d’intériorité.
J’ai l’impression que j’ai cherché dans mes films quelque chose qui était du même ordre, une certaine ascèse, une rigueur, une économie.
Et en même temps, pour faire contrepoids, je me suis découvert très tôt une passion pour le kitsch, le mauvais goût, l’obscénité, la bêtise.

Mes films naviguent dans cette espèce de contradiction de motifs.
Adoration, par exemple, est un film à la fois esthétique et obscène.
Dans Voyage autour de ma chambre, je cite cette phrase de Baudelaire : "Ce qui est horrible est toujours beau".
Ce chassé-croisé entre noblesse et ignominie vient aussi de mes lectures.
D’abord Lautréamont et Sade quand j’étais adolescent, et puis Bataille évidemment et Blanchot, etc.
Quand j’étais jeune, j’étais passionné par le surréalisme français. Je dévorais tout, textes, peintures, sculptures, cinéma.
J’ai viré ma cuti plus tard, ayant trouvé que Breton était décidément trop pompeux. Je me suis alors passionné pour le surréalisme belge, où je me suis plus retrouvé, dans la rigueur de Nougé, ou dans l’humour pince-sans-rire de Scutenaire.

JC : Dans le rapport au surréalisme, il y a la part du bestiaire qui dans Nuit noire joue un rôle central.

O.S. : Je suis davantage fasciné par les visages, les corps, les attitudes, les mouvements que par les élans du cœur ou les parades de l’intelligence.
Ça ne s’explique pas.
Il paraît que les films animaliers sont, avec les films pornographiques, ceux qui ont le plus de succès à travers le monde.
Cela ne m’étonne pas.

Si on me dit "Tu peux filmer un singe pendant trois jours dans une pièce fermée, ou bien diriger une scène avec 200 personnes sur la grand place de Bruxelles", je choisis le singe tout de suite. Nous nous reconnaissons tous dans les animaux, c’est une évidence.
Quand on raconte une histoire avec une dérive fantasmatique de l’ordre des sensations, on retourne aussitôt dans des pulsions primitives : boire, manger, copuler, se transformer. Il n’y a pas besoin de pousser beaucoup pour que tous les réseaux, toutes nos ramifications internes se mettent à vibrer. À ce moment là, on n’analyse pas, on navigue à vue.

JC : Chaque court métrage est construit sur un dispositif. Comment avez- vous échappé à cette rigidité du cadre dans Nuit noire ? Pourquoi ce choix de la nuit ?

O.S. : Il y a une bonne et une mauvaise raison.
La mauvaise, c’est une raison économique. Certains choix formels découlent du manque d’argent : pas de mouvements d’appareil compliqués, pas de longs travellings, pas de grue, tout sur pied.
Par ailleurs, le fait de travailler en escamotant dans le noir une grande partie du décor, réduisait aussi les coûts.
La vraie bonne raison, c’est que j’étais très stimulé à l’idée de travailler sur une toile noire. L’idée de faire sortir des personnages petit à petit de la nuit, c’est quelque chose que je trouvais, dès le départ, émouvant. Je suis parti de cette idée que cet univers de formes et de couleurs n’aurait de vrai poids que s’il était issu d’une nuit très dense. Une page noire plutôt qu’une page blanche.

JC : Et ce besoin de donner un sous-titre à vos films - "film en forme de poire" pour L’Amateur  ?

O.S. : Le premier film que j’ai réalisé, c’est Neuvaine.
J’étais à l’époque étudiant à l’Insas. Nous avions un professeur que j’aimais beaucoup, Edmond Bernhard, un cinéaste qui n’a fait qu’une dizaine de courts métrages, presque tous des films de commande, qu’il a détournés et dont il a fait des films poétiques, de faux documentaires, qui sont des petites perles, avec un chemin tout à fait particulier, d’un film à l’autre, vers l’abstraction.
Son premier court métrage, Lumière des hommes, ne montre, littéralement, qu’une messe catholique. Cela devient très mystérieux.
Son dernier film s’appelle significativement Échecs. Sur un échiquier on voit les pièces se déplacer toutes seules, par animation, selon une succession de constructions mentales. Ce qui se passe alors à l’écran, avec ce simple jeu d’échecs, c’est un film de guerre et d’amour formidable.

J’étais très admiratif de son œuvre et des cours socratiques qu’il nous donnait.
Dans un de ses divagations, il a déclaré un jour : "On sent toujours dans les films qu’ils sont faits pour les gens. Pourquoi on ne ferait pas des films pour les objets ?".

C’est donc pour lui rendre hommage que j’avais mis "film pour amuser les chaises" pour Neuvaine.
Ensuite me suis pris au jeu. La série étant commencée, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Les sous-titres apportent une touche ironique au propos du film, un faux air de ne pas y toucher.

JC : Vous montrez souvent le dispositif filmique comme dans Adoration. Peut-être encore plus dans Nuit noire avec le personnage qui se met à filmer. On ne peut pas s’empêcher de penser au personnage du Voyeur, de Michael Powell, même si la caméra n’est pas ici une arme fatale. Pourquoi cette envie de mettre en abyme votre propre démarche ?

O.S. : On dit parfois d’un art, quand il est à bout de souffle, à bout d’imagination, qu’il ne peut rien faire d’autre que se retourner sur sa propre pratique.
Dès le départ, pour moi, filmer, prendre une caméra, c’est un acte qui n’est pas du tout évident, que je trouve extrêmement violent, ambigu dans le rapport qu’on a au monde et dans le rapport qu’on a aux autres.
En même temps extrêmement troublant, de l’ordre du rapport érotique que l’on peut avoir avec les choses.
Et donc, il ne m’étonne pas que, régulièrement, j’aie mis une caméra dans mes films, ou des personnages qui filment, ou une voix off qui parle de ce que cela signifie filmer quelqu’un.
C’est quelque chose qui m’interpelle. Mes films sont davantage des manières de me poser des questions que des réponses aux questions que l’on me poserait. Intuitivement, je tourne autour de ce rapport obscur au monde qu’on a quand on tient un appareil photographique ou une caméra en main.
Dans Voyage autour de ma chambre, je questionne les films qu’on fait quand on voyage, en vacances, sur la raison de ces images, sur leur pertinence.

JC : Il me semble que vos films sont une recherche de l’épure jusqu’à arriver à ce qui est l’essentiel pour vous et qui devient un moment aveuglant pour le spectateur, un éblouissement.

O.S. : C’est une espèce de balancier que j’essayais de décrire tout à l’heure entre d’une part une vision idyllique de l’ascèse, d’autre part un penchant certain pour la faute de goût.
Au bout du compte, j’ai le sentiment que souvent, j’ai tendance à verrouiller d’autant plus l’esthétique que, sur le propos ou dans le contenu, j’ouvre les portes de l’impureté, de l’inconvenance.
Formellement, mon idéal esthétique va plutôt vers les films de Bresson.
Mais en même temps, j’ai été captivé par exemple par Hitler, un film d’Allemagne de Syberberg à cause du trouble d’une esthétique très kitsch, et d’un propos qui flirte avec les forces du Mal.
Ça nous ramène à une proposition très bataillienne du rapprochement à la fois scandaleux et fascinant entre les choses nobles les choses ignobles.
C’est peut-être là le privilège de l’art : pouvoir questionner sans détour le lien entre esthétique et éthique.
Et pour oser affronter la violence, c’est bien le minimum de prendre les précautions d’usage dans la forme.
Si Sade est resté jusqu’à nous, c’est parce qu’au moment où il prend le risque du fantasme de l’ignominie, il le fait dans une langue imparable et avec un humour déroutant.

Propos recueillis par Lucien Logette et Bernard Nave
Centre Wallonie Bruxelles, Paris, septembre 2008

Jeune Cinéma n°321, décembre 2008

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