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Chère Léa (2019)
de Jérôme Bonnell
publié le mercredi 15 décembre 2021

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 15 décembre 2021


 


À propos de Jérôme Bonnell et de son film La Dame de trèfle, nous écrivions il y aura bientôt douze ans (1) : "Quatre titres au compteur en huit ans, quatre bornes qui délimitent un univers cohérent dont la petite musique ne doit qu’à lui-même, Jérôme Bonnell est un des auteurs du jeune cinéma français sur lequel on peut parier sans trop de risques. En outre, garantie d’une pensée honnête, il n’a pas "la carte", aucun de ses films n’a été encensé par cette partie de la critique pâmée qui fait les réputations parisiennes." Il suffit aujourd’hui de changer quelques chiffres, mais rien quant au fond. Hormis le fait que l’auteur ne fait plus tout à fait partie du" jeune cinéma français" (il est né en 1977), sa petite musique est toujours aussi particulière et il n’a toujours pas la carte.


 

Cette musique tient à plusieurs éléments : une ambition bien délimitée - pas de "grands" sujets -, une narration en demi-teinte - à l’exception de La Dame de trèfle (2009), et de sa violence en milieu clos -, une description des personnages qui paraît se cantonner aux apparences, mais qui, entre moments suspendus et épiphanies minuscules - Le Chignon d’Olga (2002), ou Les Yeux clairs (2005) -, dévoile des infra-mondes, comme dans l’ultime séquence de J’attends quelqu’un (2006), avec ses deux protagonistes, Jean-Pierre Darroussin et Florence Loiret-Caille, assis côte à côte, immobiles, porteurs d’une vibration sans pareille. Si ses premiers films jouaient sur la choralité et la durée, Jérôme Bonnell a peu à peu choisi de réduire la temporalité - évolution des sentiments à moyen terme - Le Temps de l’aventure (2013) -, situations tordues de marivaudage, vite dénouées - À trois on y va (2015). (2)


 


 

Cette fois-ci, on est dans le réel immédiat, même si, comme toujours chez lui, le réel est miné. Dans l’ici - un bistrot d’un quartier populaire -, et le maintenant - quelques heures, entre le coup de feu des petits déjeuners et l’heure de l’apéritif. Le héros, en rupture avec son épouse, vient visiter son ex-maîtresse au petit matin, troquant croissants et brioches contre une étreinte physique rapidement conclue, avant de se faire renvoyer au passé et de se retrouver au café d’en face, d’où il va surveiller la traîtresse et lui écrire ce qu’il a sur le cœur. L’argument est mince et n’éveillerait que peu d’échos si son orchestration n’était pas conduite avec une si étonnante sûreté.


 


 

Car cette simplicité se nourrit progressivement de détails qui approfondissent les personnages, sans lourdeur aucune. Grégory Montel, enfin dans un premier grand rôle d’amoureux éperdu et obsessionnel, fait oublier son comportement d’abord pénible de mâle dominant et devient peu à peu pathétique, remis à sa place par une Anaïs Demoustier aussi remarquable qu’à l’accoutumée, et traité comme un enfant par sa femme, entrevue à l’autre bout de la ville, lors de la seule séquence hors du café - en quelques plans, Léa Drucker esquisse un arrière-monde qu’elle rend émouvant sans aucun effet. Jérôme Bonnell a toujours su extraire le meilleur de ses acteurs.


 

Et Grégory Gadebois campe un étonnant patron de bistrot, intelligent, attentif et philosophe. C’est lui le deus ex machina du film, régnant derrière son comptoir, gérant les situations, canalisant patiemment les gesticulations de Grégory Montel, récupérant les pages enflammées écrites puis abandonnées par celui-ci.


 


 

C’est lui aussi qui va, sa sœur aidant (l’excellente Nadège Beausson-Diagne), le sortir du gouffre qu’il a lui-même creusé au long de la journée. On sait l’acteur capable d’occuper massivement tous les rôles, agriculteur ou chef d’orchestre. Il incarne ici un cafetier comme on n’en avait pas vu d’aussi juste depuis Le Café du Cadran de Jean Gehret (1947), englué dans les rythmes quotidiens, jusqu’à nous faire ressentir la chaleur du percolateur ou l’odeur du plat du jour (endives-jambon).


 


 

Ce n’est pas seulement un bistrot, c’est tout un coin de rue que Jérôme Bonnell récrée, un petit monde populaire vu à travers les vitres du troquet : la boulangerie, les clients qui vont et viennent, la voisine d’en face, accablée d’un fils sévèrement atteint qui ne pense qu’à la tuer (et qui y parvient presque), le visiteur (son nouvel amant ?) de Anaïs Demoustier, la succession d’événements minuscules qui tissent la vie d’un quartier.


 


 

C’est un film immobile, où il se passe toujours quelque chose, traversé par le désir, l’angoisse et la tendresse, où la violence de la vie est constamment sensible, même si elle n’éclate que par bouffées, le temps d’une empoignade ou d’une diatribe. Acteurs dirigés au petit point, dialogues incisifs, chorégraphie des situations, précision des cadrages : décidément, Jérôme Bonnell n’a pas perdu la main. On souhaite ne pas devoir patienter cinq années pour découvrir son prochain film.

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Dans La Quinzaine littéraire n°1006, 1er janvier 2010.

2. À trois on y va de Jérôme Bonnell (20015).


Chère Léa. Réal, sc : Jérôme Bonnell ; ph : Pascal Lagriffoul ; mont : Julie Dupré ; mu : David Sztanke. Int : Grégory Montel, Grégory Gadebois, Anaïs Demoustier, Léa Drucker, Nadège Beausson-Diagne, Pablo Pauly (France, 2019, 90 mn).



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