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Neang, Kavich (né en 1987) (e)
Entretien avec Nicole Gabriel (2021)
publié le mercredi 22 décembre 2021

Rencontre avec Kavich Neang

à propos de White Building (2021)
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Jeune Cinéma : Vous venez du documentaire ?

Kavich Neang : Oui, en effet. J’ai étudié le cinéma avec David Chou pendant six mois. Et c’est David qui m’a introduit au Centre Bophana où Rity Panh enseigne le documentaire.


 

J.C. Dans White Building, qui est votre première fiction, vous mêlez des scènes enregistrées sur le vif à d’autres qui sont mises en scène et reconstituées.

K.N. : White Building est un film sur mes souvenirs. Je tente d’y évoquer les images que je voyais. Mais j’ai également utilisé les rushes de mon film précédent, Last Time I Saw You, You Were Smiling. Il s’agit d’images "documentaires", prises à l’intérieur du White Building, dans l’urgence, une semaine avant le début des travaux de démolition. J’ai gardé les scènes où l’on voit des gens en train de dormir, d’autres faisant leurs bagages, des vues sur les appartements vides. Le plan d’ouverture pris d’un drone date de cette époque. Le reste est fictif.


 


 

J.C. : Vous avez tourné dans l’ancien Institut Pasteur et au Bloc TanPa ?

K.N. : J’ai tourné à l’intérieur de l’Institut Pasteur tandis que le Bloc TanPa a été filmé de l’extérieur. Le défi étant de recréer un second White Building à partir de deux immeubles datant de la même époque. Le sujet du film étant cette recherche de mémoire.

J.C. : Quel a été pour vous le bénéfice du passage à la fiction ?

K.N. : Le documentaire précédent était intuitif. Il n’avait d’ailleurs pas de plan. C’était une course contre la montre où il fallait filmer avant la disparition. La fiction m’a permis de prendre du recul et d’exprimer mon propre point de vue. Comme si ce moyen m’offrait une seconde chance de voir les lieux. C’est littéralement une recréation.


 


 

J.C. : Pouvez-vous nous en dire plus sur les relations familiales dans le film ? On sent un fossé entre les générations. Mais le garçon est extrêmement respectueux et attaché à son père, tandis qu’avec la fille, il semble y avoir un conflit.

K.N. : Dans la société d’où je viens, la femme doit tenir son rôle. Une fille ne doit pas sortir le soir, mais rester à la maison. Dans ce film, j’ai voulu de donner la parole à la femme. Et je l’ai montrée un peu plus forte que celles que je vois quotidiennement. Dans les assemblées, les femmes étaient nombreuses et prenaient une part active aux débats. Sans doute aussi parce qu’il s’agissait de préserver le foyer.


 


 

J.C. : Le père est une figure impressionnante. Sithan Hout est un grand acteur.

K.N. : Le rapport père-fils est inspiré de ma propre expérience. Je suis très proche de mon père. Mon père, comme le personnage incarné par Sithan Hout, est également tombé malade peu de temps avant notre expulsion.

J.C. : Le souvenir du premier déplacement forcé n’y est sans doute pas étranger.

K.N. : Oui, on peut parler d’une réactivation de l’expérience traumatique. La première fois, il avait été déporté par les Khmers Rouges. Cette fois, il est forcé de partir à cause des promoteurs japonais. Il y a un parallèle. J’ai appelé cette partie centrale du film "la maison des esprits". Les parents sont hantés par le passé, mais ne sont pas en mesure d’en parler à leurs enfants, de s’ouvrir à eux. Cela ne correspond pas à leur culture. Tandis que la génération actuelle pose des questions.


 


 

J.C. : On a lu qu’il y a des jeunes au Cambodge qui ne peuvent pas croire qu’il y ait eu une extermination de masse. Et qui demandent des preuves.

K.N. : Quand j’étais à l’école, on nous parlait bien des Khmers Rouges. Mais, à mon avis, jamais en profondeur.

J.C. : Comment se fait-il que vous ayez appelé la compagnie que vous avez créée Anti-Archive ?

K.N. : J’ai cofondé fondé cette compagnie en 2014 avec deux amis : David Chou, un Franco-cambodgien dont les parents avaient quitté le pays avant 1975, et Steve Chen, qui est lui un Américano-cambodgien. Quand on parlait du Cambodge, on se demandait ce que ce nom évoquerait pour un étranger. Il l’associerait automatiquement à Khmer rouge, à Pol Pot, à violence. Notre génération est piégée par ce passé. Piégée par ces mots-là. Parler d’Anti-Archive signifie pour nous repenser le passé. Pour prendre de la distance par rapport à l’horreur et pouvoir avancer.


 

J.C. : Vous travaillez avec une équipe internationale. Votre talentueux directeur de la photographie, Douglas Sok, est américano-coréen ; votre coscénariste, Daniel Mattes, est français ; votre monteur, Félix Rehm, également. Quel effet cela a-t-il sur votre travail ?

K.N. : Un effet positif. Quand on travaille dans un collectif, on est bombardé de questions. Au début, à dire vrai, j’étais un peu perdu. Et je me demandais ce que je voulais. Mais je me suis rendu compte que toutes ces questions m’aidaient à préciser le sens que je voulais suivre.

J.C. : Quels sont les cinéastes qui ont exercé une influence sur vous ?

K.N. : Le cinéma asiatique ! Jia Zang-ké, bien sûr, qui a coproduit White Building. Je citerais aussi Abbas Kiarostami, Hou Hsiao-hsien, Apichatpong Weerasethakul. Voilà les cinéastes qui ont eu beaucoup d’influence sur moi et dont j’aime vraiment les œuvres.

Propos recueillis par Nicole Gabriel, le 21 décembre 2021
Jeune Cinéma en ligne directe

* White Building (Bodeng Sar) de Neang Kavich (2021).


White Building (Bodeng Sar). Réal : Neang Kavich ; sc : N.K., Daniel Mattes ; ph : Douglas Seok ; mont : Félix Rehm ; mu : Jean-Charles Bastion. Int : Piseth Chhun, Hout Sithorn, Chinnaro Soem, Sovann Tho, Jany Min, Ok Sokha (France-Chine-Cambodge, 2021, 90 mn).



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