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Olmi, Ermanno (1931-2018)
Une œuvre (de 1959 à 1987)
publié le lundi 7 mai 2018

À la recherche de Ermanno Olmi (1988)
Festivals de La Rochelle et d’Annecy 1987

par Anne Kieffer
Jeune Cinéma n°186, février-mars 1988

Cf. aussi : Entretien avec Andrée Tournès (2004).


 


En 1987, le festival de La Rochelle (en juillet) et les rencontres d’Annecy du cinéma italien (en octobre) ont rendu hommage à Ermanno Olmi. Deux points de vue complémentaires, le même texte Vive Olmi de Tullio Kezich, présente le cinéaste sur chaque catalogue. Si plusieurs longs métrages d’Olmi ont été montrés à La Rochelle, en 1975 et en 1976, dans la section "Le Monde tel qu’il est", Jean-Loup Passek nourrissait, depuis plusieurs années, le projet d’un hommage complet en sa présence. En 1987, c’est chose faite, malheureusement sans Olmi retenu par un tournage : Dix longs métrages, éclairés grâce au concours de Mario Brenta, cinéaste du collectif cinématographique Ipotesi Cinema, fondé par Olmi en 1982, à Bassano del Grappa.
À Annecy, dans la rétrospective quasi-intégrale proposée par Christian Depuyper et Jean A. Gili, on a pu voir ses courts métrages et ses émissions télévisuelles.


En 1959, avec La dolce vita, preuve est faite d’une possible coupure avec le néo-réalisme et d’une renaissance du cinéma italien. En plein boom économique et sous l’effet stimulant de la Nouvelle Vague, aux côtés d’Antonioni, Bolognini, Fellini, Monicelli, Risi…, de jeunes cinéastes prennent confiance et se lancent dans la réalisation. Citons De Seta, Rosi, Petri, Ferreri et Olmi.

Né en 1931 à Bergame, Ermanno Olmi grandit à Milan. À 16 ans, il devient petit employé à la Edison Volta (société productrice et distributrice d’électricité). On l’y charge des activités de loisirs et on lui confie une caméra de 16 mm. Comme L’Amator de Kieslowski, c’est sur le tas qu’il découvre la force du cinéma. Au sein de la section cinéma Edison Volta, il se spécialise dans le court métrage documentaire.

Le documentaire, et ce qui s’ensuit

Avec une caméra 35 mm (Edison Volta a les moyens), il filme les chantiers d’équipement hydro-électriques de l’Italie du Nord et en particulier de la Lombardie.

Chantier d’hiver, Ma vallée, La Patrouille de San Giacomo, Trois filins jusqu’à Milan, Un mètre en vaut cinq, chantent le travail bien fait, l’harmonie entre le savoir manuel et la précision de la machine, sans distance, dans l’esprit constructiviste des années 20, à la fois pour la plus grande gloire de Edison Volta et par conviction personnelle.En effet, pour Olmi, la montagne aménagée par l’homme est source de progrès. Sur les pylônes d’acier, les plateformes de travail, l’éloquence muette des travailleurs domine la beauté de l’acier et des câbles électriques. Et comme L’Amator de Kieslowski, il réalise un premier long métrage en détournant son contrat.


 

Le temps s’est arrêté (Il tempo si é fermato) (1959)
 

Le film est construit à partir d’un tout petit sujet et avec des acteurs non-professionnels. Un contretemps météorologique empêche le retour à la vallée du jeune Roberto Seveso et l’oblige à rester près du vieux Natale, gardien d’un barrage en construction. Cohabitation obligatoire rythmée par les repas, les inspections de sécurité et les temps libres selon les habitudes du vieux Natale.
Silence de la montagne rompu par le bruit sourd des avalanches et par l’impétuosité du vent. rencontre de deux hommes, de deux générations, de l’expérience et de l’inexpérience dans le respect du silence et dans la complicité d’une conversation en pointillé.
La photographie noir et blanc de Carlo Bellero et la plasticité des cadrages restituent un sens de l’espace époustouflant, grandiose, semblable à celui des espaces glacés de William Van Dyke.
La délicatesse de la mise en scène - dialogues peu écrits, parlés en bergamasque par deux acteurs non-professionnels - rappelle la démarche de Flaherty dont Olmi se sent proche.

Avec Le temps s’est arrêté, on est dans le cinéma de l’épure et la plupart des thèmes chers à Olmi y sont déjà.
Que ce soit le rapport à l’espace, la fascination de la montagne et la symbolique qu’elle représente, on y sent le poids du silence, oxygène vital de l’homme et l’intensité des rencontres humaines. Cinéma descriptif empreint de pudeur.

Ce film si beau passe inaperçu, l’heure n’est pas à une caméra-œil, posée sur le monde du travail.


 

Il posto (L’Emploi) (1961)
 

Décidément soucieux de reproduire la réalité sans la commenter, Olmi réalise ensuite Il posto .
Un jeune campagnard, Domenico, descend à Milan, passe plusieurs tests pour entrer dans une grande entreprise. Admis, il s’installe petit-à-petit dans la grisaille quotidienne de la vie d’employé de bureau. Olmi sait de quoi il parle. Ce jeune pusillanime sera englouti par l’absurdité de la machine travail. Film en demi-teinte. Que ce grand dadais devienne rond-de-cuir et gratte-papier à vie est l’histoire ordinaire d’un destin ordinaire et c’est triste à mourir.
Certes, on invoque Kafka, Gogol, mais la pesanteur existentielle qui écrase Sandro Panzetti (Domenico) annonce le climat des films de Jiri Menzel, de Joseph Killian, de Pavel Juracek. Olmi montre de l’intérieur une facette peu reluisante du boom économique italien.

Présenté au festival de Venise, Il posto est accueilli avec enthousiasme.
Primé par la critique internationale, le film révèle Olmi en Italie et hors d’Italie.
Seule la critique de gauche imprégnée de marxisme vitupère et lui reproche "un mépris de l’être humain d’autant plus dangereux qu’il en est inconscient" (J.P. Torok, Positif n°43). Comble de l’horreur, Il posto a reçu le prix de l’Office catholique (OCIC).

Il faut dire qu’à cette époque dans le bouillonnement du cinéma, la critique est engagée, à droite comme à gauche. On y trouve un courant existentialiste chrétien, un courant existentialiste athée, et un courant marxiste. D’autre part, 1961 en Italie est l’année de tous les espoirs et de toutes les ruptures cinématographiques.
Rupture dans la dramaturgie filmique (L’Éclipse), dans la représentation aseptisée de l’histoire récente (Une vie difficile) et dans le silence complice des maux du Mezzogiorno (Salvatore Giuliano). On comprend pourquoi une critique boude Olmi "néo-réaliste attardé" et "chantre de la résignation".

Les Fiancés (I fidanzati) (1963)

En 1963, Les Fiancés confirme l’investigation de Il posto.
À cause de difficultés matérielles, Giovanni, ouvrier qualifié, quitte Milan et sa fiancée Liliana pour aller travailler en Sicile et gagner plus d’argent. Dépaysé, en proie à l’isolement, il répond à la première lettre de Liliana. Ainsi se tisse entre eux un lien épistolier qui les rapproche.
Ici, Olmi montre l’utopique insertion d’un Italien du Nord en Sicile et l’échec sur le plan humain du Mezzogiorno patronné par le Nord. Giovanni découvre un Sud sous-équipé, pauvre, où les immeubles-casernes voisinent avec les taudis.
On retrouve, dans Les Fiancés, l’écriture de Il posto, mais le film est moins abouti. Olmi est plus à l’aise pour décrire la solitude de Giovanni que ses démêlés sentimentaux.
Avec Les Fiancés, la critique de gauche reste féroce et trouve qu’après Rocco et ses frères le film fait pâle figure.
Raymond Borde lui reproche "une lenteur zavatinienne". Il taxe Olmi de "chien de garde du miracle économique" et lui oppose la force accusatrice de Pelle viva (Écorché vif) de Giuseppe Fina (Positif n° 54-55). Au sein de la même revue, le jugement de Paul-Louis Thirard est plus nuancé et moins expéditif. Quant à Giofredo Fofi, dans un article d’ensemble "La comédie du miracle", il tient Olmi pour un grand réalisateur (Positif n° 66).

Et vint un homme (E venne un uomo) (1965)

En 1965, Et vint un homme est jugé unanimement comme un faux pas. C’est encore vrai aujourd’hui [i.e. en 1988]. Ce film sur la vie de Jean XXIII - le pape de l’aggiornamento - après un échec commercial retentissant, oblige Olmi à faire une pause.

Retour au documentaire

Il se tourne alors vers la télévision et réalise des documentaires historiques pour la RAI de 1967 à 1973, en collaboration avec Corrado Stajano.

Parmi ces documentaires, La Naissance d’un maquis (Nascita di una formazione partigiana) (1973) est une contribution personnelle à la restitution d’un moment héroïque de mémoire collective.

À partir du journal de Dante Livio Bianco, Guerra partigiana, et de l’introduction de Nuto Revelli, auteur de La Guerre des pauvres, Olmi reconstitue la lutte de la brigade Italia libera du parti d’Action de la région de Cuneo, après l’armistice du 8 septembre 1943 et y ajoute d’autres faits de guerre.
Tout est rejoué, le spectateur est guidé par la voix d’un lecteur qui énonce les faits qu’Olmi met en scène, dans la paysage alpin de Cuneo et avec des acteurs non professionnels. Ainsi les brigadistes sont les jeunes militants du groupe Lotta continua de Cuneo.
Le massacre de Boves (un autre Oradour) commandité par le commandant allemand Peifer, est entièrement reconstitué avec les gens du coin.
Attentif au réel et à la multiplicité de ses facettes, Olmi montre la résistance contre l’envahisseur et le combat pour établir les bases d’un nouvel ordre politique. La caution historique de Nuto Revelli et la force humaniste de Olmi font de Naissance d’un maquis un témoignage nécessaire sur l’histoire des héros anonymes de la Résistance de Cuneo.


 

Le "68" de Olmi

Au temps de la révolte des "jeunes en colère" de la contestation radicale de 68, Olmi réalise quatre films, quatre constats sur l’absence d’amour et d’amitié dans une société où triomphe la loi du profit.

Un certain jour (Un certo giorno) (1969)
 

Bruno, cadre publicitaire, bascule dans le doute à la suite de la mort d’un paysan qu’il a renversé en voiture. Hanté par cette mort, il fait le bilan de sa vie, devient autre et se rapproche de sa femme et de ses enfants. Las, fatigué, chaque soir, désormais, il s’endort sur l’épaule de son épouse devant la télévision. Sans commentaire.

L’Or dans la montagne (I recuperanti) (1970)
 

Dans cette noirceur olmienne, c’est une fable, un retour à la rencontre initiatique d’un vieil homme et d’une jeune démuni qui risquent leurs vie en déterrant les armes et les obus enfouis à la frontière autrichienne pendant la Grande Guerre. Ironie du sort, les armes de mort sont le trésor des montagnes.


 

Durante l’estate (1971)
 

C’est une autre version de Il posto. La fantaisie n’a pas droit de cité dans le travail.


 

La cicostanza (1974).

Il s’agit de la chronique estivale d’une famille bourgeoise, où les destins se croisent sans se rencontrer. Chacun suit son bonhomme de chemin : le père se recycle, la mère bronze ou visite à l’hôpital un jeune motocycliste qui a été renversé sous ses yeux, la fille attend l’amour et le fils, Tommaso, construit des machines mécaniques enfermé dans sa chambre. La naissance d’un petit-fils est un court temps de rapprochement. Chacun retrouve ses obsessions, sauf Tommaso qui prend rendez-vous avec l’amour. Film glacial et désespéré.

Loin de la politique politicienne, des certitudes idéologiques, Olmi, fidèle à lui-même, décrit la mystification du miracle économique chez les pauvres et chez les bourgeois, sans jamais prendre parti.
Il se met en marge des démarches créatrices de Bellocchio et de Petri par exemple. Le désarroi de cette génération en face de l’utopie de 68 ne le concerne pas. Veut-il s’en protéger ? Ne comprend-t-il pas les jeunes comme le dit Visconti (1) ? S’en est-il jamais expliqué ? En leur temps, ses films passent inaperçus, seul le festival de La Rochelle les programme en 1975 et 1976, permettant ainsi une sortie commerciale de Un certain jour.


 

La notoriété

L’Arbre aux sabots (L’albero degli zoccoli) (1978)
 

Il faut attendre le succès international de L’Arbre aux sabots, palme d’or du festival de Cannes 1978, pour que les films dOlmi sortent ou ressortent en France. La critique s’accorde désormais à le louer unanimement. Autres temps, autres mœurs !

Attaché à la terre par ses grands-parents, Olmi recrée dans L’Arbre aux sabots, la vie quotidienne des paysans bergamasques à la fin du 19e siècle, selon leurs propres rapports à la nature, aux objets et aux travaux.
Si la vérité des gestes existe, si la topographie des lieux est respectée et si les acteurs (tous paysans) parlent peu et juste, il n’en reste pas moins vrai que cette fresque paysanne pêche par son passéisme. La résignation est une vertu paysanne. Olmi honore sans doute un pari fait il y a longtemps avec lui-même en souvenir des récits de ses grands-parents.


 

Cependant quand il compose L’Arbre aux sabots, il est plus cinéaste citadin (même s’il s’en défend) que paysan. Selon sa version, la paysannerie bergamasque est chargée de valeurs fantasmées, idéalisées, imposées par le décalage temporel et la surimposition des récits oraux de son enfance. En 1978, on revient aux valeurs culturelles de la terre revendiquée par le mouvement hippie et les combats régionalistes.
Anti 1900 [Bertolucci], aussi émouvant mais moins dialectique que Padre Padrone [Taviani], L’Arbre aux sabots sacralise le rapport du paysan à la terre et conforte la nostalgie d’une culture paysanne d’un patrimoine perdu.

Milan 83 (Milano 83) (1983)
 

Milan 83 est le portait très personnel de la ville d’Olmi.
En hiver, Milan vibre de travail et dégouline de richesses. C’est un parcours de rues, de quartiers en fonction d’humeurs retrouvées. Film brillant, presque formaliste avec des moments qui rappellent le néo-réalisme par les instantanés sur des scènes de rue - symphonie d’une grande ville qui n’a pas plu au maire et aux dirigeants de la capitale lombarde.


 

À la poursuite de l’étoile (Cammina-cammina) (1983)
 

La même année, comme à l’accoutumée, À la poursuite de l’étoile est tourné sans acteurs professionnels.
Ce voyage initiatique du vieux Mel et de son assistant, le jeune Rupo, à la recherche de la crèche, est une migration vers le divin dont bien des points restent ambigus. Pourquoi la foule en haillons est-elle niaise et sans agressivité ? Contre les clercs ou contre les intellectuels - manipulateurs de foule - Olmi règle-t-il des comptes et pourquoi ? Dans ce film déroutant, le jeu émerveillé du jeune Rupo sauve bien des scènes.
Présenté hors compétition à Cannes 1983, À la poursuite de l’étoile plaît peu et fait un retentissant flop commercial en Italie. Olmi se retire sur le plateau d’Asiago.

Retiré à Adiago et solitaire dans sa vie, Olmi est soucieux d’aider les jeunes à faire du cinéma comme le justifie l’atelier de Bassano del Grappa (2).
Solitaire dans sa démarche créatrice - utilisation constante d’acteurs non-professionnels, conception d’un cinéma artisanal - Ermanno Olmi refuse le cinéma politique au service d’une cause particulière. Il est le cinéaste des destins modestes, le peintre de la vie de tous les jours.

Le temps s’est arrêté et Il posto sont de purs chefs-d’œuvre.
Attentif à tout ce qui est fragile chez l’être humain, il capte le silence comme peu savent le faire.

L’absence du réalisateur à La Rochelle et la discrétion même de son œuvre laissent beaucoup de questions sans réponse.
Au festival de Venise 1987, Lunga vita alla signora reçoit un très bon accueil.
Olmi nous reste encore un peu mystérieux (3).

Anne Kieffer
Jeune Cinéma n°186, février-mars 1988

1. Laurence Schifano, Luchino Visconti, les feux de la passion (Librairie Académique Perrin, 1987) (Champs Contre-Champs - Flammarion, 1989). Grand Prix de l’Académie française. Visconti. Une vie exposée (Folio Gallimard, édition revue et augmentée, 2009.

2. Note de Jacques Chevallier dans Jeune Cinéma n°220, février-mars 1993 :
Une quinzaine d’articles ont été réunis par Michel Estève dans le numéro 187-193 de Études cinématographiques consacré à Ermanno Olmi.
Quelques vues d’ensemble - de Christian Depuyper ("Un cinéaste solitaire"), de Michel Serceau ("L’Héritage néo-réaliste"), de Franck Curot ("Le réalisme") - chapeautent les analyse détaillées des films sortis en France.
À qui s’ajoutent un texte de René Prédal sur Milano 83 et un autre de Aldo Tassone sur Ragazzo della Bovisa, une série de télévision qui ne fut pas réalisée.
Une part importante de l’œuvre de Olmi - les documentaires, décisifs dans sa formation, tournés durant les années 50 pour la société Edison Volta restent à explorer. Filmographie minutieuse (C. Depuyper) pour compléter cet ensemble critique, le premier consacré en France à l’animatore du groupe Ipotesi Cinema, à Bassano del Grappa.

3. Après 1987, Olmi a réalisé : La Leggenda del santo bevitore (1988) ; Il Segreto del bosco vecchio (1993) ; La creazione e il diluvio (1994) ; Il Mestiere delle armi (2001) ; Cantando dietro i paraventi (2003) ; Tickets (2005) ; Centochiodi (2007)  ; Il Villaggio di cartone (2011).



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