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Fermer les yeux (2023)
de Victor Erice
publié le mercredi 16 août 2023

par Francis Guermann
Jeune Cinéma n°424-425, septembre 2023

Sélection officielle Cannes Première du Festival de Cannes 2023

Sortie le mercredi 16 août 2023


 


Le très rare Victor Erice sort enfin un nouveau film. Son dernier long métrage, Le Songe de la lumière, Prix du jury à Cannes, datait de 1992. Depuis, il s’est aventuré vers d’autres formes de cinéma, courts et moyens métrages, films collectifs, séries documentaires et même expositions. C’est donc un événement que la sortie de Fermer les yeux, tant ce réalisateur d’importance, auteur du merveilleux Esprit de la ruche en 1973, occupe une place à part dans la cinématographie espagnole et européenne (1). Il prend son temps (2h 49 min) et nous offre une belle et lente variation sur le temps qui passe, l’amitié, la famille, le destin et la mémoire, en une sorte de chant plein de sagesse, d’interrogations et de nostalgie.


 


 

Miguel Garay (Manolo Solo) est un ancien réalisateur et scénariste, vivant modestement de traductions et consacrant le plus clair de son temps à la pêche en mer. Il est sollicité par la productrice d’une émission de télé-réalité consacrée aux disparitions non-résolues, qui s’intéresse à celle d’un célèbre acteur, Julio Arenas (José Coronado), disparu il y a vingt-deux ans en plein tournage d’un film de Miguel, le dernier qu’il ait réalisé. Celui-ci accepte de témoigner et de montrer une séquence de ce film interrompu et jamais diffusé.


 


 

Dès lors, les souvenirs affluent et il replonge dans son passé et les événements douloureux qui marquèrent la fin de sa carrière. La disparition de Julio, qui était son ami proche de longue date, est demeurée totalement inexpliquée, aucun corps n’ayant été retrouvé. Suicide, disparition volontaire, meurtre ? Seules traces, ses chaussures et sa voiture, abandonnées au bord d’une côte rocheuse. L’enquête de police conclut, à l’époque, à un décès accidentel.


 


 

Miguel retrouve la fille de Julio, Ana (Ana Torrent), qu’il n’avait plus vue depuis le drame, et renoue avec elle. Il contacte aussi son vieil ami Max Roca (Mario Pardo), ancien collaborateur, "gardien du temple" et des bobines de son film inachevé, survivant d’un temps où le cinéma était une aventure humaine et artisanale. Quelque temps après la diffusion de l’émission, le témoignage d’un téléspectateur vient bouleverser Miguel : Julio serait toujours vivant, mais il aurait totalement perdu la mémoire…


 


 

À partir de cet argument dramatique, Victor Erice agit en poète, préférant "aller contre l’ordre prévu", c’est-à-dire mêlant des éléments narratifs et biographiques, semant des fausses pistes, faisant de la mémoire le point central de son film (mémoire des personnages et la sienne propre). Sa note d’intention conforte cette manière poétique : "Comme pour tous mes films, on peut penser que le sujet a un rapport avec mes préoccupations personnelles et mes intérêts vitaux les plus intimes, ceux propres à une poétique où l’expérience du cinéma acquiert un rôle de premier plan ".


 


 

C’est là que le film devient passionnant, lorsque commencent à s’emboîter des éléments temporels, spatiaux, mémoriaux, comme dans cette ouverture en trompe-l’œil avec la première séquence du film dans le film (celui, interrompu, de Miguel), énigmatique rencontre à Mort-le-roi, lieu imaginé près de Paris où le personnage interprété par Julio Arenas reçoit comme mission de retrouver une jeune femme disparue, Judith, fille du commanditaire. Cet emboîtement, ces jeux de miroirs (Ana et Judith ; le réalisateur et son double ; le film tourné par Miguel et celui de Victor Erice), ces renvois à une mémoire du cinéma et à la mémoire personnelle du cinéaste - Ana est interprétée par Ana Torrent, inoubliable enfant de L’Esprit de la ruche et de Cria Cuervos de Carlos Saura (1976), deux films essentiels du cinéma espagnol se libérant du poids du franquisme - , tout concourt à donner à ce film, sous son aspect simple et linéaire, une très grande subtilité.


 


 

Le cinéma dans le cinéma se trouvait déjà dans L’Esprit de la ruche - la séance de cinéma dans le village où est projeté Frankenstein, qui impressionne tant la petite Ana. Le cinéma est à la fois lieu de mémoire et lieu d’oubli. Mémoire lorsque les images gardent et figent les traces du passé et lorsque le film a la capacité de faire renaître les êtres et raviver les événements - c’est la fin ouverte de Fermer les yeux qui se clôt par une séance de projection. Oubli lorsque le cinéma est à la fois l’objet de destructions (du support filmique) et, paradoxalement, en figeant le temps, l’objet d’une mémoire qui obstrue le présent et dont on ne peut sortir, comme Julio, qu’au prix d’une amnésie. Dans le film, l’espoir illusoire d’une capacité du cinéma à faire revivre la mémoire de l’ancien acteur se solde par une interrogation.


 


 

C’est celle de Victor Erice lui-même, dans une introspection sur sa vie de cinéaste, qui se situe délibérément dans une marge de l’industrie du cinéma et de l’audiovisuel, le cinéma considéré comme une nécessité, en affinité avec ses cousins que sont Abbas Kiarostami, Manoel de Oliveira, Pedro Costa ou Aki Kaurismaki, cinéastes qu’il a côtoyés (installation artistique avec la premier en 2006, participation à un film collectif avec les seconds en 2012).
Nostalgie certes, constat mélancolique également, sagesse à coup sûr : Fermer les yeux est un grand film.

Francis Guermann
Jeune Cinéma n°424-425, septembre 2023

1. "L’Esprit de la ruche", Jeune Cinéma n°101, mars 1977


Fermer les yeux (Cerrar los ojos). Réal : Victor Erice ; sc : V.E. & Michel Gaztambide ; ph : Valentin Alvarez ; mont : Ascen Marchena ; mu : Frederico Jusid. Int : Manolo Solo, Jose Coronado, Ana Torrent, Petra Martinez, Maria Leon, Mario Pardo, José maria Pou (Espagne-Argentine, 2023, 169 mn).



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