Ken Loach n’avait pas tourné de documentaire depuis de nombreuses années, depuis Les Dockers de Liverpool (The Flickering Flame, 1997) si l’on exclut sa participation au film collectif 11’09"01- September 11 (2002). Or cette part de son œuvre semble essentielle pour éclairer son travail, la manière dont il incarne le réel dans ses films de fiction. À quelques exceptions près - Black Jack (1979), Land and Freedom (1995), Le vent se lève (2006) (1) -, ses films s’inscrivent dans le présent et ancrent leurs personnages dans une réalité représentée dans toute sa richesse sociale, psychologique.

Avec L’Esprit de ’45, il fait œuvre d’historien en embrassant l’histoire de l’Angleterre des années 30 à aujourd’hui, avec, comme pivot, les années de l’immédiate après-guerre, la période ouverte par la victoire des travaillistes, conduits par Clement Atlee, sur Winston Churchill.

Il nous rappelle combien fut important cet événement pour mettre en place une politique dont les conséquences ont définitivement transformé une société figée dans ses hiérarchies et son conservatisme. La crise des années 30 n’avait fait qu’approfondir le fossé entre pauvres et riches.

La mobilisation dans l’effort de guerre et l’esprit de résistance face au nazisme ont tout à la fois soudé un peuple et fait apparaître des besoins de changement que le gouvernement travailliste va mettre en œuvre dans de nombreux domaines. Nationalisations, politique du logement novatrice, création du National Health Service (équivalent de notre Sécurité sociale), entre autres. Même s’il ne s’agissait pas d’une révolution, étant donné le maintien d’anciens responsables dans des entreprises nationalisées, des idées neuves furent appliquées. L’exemple du logement constitue un exemple que Ken Loach approfondit : urbanisme nouveau, accès à des logements confortables pour les classes défavorisées, etc. Margaret Thatcher, élue en 1979, ne s’y trompera pas, qui s’attaquera frontalement à ce qui restait de cet "esprit de ’45".

Le film mêle images d’archives, entretiens avec des témoins de l’époque et des économistes. L’ensemble constitue un matériau riche en informations, en images particulièrement bien choisies et montées. Dans sa forme, le film peut être vu comme un modèle de ce à quoi le documentaire historique peut aboutir : un moment d’une rare densité, un récit merveilleusement rythmé et qui captive de la première à la dernière image.

Mais le propos de Ken Loach ne se limite pas à un rôle d’historien, sa réflexion débouche sur un appel à la génération d’aujourd’hui à retrouver cet esprit, pour s’opposer à toute régression, par exemple en ce qui concerne une possible mise en cause du système de santé. Il voit d’ailleurs dans les mouvements actuels un signe de cet esprit résistant. Cette conjonction du documentaire historique et de l’engagement du cinéaste dynamise le film, crée un intérêt que les entretiens avec les témoins de l’époque ne font qu’amplifier. Surtout, ils ressemblent de très près à ce que pourraient être des personnages loachiens.

L’Esprit de ’45 paraît être un film-clé dans l’œuvre du cinéaste. D’abord parce que ce retour au documentaire survient après une longue période consacrée à la fiction et quelques films qui faisaient la part belle à la comédie - Looking for Eric (2009), La Part des anges (2012), par exemple (2). Ensuite parce que, dans ce film, on retrouve des préoccupations qui traversent toute l’œuvre tout entière du cinéaste et des thèmes qu’il a si brillamment abordés : le logement dans Cathy Come Home (1966) ou la privatisation catastrophique des chemins de fer dans The Navigators (2001) (3) pour ne citer que ceux-ci.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°354, automne 2013

1. "Black Jack", Jeune Cinéma n°120, juillet 1979 et n°125, mars 1980 ; "Land and Freedom", Jeune Cinéma n°234, novembre 1995

2. "Looking for Eric", Jeune Cinéma n°324-325, été 2009 ; "La Part des anges", Jeune Cinéma n°346, juillet 2012.

3. "The Navigators", Jeune Cinéma n°273, janvier 2002.

L’Esprit de ’45 (The Spirit of ’45). Réal, sc : Ken Loach ; mont : Jonathan Morris ; mu : George Fenton. Avec Eileen Thompson, Julian Tudor, Hart Dai, Walters Sam, Watts Ray, Davies Dot, Gibson Tony, Benn Harry, Keen John Rees Tony Richardson (Grande-Bretagne, 2013, 94 mn). Documentaire.