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Black Moon (1975)
de Louis Malle
publié le mercredi 6 septembre 2023

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°90, novembre 1975

Sorties les mercredis 24 septembre 1975 et 6 septembre 2023


 


Chez Louis Malle, il n’y a sans doute rien de plus permanent que la passion du changement. "À chaque nouveau film, je change mes batteries, j’essaie d’en faire une aventure différente de la précédente par le sujet ou les conditions de tournage". Il disait cela il y a plus de douze ans (1). Mais aujourd’hui, ça continue. Après Lacombe Lucien (1974) (2), du cinéma-récit, après Humain, trop humain (1973), du cinéma-vérité, voici Blackmoon, du cinéma-rêve. Pour trouver une "aventure" comparable, il faudrait remonter jusqu’à Zazie dans le métro (1960) (3) qui est aussi une parabole et qui est aussi du domaine de l’imaginaire. Mais dans Zazie, le rêve prenait racine dans une réalité concrète, reconnaissable : ne serait-ce que le métro et, plus généralement, Paris. ,La grande maison campagnarde où se déroule l’action de Blackmoon peut bien être en fait celle de Louis Malle dans le Lot, elle ne nous paraît cependant située en aucun lieu précis ni en aucun temps.


 

Lily, une toute jeune fille, presque une enfant encore - Cathryn Harrison qui l’interprète avait 16 ans -, y découvre de ses grands yeux bleus écarquillés, une vieille dame - sans doute malade, puisque toujours au lit -, qui poursuit, avec un rat, une conversation véhémente dans on ne sait quelle langue incompréhensible, et qui manipule un gros émetteur-récepteur de radio, pour donner à on ne sait qui ses impressions sarcastiques sur sa jeune visiteuse et recevoir d’on ne sait où et quand, les dernières nouvelles de la guerre de Troie.


 


 

Un frère et une sœur, les enfants de la vieille dame, évoluent dans la maison, beaux, impassibles et silencieux comme des statues. Une licorne bonasse apparaît, disparaît, reparaît. Une troupe d’enfants nus mêlée à un troupeau de porcs, déferle...


 

Chaque moment a l’imprévu, l’inexpliqué du rêve où tout peut impunément arriver : la vieille dame tête au sein de sa fille, puis de Lily. Elle est prise d’une colère soudaine sans motif visible et veut l’étrangler, pour ensuite paraître au mieux avec elle. Elle meurt, pour ensuite se réveiller le plus naturellement du monde. Quelquefois, des cocasseries de rêve, comme cette culotte qui par deux fois tombe sur les pieds de Lily à la grande joie de la vieille. Et tout cela s’enchaîne, encore sans rapport de cause à conséquence, de passé à présent. "...Comme vos rêves, dit un texte donné en préambule, entrez dedans avec votre émotion, avec vos sens. Laissez-vous emporter".


 

Pourtant, est-ce assez de se laisser emporter ? En épigraphe, est jetée une phrase de Novalis : "Nous sommes près de nous réveiller quand nous rêvons que nous rêvons", texte assez énigmatique, mais qui semble indiquer que le film se situe non pas en plein rêve mais dans le moment en balance entre le rêve et la vie éveillée. Dans ce cas, le rêve, c’est la grande maison. Mais la vie éveillée - l’atroce vie éveillée, notre présent -, ce serait la violence, la guerre que Lily a traversée au début du film.


 


 

Il est vrai que cette guerre a pour nous un aspect irréel parce que c’est une guerre entre les hommes et les femmes. Mais sans doute cette donnée surprenante veut seulement porter à l’exaspération l’atroce et l’absurde, comme en témoigne cet instant déchirant où un homme d’un peloton d’exécution va poser un baiser sur le visage de sa femme avant de la fusiller. Et, à l’intérieur de cette donnée, la logique de la vie éveillée fonctionne avec cohérence. Lily, de sa voiture, traverse et voit les horreurs de la guerre, est reconnue comme femme par un groupe de l’armée des hommes, réussit à s’échapper et, pour fuir, lance sa voiture à travers champs, jusqu’à la rencontre avec la maison.


 


 

Cette maison est bizarrement, magiquement, préservée, mais, autour, la violence rôde, des hommes armés passent - que Lily voit de la fenêtre, un soldat mort est découvert dans le jardin - qu’il faut enterrer, des obus explosent, des fusillades claquent. La guerre des hommes et des femmes pénètre même finalement dans la maison où le frère et la sœur vont s’affronter en un duel sauvage.


 

À partir de là, le film n’est plus seulement un rêve mais une parabole, car la maison n’est pas seulement le rêve mais l’utopie d’un monde où l’homme serait réconcilié avec la Nature. Louis Malle, jusqu’à maintenant assez avare de commentaires, a pourtant dit, à ce sujet : "Pour moi tout le film est parti du paysage du Causse. Un lieu où l’homme doit composer avec la Nature, avec les animaux. Sur le Causse du film - malgré la grande beauté que lui confère la photo de Sven Nykvist, l’opérateur de Ingmar Bergman, capable de surprendre toutes les gradations d’un crépuscule ou d’une aube -, sur le Causse, l’harmonie est troublée par la guerre.


 


 


 

Elle se réfugie dans la maison où la Nature est figurée par des animaux. Ils sont ici comme chez eux. Pas seulement le rat de la vieille dame, mais aussi un cochon qui est assis sur une chaise d’enfant, un chat musicien qui marche sur les touches d’un piano, une couleuvre qui sort d’un tiroir. Même la bonne grosse et peu héraldique licorne, paraît être plutôt là comme représentante du monde animal que comme émissaire d’un monde fantastique. Par contre, c’est lorsque le frère a tué l’aigle qui entrait dans la maison, que la paix s’y trouve rompue entre le frère et la sœur, sans doute parce qu’est rompu le contrat avec la Nature. Peut-être, à ce moment-là, Lily, comme elle s’est couchée dans le lit de la vieille femme, devient-elle l’héritière qui sauvegarde la loi de la maison.


 


 

Les premières images du film, d’une intensité très cruelle, la montraient écrasant sous les roues de sa voiture un blaireau qui s’ébrouait sur la route, puis regardant le cadavre d’un visage hautain et impassible. La dernière image la montre se préparant à donner le sein à la licorne comme elle l’avait fait à la vieille dame.


 

Ainsi compris, le film serait une "utopie" de l’harmonie entre l’homme et la Nature. Louis Malle semble le confirmer qui le commentait récemment comme "la brisure de notre règle du jeu. Celle de notre civilisation qui s’achève, il n’y a pas de doute. Avec ses données : l’homme au-dessus de l’animal, au-dessus de la Nature". Et ici, à travers son goût du changement, il reste fidèle à une idée fondamentale et fort ancienne chez lui, car il disait déjà au temps de Zazie  : "J’ai voulu montrer une image terrible de la vie dans les villes modernes. Peut-être que, voyant le film, les Parisiens épouvantés s’enfuiront à la campagne" (1).


 

Oui mais... aucun Parisien sans doute ne s’est enfui à la campagne et peu de spectateurs ont su trouver cela dans Zazie qui reste, de tous les films de Louis Malle, le plus incompris. De même, peu de spectateurs sauront s’orienter dans le labyrinthe de Black Moon. On ne peut en proposer une lecture qu’avec une inquiétude de saut périlleux. Et on ne le pourrait pas sans quelques phrases d’un commentaire de l’auteur qui servent de points d’accrochage, ce dont les spectateurs, généralement, ne disposent pas. À cette obscurité du sens contribue sans doute un éclairage voulu de "lune noire". Et aussi le parti pris qui exclut du film presque totalement la parole, pour faire des gestes et des bruits les moyens de communication : expérience passionnante qui aboutit à une grande intensité suggestive, mais au détriment de la clarté.


 

Il faut évoquer le jeu de Thérèse Ghiese dans le rôle de la vieille dame qui, incarnant un peu l’esprit de la maison, elle pourrait, par sa manière d’être, nous éclairer sur le sens du film. Admirable Thérèse Ghiese : elle est morte peu de temps après ce tournage, et le film est dédié à sa mémoire. Elle n’a pas pour rien été la première en date des interprètes de Mère Courage et elle a joué l’œuvre de Bertolt Brecht toute sa vie. D’une jovialité rayonnante et bonne à une morne sénilité ou à une méchanceté mal expliquée, elle joue à fond le jeu brechtien des contradictions. Mais à l’inverse de ce théâtre, le film de Louis Malle ne fournit jamais le troisième terme qui permettrait de résoudre les contradictions et de retomber sur ses pieds.


 

Pour toutes ces raisons sans doute l’allégorie reste obscure, mais, dans le maniement d’une allégorie, l’obscurité présente moins de danger que trop d’évidence. Et ce sera en tout cas un des mérites de Louis Malle, une aventure bien digne de sa passion du changement, que de contribuer avec ce film à ouvrir chez nous une voie, celle du cinéma de métaphore, de parabole, que le cinéma français a jusqu’ici négligée, et qui est pourtant en train de devenir une des voies maîtresses du cinéma mondial.

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°90, novembre 1975

1. In Henry Chapier, Louis Malle, Paris, Seghers, Collection Cinéma d’aujourd’hui, 1966.

2. "Lacombe Lucien", Jeune Cinéma n°77 mars 1974.

3. "Zazie dans le métro", Jeune Cinéma n°305, octobre 2006


Black Moon. Réal : Louis Malle ; sc : L.M., Joyce Buñuel & Ghislain Ury ; ph : Sven Nykvist ; mont : Suzanne Baron ; mu : Diego Masson. Int : Cathryn Harrison, Therese Giehse, Joe Dalessandro, Alexandra Stewart (France-Allemagne, 1975, 100 mn).



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