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Un linceul n’a pas de poches (1974)
de Jean-Pierre Mocky
publié le mercredi 13 septembre 2023

par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°83, décembre 1974

Sorties les mercredis 25 octobre 1974 et 13 septembre 2023


 


Un linceul n’a pas de poches, de Horace McCoy, est peut-être le plus grand roman antifasciste écrit en Amérique, pendant les années précédant la Seconde Guerre mondiale. C’est un roman policier sans concessions qui met en accusation la corruption systématique et l’esprit d’intolérance qui tentaient alors de gangrener la société américaine. C’est aussi un cri d’alarme, lancé avec force, devant la montée souterraine du fascisme dans un pays considéré par certains comme le dernier rempart de la démocratie dans le monde. C’est enfin un appel à la vigilance que l’auteur identifie, à l’intérieur des États-Unis, à la presse libre. Or, Jean-Pierre Mocky est l’un des rares cinéastes français qui, depuis quinze ans, sans discontinuer, accuse, crie, se tient sur ses gardes. Sa rencontre avec ce roman n’est donc pas exactement due au hasard. Le cinéaste reprend l’idée-force du livre, ses thèmes principaux et certains éléments de l’intrigue. Il transpose le tout en France, aujourd’hui, en 1974. Ainsi, à travers l’itinéraire mortel d’un journaliste qui veut à tout prix faire éclater la vérité, Jean-Pierre Mocky redit ses préoccupations et réexprime ses obsessions.

Michel Dolannes, le journaliste entêté de Un linceul n’a pas de poches, incarné cette fois encore par lui-même en personne, est le frère des héros de Solo (1970), L’Albatros (1971) et L’Ombre d’une chance (1973). Mais si son comportement est identique au leur, il n’agit cependant pas pour les mêmes raisons qu’eux. Dans Solo, Stef Tassel entre dans l’illégalité pour tirer son jeune frère du mauvais pas dans lequel il s’est mis. Évadé de prison, Vincent Cabral, dans L’Albatros, cherche d’abord à sauver sa peau. Mathias Caral, quant à lui, dans L’Ombre d’une chance, n’ayant qu’un but, continuer à vivre comme il vit, "traficote" aux limites de l’interdiction.

Les intentions du journaliste, Dolannes, sont, elles, beaucoup plus messianiques : déterrant les scandales, il entre en guerre contre les puissances financières et politiques, et attaque de front les magnats de la presse écrite. Cela, d’ailleurs, le rapproche également des personnages de vengeurs interprétés par Bourvil dans La Grande Lessive (1968) et L’Étalon (1970) ou par Claude Rich, dans Les Compagnons de la marguerite (1967).


 


 

L’univers de Jean-Pierre Mocky est parfaitement cohérent. D’un film à l’autre, le cinéaste soulève les mêmes lièvres, dénonce les mêmes tares, accuse les mêmes gens. Avec Un linceul n’a pas de poches, il va cependant plus loin qu’il n’est encore jamais allé, et là, il est difficile de le suivre. Il a, dans son viseur, plusieurs cibles. Lorsqu’il s’en prend, par exemple, à un député, médecin de son état, qui, partisan de "Laissez-les vivre", avorte les femmes de la haute société, c’est vivifiant. On peut en effet, sans crainte de se brûler, mettre sa main au feu que de tels hypocrites cheminent dans les allées du pouvoir. D’une manière générale, la vision que Jean-Pierre Mocky donne de la classe dirigeante de notre pays, ne diffère pas de celle qu’il donne dans ses films antérieurs. Elle est juste, jusque dans ses outrances.


 

Là où cela ne va plus, c’est quand il met dans le même sac majorité et opposition, et explique la conspiration du silence qui s’abat sur nous, par une entente secrète, reposant sur le chantage et la conjonction des intérêts, entre UDR, centristes, socialistes et communistes. Dans Un linceul n’a pas de poches, en fin de compte, c’est la conjuration d’un député UDR, de son suppléant centriste, d’un maire socialiste, et d’un influent délégué de la CGT du livre, membre du Parti communiste, qui empêche que la vérité se fasse jour. C’est trop, et cette schématisation qui eut été salutaire en d’autres temps, tombe au mauvais moment. Car jusqu’à preuve du contraire (et elle n’a jamais été faite par les hommes au pouvoir, qui ont pourtant tous les atouts dans leur jeu), les scandales, les compromissions, les magouilles se retrouvent toujours du même côté. Expliquer que l’UDR manipule les socialistes parce qu’un maire socialiste est homosexuel, et les communistes parce que l’enfant suborné par le maire est le fils d’un militant communiste, est une plaisanterie facile qui tient du ragot et non de l’argumentation politique.


 

La faiblesse de ce film, qui est, de par la nature de son propos, le film le plus ambitieux de Jean-Pierre Mocky, provient de ce que l’on ne sait pas vraiment où l’on est. Dans Snobs (1961) on sait, c’est clair, c’est la Bretagne de René Pleven et de Raymond Marcellin. La Cité de l’indicible peur (1964), où la lâcheté, l’espionnage domestique et la calomnie sont de règle, c’est l’Auvergne de Georges Pompidou. L’Albatros, c’est l’Est de Pierre Mesmer. Par contre, la cité qui est au cœur de Un linceul n’a pas de poches, semble être une représentation symbolique de la France, et c’est ce qui fait que l’on ne marche pas.


 


 

Malgré tout, c’est complètement un film de Jean-Pierre Mocky. Quand on a aimé ses autres films, il n’y a pas de raison de ne pas aimer celui-là, même si l’on estime que l’auteur se trompe. La construction du récit est suprêmement heurtée. Certaines séquences sont de grands moments de cinéma - l’ouverture admirable quand, au petit matin, la nuit s’effaçant pour laisser la place au jour, le journaliste est témoin d’un accident d’auto à résonances politiques ; la mort de Dolannes s’écroulant au milieu des poubelles, dans une ruelle borgne. Il n’y a pas, au long du film, un seul plan, une seule séquence qui ne portent la marque de son auteur, le plus original de tout le cinéma français.


 


 

Jean-Pierre Mocky, bien qu’il se défende d’être anarchiste - effectivement, il ne porte pas par devers soi l’anarchie comme un emblème - a réalisé avec Un linceul n’a pas de poches son premier film réellement anarchiste. Un film qui ne peut être soutenu sans réserves pratiquement par personne. C’est la preuve d’une belle sincérité et d’une indépendance d’esprit assez rare, quand le cinéaste veut se démarquer des autres, se démarque jusqu’au bout. Et s’il est anarchiste, il l’est à la façon du héros des Grands Fonds, ce roman génial de Bernard Wolfe, qui est tellement anarchiste qu’il ne peut pas supporter la présence d’un autre anarchiste dans la même pièce que lui.

Claude Benoît
Jeune Cinéma n°83, décembre 1974

* Cf. "Jean-Pierre Mocky et la profession", Jeune Cinéma n°102, avril 1977.


Un linceul n’a pas de poches. Réal : Jean-Pierre Mocky ; sc : J.P.M. & Alain Moury, d’après le roman de Horace McCoy, No Pockets in a Shroud (1937) ; ph : Marcel Weiss ; mont : Marie-Louise Barberot ; mu : Paul de Senneville et Olivier Toussaint ; déc : René Loubet ; cost : Sylvie Jouffa. Int : Jean-Pierre Mocky, Myriam Mézières, Jean-Pierre Marielle, Jean Carmet, Michel Constantin, Michel Serrault, Sylvia Kristel, Paul Müller, Christian Duvaleix, Michel Galabru, Daniel Gélin, Francis Blanche, Martine Sarcey, Michael Lonsdale, Pierre Gualdi, Samson Fainsilber, Robert Berri, Jess Hahn, Jacques Duby, Alan Adair, Gérard Hoffmann, Dominique Zardi, Betty Beckers, Liza Braconnier, Jean-Claude Rémoleux, Georges Lucas (France, 1974, 125 mn).



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