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Ex Libris, the New York Public Library (2017)
de Frederick Wiseman
publié le mercredi 1er novembre 2017

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°384, décembre 2017

Sélection officielle en compétition de la Mostra de Venise 2017

Sortie le mercredi 1er novembre 2017


 


La pratique du documentaire reste pour Frederick Wiseman un travail dont les constantes demeurent tout aussi fortes depuis les tout débuts - Titicut Follies (1967). Cinquante ans passés à scruter la société américaine à travers ses institutions, à en exposer les mécanismes, avec une manière, un style qui réinventent le documentaire. Absence de commentaire, qu’il soit direct ou en voix off, présence la plus discrète possible de la caméra…


 


 


 

Depuis quelques temps, il a aussi internationalisé ses sujets, entre Paris et Londres, La Comédie-Française ou l’Amour joué (1996), La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009), Crazy Horse (2011), National Gallery (2014) (1). Il n’en reste pas moins l’observateur passionné et passionnant des États-Unis. Il a aussi apporté à ses films une dilatation dans la durée qui les amène à dépasser les trois heures. On peut y voir le risque d’une dilution du propos, d’une difficulté à tailler dans le matériel qui faisait aussi le charme de ses œuvres d’avant. Pourtant, l’expérience de la durée, loin d’être un pensum, procure un sentiment de plaisir, celui de participer à une démarche intellectuelle et cinématographique d’une richesse peu commune. Que ce soit la beauté de l’approche des tableaux dans National Gallery, la découverte de la diversité des quartiers de In Jackson Heights (2015), aujourd’hui l’originalité du travail opéré par la New York Public Library dans Ex Libris, à chaque fois Frederick Wiseman donne l’impression de faire corps avec son sujet, comme s’il s’agissait de faire part de son propre émerveillement. En un sens, il ne s’agit plus de développer un point de vue critique sur la réalité qu’il aborde, mais d’appliquer sur celle-ci la force d’empathie d’un regard chaleureux. Ex Libris illustre parfaitement cette posture.


 


 


 

La bibliothèque publique de New-York lui donne l’occasion de pénétrer au sein d’une institution emblématique de la vie de la cité. En même temps, le territoire couvert dépasse le bâtiment central avec ses lions en pierre qui dominent le monumental escalier de l’entrée. Le réalisateur se promène dans les annexes de quartier, mettant ainsi en lumière l’originalité du travail d’adaptation aux publics concernés.


 


 


 

Il y a certes les belles salles de consultation et les lecteurs absorbés dans leur lecture, mais aussi les publics d’enfants, les groupes d’activités parfois très éloignés des livres. Ce qui fascine, c’est la diversité des propositions qui font de ces lieux des possibilités de rencontre et pas seulement des temples d’un culte élitiste de l’écrit, un vrai projet démocratique. Ainsi le film nous conduit de découverte en découverte dans le foisonnement de ce que proposent les personnels au quotidien. Bien sûr, on retiendra les rencontres avec le public de célébrités comme Elvis Costello. Mais Frederick Wiseman attache autant d’importance à l’accueil de SDF, aux lecteurs non-voyants. Il ne s’agit pas de viser à une exhaustivité lassante, mais de saisir, dans la durée, la variété de ce qui constitue l‘originalité d’une institution comme celle-ci.


 


 


 

C’est aussi le gage de l’intérêt constant qu’éprouve le spectateur. Quant à ce dernier, le film le place dans une position rare, celle d’une véritable intelligence par rapport à ce qu’il voit. Intelligence, au sens où Frederick Wiseman respecte profondément et ce qu’il montre et la façon de le faire. S’il n’intervient pas directement, il va sans dire qu’il porte une attention constante à la construction de son film, au montage des séquences dont il est le maître d’œuvre. Intelligence dans le choix d’offrir au spectateur des blocs de récit construits dans le respect de la complexité des discours.


 


 


 

Comme dans At Berkeley, il nous fait participer aux réunions des équipes de direction autour des choix qu’elles sont amenées à faire pour renouveler sans cesse leur pratique, conquérir de nouveaux publics, intégrer les nouvelles technologies, convaincre les autorités municipales au moment des votes budgétaires, capter de nouveaux partenaires privés. Autant de sujets qui peuvent paraître arides, mais que les personnages filmés abordent de manière vivante. On parlait de récit, comme s’il s’agissait de fiction. Chez Frederick Wiseman, le documentaire existe comme construction du désir. Désir de découvrir, désir de partager avec un public. Désir d’autant plus fort que le spectateur éprouve presque un sentiment de mise en suspens lorsque survient la fin, tant on pourrait continuer à le suivre dans son travail de découverte.


 


 


 

Au terme des trois heures et quart de projection, le sentiment qui émerge est la plénitude. Ce que nous venons de dire en est la cause principale. Toutefois, il convient de prendre en compte une part plus secrète mais tout aussi importante du travail du cinéaste. Chez lui, le documentaire ne se dissocie jamais d’une véritable écriture. Non pas celle d’un scénario préétabli. Il a pour habitude de dire que le scénario de ses films, leur structure apparaît avec le montage. C’est là qu’il trouve la rythmique des images, d’une séquence à l’autre, à l’intérieur d’une séquence, même s’il privilégie de plus en plus les plans longs, en particulier dans les scènes où prévalent les dialogues, donnant à ceux-ci une continuité, une durée qui contribuent à la densité du film.


 


 


 

Car le cinéma de Frederik Wiseman est en grande partie un cinéma de la parole. Non pas un cinéma bavard, mais un cinéma qui capte un son, une qualité de son, dont il est techniquement le maître. L’apparent effacement du dispositif technique fait que l’on ne se pose jamais la question de savoir où sont la caméra et le micro. Mais c’est là que réside l’unicité de son travail, dans son art du camouflage en quelque sorte. Un art qui du coup semble effacer tout filtre entre le réel et notre regard, nous plaçant de manière encore plus radicale au centre du film, position privilégiée qui explique pourquoi sa fin constitue un petit déchirement. On a eu beau être confronté à du réel, le sentiment d’avoir assisté à un spectacle n’en reste pas moins primordial. Spectacle de la vie, comme en prise directe. Spectacle au sens fort du terme tant il épouse ce qui fait la chair, la matière vive du cinéma.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°384, décembre 2017

1. "National Gallery", Jeune Cinéma n°360, été 2014

P.S. : On ne saurait assez insister sur l’importance de l’édition intégrale de l’œuvre de Frederick Wiseman en trois gros coffrets DVD par Blaq Out.
L’investissement n’est certes pas négligeable, mais il s’agit tout de même d’un total de 44 disques. De quoi occuper de nombreuses soirées, mais surtout d’évaluer le parcours d’un immense documentariste, de voir les films qu’on a manqués au fil des ans. Chaque coffret comporte en outre un livret substantiel avec des études pertinentes et un passage en revue de chacun des films, avec, à chaque fois, une présentation développée et parfois des entretiens d’époque avec Frederick Wiseman. Chaque fascicule, d’une centaine de pages, est dirigé par une personne différente. À signaler dans le livret du premier coffret, coordonné par Philippe Pilard, un texte brillant de Serge Le Péron (publié dans les Cahiers du Cinéma en septembre 1979). Il s’agit là d’un très bel exemple de qualité et de rigueur éditoriales.


Ex Libris, the New York Public Library (Ex libris). Réal, son, montage : Frederick Wiseman ; ph : John Davey. Avec Elvis Costello, Patti Smith, Miles Hodges, Carolyn Enger, Yusef Komunyakaa, Jessica Strand, Khalil Gibran Muhammad (USA, 2017, 197 mn). Documentaire.



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