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Dersou Ouzala (1975)
de Akira Kurosawa
publié le mercredi 13 mars 2024

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°100, février 1977

Oscar du meilleur film étranger 1976

Sorties les mercredis 22 décembre 1976 et 13 mars 2024


 


Dersou Ouzala est ce chasseur que l’explorateur russe Vladimir Arseniev rencontra dans la taïga de l’Oussouri dans les toutes premières années de ce siècle entre 1902 et 1907. C’est par ses récits très vivants que nous connaissons cette rencontre : comment il accepta de lui servir de guide et finalement devint son ami (1).


 


 

Akira Kurosawa - après quelques années d’épreuves pénibles - devait tourner un film pour l’URSS, c’est lui-même qui proposa le sujet. Il nous montre Dersou Ouzala comme un homme des bois habitant la taïga au même titre que les ours ou que ce tigre qui pendant plusieurs jours suit l’expédition. Ce petit homme au visage rond tout ridé, dont il ne suffit pas de dire qu’il est très naturel - il est la Nature même - sage et perspicace, est une sorte de médiateur qui nous permet de déchiffrer la taïga. Déchiffrer la taïga ? Nous ignorions même notre ignorance : c’est un monde insoupçonné que nous découvre le chasseur, un monde dont il est le seul à voir les signes, à comprendre les lois secrètes. En toute occasion, il soulève pour nous un coin du mystère, peu à peu nous prenons conscience du mouvement de cette vie qui nous entoure, nous, étrangers, qui ne voyons pas, qui ne savons pas, qui ne comprenons pas.


 


 

Dersou Ouzala est rarement surpris par l’événement. Il a vu les traces invisibles qui annoncent le voisinage du tigre. Pendant de longues journées, le tigre rôde autour de l’expédition, il est toujours présent à l’esprit des hommes, bien qu’on le voie rarement. Il est toute prudence, il préfère adresser la parole à l’animal plutôt que se servir de son fusil. Ce chasseur observe avec gravité ce qui est pour lui une loi fondamentale de la Nature : respecter la vie en toute circonstance, même celle du végétal.


 

Mais là où il est le plus admirable, c’est quand il affronte directement la Nature. Un soir, lui et Vladimir Arseniev ont perdu leurs compagnons. Aussi loin que porte le regard, ils sont dans une sorte de marécage gelé dont émerge une végétation clairsemée de plantes que l’hiver a réduites à de longues tiges. Soudain, Dersou Ouzala perçoit les signes annonciateurs de la tempête. Tous deux, ils recueillent toutes ces tiges avec une hâte désespérée - il faut les arracher une à une - et ils se pressent jusqu’à l’épuisement. À la fin le résultat est une petite meule qu’ils ont réussi à fixer, et où ils se glissent pour la nuit, tandis que se déchaîne une tempête qui n’arrivera pas à tout disperser : ils ne seront pas transformés en blocs de gel.


 


 


 


 

Mais Dersou Ouzala vieillit. Un jour il s’aperçoit qu’il ne voit plus assez pour lire dehors. Comment alors vivre dans la taïga ? Son désespoir, pourtant très vite réprimé, est déchirant : sa vie est finie. Son ami Vladimir Arseniev le ramène chez lui pour mettre au moins sa vieillesse à l’abri. En vain l’homme de la taïga est comme un poisson hors de l’eau, il étouffe entre les murs, est désemparé devant les conditions de la vie "civilisée". Il y retournera sans illusions, et Vladimir Arseniev retrouvera ses ossements un peu plus tard.


 


 


 


 

La structure du récit est classique, aucun effet de style, tout est empreint d’une grande simplicité, au moins apparente. D’où vient cette certitude qui s’insinue en nous de se trouver en face d’un chef-d’œuvre ? La beauté de l’image ? Certes, mais nous pouvions nous y attendre. Le sens de la Nature est très répandu au Japon, la peinture n’est pas seule à en témoigner, une Nature à vrai dire plus humanisée que celle qui nous est montrée dans le film. Mais nous connaissons aussi la prédilection de Akira Kurosawa pour la Nature encore sauvage : les belles forêts des Sept Samouraïs (1954) ou les barrières de neige du village de Hokkaïdo dans L’Idiot (1951). Dans Dersou Ouzala, c’est une beauté plus subtile : elle réside dans le mystère de la forêt qui nous est suggéré à chaque pas, dans ce frémissement de vie, qui est pour nous une découverte enivrante, dans le merveilleux exemple d’intégration de l’homme qui nous est offert.


 


 


 

Il faut aussi rendre hommage à l’acteur que Akira Kurosawa a eu le mérite de découvrir : Maxime Mounzouk. Il a 72 ans, il est originaire de la République de Touva, non loin du lac Baïkal, il est musicologue spécialisé dans la musique de cette région, mais c’est avant tout un comédien de théâtre classique. Il est pour beaucoup dans la qualité poétique de l’œuvre.


 


 

Ce n’est sans doute pas un hasard si ce poème écologique émane d’un Japonais. Car le Japon, c’est Minamata (2), c’est le pays où la "civilisation" a accompli ses pires ravages, même sans rappeler la bombe atomique. Il est plus étonnant qu’il nous vienne de Akira Kurosawa, plus étonnant encore de l’entendre dire, à Moscou, qu’il fallait réagir contre l’envahissement des films de violence et de sexe : il est en effet pour lui grand temps d’y penser.


 

Mais il a prononcé aussi une phrase beaucoup plus curieuse : "J’ai soixante six ans. Je me laisse aller à créer quelque chose qui me vient d’instinct". Que peut bien être l’instinct d’un vieux monsieur qui laisse derrière lui une trentaine de films, dont certains au moins ont fait couler beaucoup d’encre, dont aucun n’est indifférent ? Quand, avec une telle expérience accumulée, un grand auteur produit une œuvre toute simple, cette simplicité risque fort d’aboutir au chef-d’œuvre.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°100, février 1977

1. L’explorateur Vladimir Arseniev (1872-1930) a écrit trois livres sur ses rencontres de Dersou Ouzala : La Taïga de l’Oussouri - Mes expéditions avec le chasseur gold Derzou (1921) et Dersou Ouzala : la Taïga de l’Oussouri (1923), qui sont à l’origine du film de Akira Kurosawa. Un troisième livre est paru après sa mort : Aux confins de l’amour (1937). Les trois ouvrages ont été traduits en français.

2. Dans la petite ville de Minamata, il y avait, depuis 1907, une usine pétrochimique, exemple de réussite économique. La pollution au mercure a engendré une maladie neurologique due à la consommation de poisson, et transmise de façon héréditaire. Elle n’a été repérée que vingt ans plus tard, les symptômes de la "maladie de Minamata" ont été décrits en 1949. Malgré les poursuites judiciaires, les déversements de mercure ont continué jusqu’en 1966. On a fini par indemniser près de 10 000 victimes, principalement la main-d’œuvre locale de pêcheurs.
Le premier film qui en a parlé, c’est Minamata de Noriaki Tsuchimoto (1971), Jeune Cinéma n°66, novembre 1972.


Dersou Ouzala. Réal : Akira Kurosawa ; sc : A.K. & Youri Naguibine, d’après deux livres de voyage de Vladimir Arseniev ; ph : Asakazu Nakai, Youri Gantman & Fiodor Dobronravov ; mont : Valentina Stepanova ; mu : Isaak Schwarz ; cost : Tatyana Lichmanova. Int : Maksim Mounzouk, Youri Solomine, Svetlana Daniltchenko, Vladimir Kremena, Aleksandr Pyatkov, Svetlana Danilchenko (URSS-Japon, 1975, 141 mn).



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