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Condroyer, Philippe (1927-2017) (e)
Entretien avec Gérard Lionet (1974)
publié le mercredi 18 novembre 2015

Rencontre avec Philippe Condroyer (1974)
À propos de La Coupe à dix francs

Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1974

Jeune Cinéma n°80, juillet-août 1974


 


Jeune Cinéma : Un jeune ouvrier aux cheveux longs, qu’on oblige à se faire couper les cheveux, résiste, puis se soumet, puis s’immole par le feu devant son usine. C’est à partir de ce simple fait divers que vous avez réalisé La Coupe à dix francs.

Philippe Condroyer : En effet, c’est ce fait divers qui est la base essentielle du scénario. Dans toute son horreur, il se déroule d’une manière très rigoureuse.
C’est que, dans sa simplicité même, il pose des tas de problèmes : les relations d’employés à patron et de fils à père, les rapports de société entre les groupes d’amis et avec l’environnement.
L’histoire se situe dans une zone où la campagne et son industrialisation ont en commun une sorte de frontière très fluide, où les ouvriers sont d’anciens paysans, où les rapports avec le patron sont encore des rapports féodaux. L’industriel qui fait gagner de l’argent est un "monsieur" qu’on doit respecter et qui impose ses lois. Tout autour de lui, d’une façon plus ou moins latente, plus ou moins consciente, il exerce une influence. C’est ce que prouve le fait divers.


 


 

Mais le film n’est pas une enquête journalistique. Ce qui m’intéressait, c’était d’essayer de comprendre les motivations du garçon qui ne pouvait plus me répondre. Donc, mon héros n’est pas exactement le garçon réel du fait divers. Je l’ai reconstruit, j’ai extrapolé.
J’avais été très bouleversé par cette histoire. La seule possibilité que j’avais de la comprendre était de tenter de me mettre à sa place. Alors j’ai respecté le fait divers au niveau de son déroulement et de toutes ses implications. Mais j’ai aussi mis tout ce que, moi, personnellement, j’avais ressenti dans diverses autres circonstances. Je n’ai jamais été ouvrier, je n’ai jamais travaillé en usine, mais j’ai fait pas mal de films industriels qui me permettaient d’avoir une notion, je crois, très précise des conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers et les employés.


 


 

JC : Les plantons devant l’usine et le contremaître, par exemple, sont donc des personnages qui n’appartiennent pas à la pure fiction.

Ph. C. : Ces personnages, je les ai tous rencontrés quelque part dans mon existence. Le concierge et l’anecdote de la fille qui accepte de se faire sauter par lui pour gommer son retard, c’est vrai. Le fait que ce soit dans le hangar des emballages en carton correspond à quelque chose que je sais. Je n’ai, en fait, vraiment rien inventé, même pas l’anecdote du petit garçon à qui on veut couper les cheveux. D’une manière évidente, on veut lui couper autre chose. Ces scènes de castration, je les ai, moi, personnellement ressenties quand j’avais le même âge que ce petit garçon, c’est un souvenir personnel.

JC. : André semble finalement plus conscient que ses camarades mais il a bien du mal à s’exprimer.

Ph. C. : Comme dans le fait divers… J’ai voulu montrer qu’il y a d’une part des gens qui ont l’outil intellectuel et social pour imposer leur point de vue, et, d’autre part, une victime qui n’a que le sentiment, ou le pressentiment, d’une injustice et qui n’a pas les moyens d’aller plus loin que cette simple intuition. Tout le film tend à mettre en valeur ces rapports de force complètement inégaux et falsifiés. Au générique, on pourrait mettre en exergue : " C’est un film sur l’intolérance à sens unique".


 

JC : André subit la violence mais ne se révolte pas. Ou, finalement de façon négative. Le suicide, c’est pas très positif.

Ph. C. : Je ne suis pas du tout d’accord sur le fait que son suicide puisse être considéré comme une sorte de défaillance. C’est quand même un individu qui a décidé de s’immoler devant son usine. Son geste est prémédité. Il vient prendre une revanche devant des gens qui l’ont agressé et contre lesquels il ne peut rien d’autre. Par ce suicide, il s’affirme. C’est une sorte de sublimation de son existence. On trouve très souvent cette attitude chez les suicidaires : le suicide est une preuve d’existence, a contrario, aussi aberrant que cela puisse paraître. C’est un geste de protestation, même si cette protestation ne doit avoir aucun effet de retour. Et je ne suis pas non plus d’accord avec vous lorsque vous pensez que c’est un geste dépressif.


 

JC : Lui et ses camarades d’usine semblent être dans un isolement politique total.

Ph. C. : Oui, et cela correspond aussi au fait divers. Dans la réalité, il n’y avait aucun délégué syndical, aucun conseil, enfin aucune organisation politique. Le patron veillait à ce qu’il y ait pas de représentant syndical ou de délégué ouvrier dans son usine. André et ses amis font partie de ceux qui n’apprennent à connaître le monde qu’à travers la télévision. Ils ne sont pas vraiment intéressés par la politique. Ils suivent l’évolution du monde moderne à travers ce qu’il y a de plus futile : l’habillement, les cheveux longs, la mode. Mais les agresser sur cette mode, sur cette forme de liberté individuelle, pour eux la seule qu’ils puissent exprimer, c’est vraiment les agresser eux-mêmes. C’est là qu’est finalement le nœud profond du film, c’est là qu’est la fêlure, la cassure. André ne refuse pas vraiment l’autorité du patron. Il ne la refuse qu’à partir du moment où elle atteint sa personnalité. Il faut bien considérer que dans ce film, les cheveux, la longueur des cheveux, ça n’est qu’un point de départ, ça aurait pu être autre chose. Mais il se trouve que le fait divers parlait des cheveux longs à forte valeur symbolique, devenant soudain une valeur dérisoire et rendant encore plus dramatique à la fois l’agression des adultes et le geste de défense du garçon.

JC. : André refuse l’autorité patronale mais accepte de se ranger à l’avis de son père, devenu - par la force des choses - "agent" du patron.

Ph. C. Le père, lui est au cœur de la brisure la plus profonde que ressent le fils, car il y a entre eux de fortes attaches affectives. Le père, c’est moi qui l’ai ajouté. Disons que j’ai ajouté au scénario un "nuage de pression supplémentaire". Dans le fait divers, le patron du fils avait influencé le père directement. Moi, j’ai fait jouer un autre intermédiaire pour qu’intervienne non seulement le rapport d’André à son patron, mais aussi le rapport du père à son propre patron. Le père supplie tellement son fils que la première réaction de celui-ci est de dire "C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase".
C’est ce qu’on appelle, en pétrochimie, le "point d’étincelle". C’est le moment où, tout d’un coup, les conditions sont réunies pour que la chose prenne feu. Le fils exécute l’ordre du père - la hiérarchie familiale est respectée - mais il n’empêche qu’une fois l’acte commis, le fils se sent complètement trahi, perdu abandonné. Pour se prouver à lui-même que, malgré tout, il existe, il a ce geste absolument atroce d’affirmation, de sublimation de ce qui lui reste, son corps : se suicider devant son usine.


 

JC. : La musique d’Anthony Braxton, d’où est-ce venu ?

Ph. C. : J’avais demandé à Antoine Duhamel, qui a fait la musique de presque tous mes films, de composer celle de La Coupe à dix francs. Je désirais qu’elle soit jouée simplement par un saxophone. Antoine Duhamel travaillait avec Anthony Braxton et à la contrebasse dans des concerts de free jazz. Je suis donc allé avec lui écouter Anthony Braxton à Rouen et nous avons décidé de prendre le risque de faire la musique ensemble. Je dis "prendre le risque" parce que c’est un saxophoniste de free jazz et si on lui laissait toute liberté d’improviser, on risquait d’obtenir une musique trop difficile pour le film. Mais il est un être d’une grande sensibilité qui a parfaitement compris les exigences du film. Étant lui-même, si j’ose dire, un prolétaire, il a été très en phase avec ce qui se passe dans le film, même s’il ne croyait pas que ce fait divers ait pu arriver. Avec Antoine Duhamel et François Méchali,, il a créé le feeling uniquement en voyant le film. Comme il est dit au générique, ils ont composé la musique "à partir de l’image".
Pendant deux jours et deux nuits, nous avons projeté le film (qu’ils connaissaient déjà bien). Je crois pouvoir dire, sans rien retirer au mérite des musiciens, que pendant ces deux jours, j’ai continué à faire de la mise en scène. Je leur indiquais les endroits où je voulais de la musique et ceux où je voulais des silences. En tout cas la qualité de la musique leur revient entièrement. À mon sens, la réussite est totale car ce n’est pas de la musique plaquée, c’est de la musique intégrée au film.

JC : À un moment, quand le patron parle, dans le même temps la musique s’amplifie. On devine ce qu’il dit, mais on ne le comprend plus.

Ph. C. : C’est voulu. Quand ce type de sonorité intervient, j’ai voulu faire comprendre que le jeune garçon commençait à ressentir la tentation du suicide qui montait en lui. Sa fragilité, son agressivité impuissante sont rendues par cette expression musicale. Elle revient d’ailleurs à plusieurs reprises, par exemple quand il jette la bouteille sur le type qui le regarde par la fenêtre, quand il est dans le restaurant, ou quand il manque de se faire écraser par un camion.

Propos recueillis par Gérard Lionet
Cannes, mai 1974.
Jeune Cinéma n°80, juillet-août 1974


La Coupe à dix francs. Réal, sc : Philippe Condroyer ; ph : Jean-Jacques Rochut ; mont : Marie-Claude Carliez ; mu : Anthony Braxton, Antoine Duhamel & François Méchali. Int : Didier Sauvegrain, Roseline Vuillaume, Alain Noël, Jean-Pierre Frescaline, Marius Balbinot, Jean-François Dupas, Dominique Lavanant (France, 1974, 100 mn).



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