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Le sida au cinéma (bilan 2003)
Éléments pour une filmographie
publié le vendredi 10 avril 2020

par Olivier Varlet
Jeune Cinéma n°281, avril 2003


 


Le sida a tardé à s’inscrire dans la fiction. L’indifférence de la société au destin de quelques "hors normes" et la répugnance de la communauté homosexuelle à reconnaître une maladie au potentiel moralisateur inquiétant, réservent longtemps le sida à la presse médicale. Pourtant l’augmentation du nombre de cas finit par interpeller les médias qui attirent l’attention du grand public sur ce que l’on nomme alors le "cancer gay".
Paralysés par le saisissement, les homosexuels ne sont pas prêts à voir des images d’une maladie qui porte tant d’angoisses sans réponses, et les hétérosexuels, qui ne se sentent en rien concernés, n’imaginent pas un instant se reconnaître dans des personnages de toxicomanes ou d’homosexuels. Aussi le sida tarde-t-il à s’inscrire dans la fiction.


 

 

Les années 1980

 

Ce n’est qu’en 1986 que sort sur les écrans français la première fiction où le sida intervient, AIDS, trop jeune pour mourir. Suivront, en 1988, Encore / Once more, et, en 1990, Un compagnon de longue date. (1)

Rétrospectivement, ces trois films traduisent nettement l’éveil progressif de la conscience collective au sida.

AIDS, trop jeune pour mourir l’aborde avec la distance de l’incrédulité.
Rien n’est vraiment alarmiste dans ce film, on joue à se faire peur avec le destin des autres. Les braves gens n’ont rien à craindre : toxicomanie et sida y sont indissociables.
De plus, le film n’induit aucune identification au malade ; il la reporte adroitement sur un contrepoint positif, une jeune femme dévouée, image opportune d’une bonne conscience consommée qui permet à chacun de juger sans faiblir, d’exclure sans ciller.

À l’inverse, la mise en scène de Encore / Once more tend à capturer le spectateur et ne lui laisser aucune liberté de distanciation. Elle voudrait ainsi faire prendre conscience à un public peu informé du drame que le sida représente.
Mais le regard du réalisateur, Paul Vecchiali, s’attache surtout à exprimer l’impossible acceptation par l’être humain de sa condition de mortel ("Le sida c’est la vie. Ne vivez pas la peur, vivez la vie", y entend-on).
Aussi son film est-il une approche d’ordre intime du lien entre la vie et la mort, qui ne confère pas au sida d’autre implication qu’individuelle - et encore, dans un contexte étroitement homosexuel.

Seuls deux cinéastes ont pressenti, tous deux en 1986, les implications que le sida allait avoir sur l’ordre social. Mais, traduisant des bouleversements en action, aussi profonds qu’indicibles encore, leurs films ne pouvaient être que métaphoriques et le mot de sida n’y est jamais prononcé. (2)

En France, Leos Carax, dont toute l’œuvre est placée sous le signe du lien amoureux fatal, imagine avec Mauvais sang un complot pour la possession de l’antidote d’un virus imaginaire frappant "ceux qui font l’amour sans amour". Aurait-il eu, comme le suggère Thomas Doustaly (*), l’intuition des enjeux financiers qui traversent aujourd’hui les laboratoires pharmaceutiques ?
Aux États-Unis, David Cronenberg, cinéaste de la mutation, réalise, avec La Mouche, une fable aux accents kafkaïens sur la perte progressive de son propre corps, et transforme un scénario fantastique banal en un hymne bouleversant à la tolérance et à l’amour vis-à-vis de ceux que la maladie isole. Mais cette approche symbolique laisse à chacun la liberté de se sentir investi ou non.


 

 

Les années 1990

 

Il faut donc attendre les années 1990 pour voir le sida passer d’objet à sujet dans les fictions cinématographiques.

Avec Un compagnon de longue date émerge, dans la fiction, une prise de conscience collective. Mais elle demeure communautaire, l’histoire suivant un groupe d’intellectuels et d’artistes homosexuels décimés par la maladie. On y voit néanmoins naître un militantisme qui refuse le rejet et le désespoir et s’insurge contre la froideur médicale et le cynisme social.

Et ce n’est qu’avec Merci la vie (1991), et Mensonge (1993), que le média cinéma prend conscience de l’urgence de faire sortir de leur attitude de spectateurs passifs la grande majorité des hétérosexuels qui ne se sentent toujours pas concernés. (3) Pour mieux les interpeller, ces deux films choisissent de mettre en scène des femmes atteintes du sida.

Pourtant, le message passe encore mal.
Si, comme le louait alors Le Journal du sida (*), Merci la vie montre comment l’information est arrivée trop tard à des personnages délaissés par les campagnes de prévention, le propos sur l’universalité de la maladie se trouve biaisé par la marginalité marquée des personnages. Quant à la femme de Mensonge, elle n’aurait jamais contracté le virus du sida sans la bisexualité coupable de son mari infidèle, contaminé par un amant de rencontre...


 

Le premier film à ouvrir une porte dans les consciences est certainement Les Nuits fauves (1992). (4)
Transformant un vaudeville en drame, il récuse l’illusion que certains entretiennent pour se rassurer : non, l’amour ne rend pas invulnérable. Certes, Cyril Collard y va à contre-courant des discours de prévention puisqu’il n’hésite pas à mettre en scène un séropositif à qui il arrive de faire l’amour sans se protéger. Mais, en refusant de réaliser un film fait d’injonctions, il établit un lien définitif avec une génération pour qui l’usage du préservatif n’est pas un réflexe. Les aveuglements et les lâchetés de ses personnages donnent des prises à l’identification. Une identification dont il use pour avertir chacun du danger qui le menace en rendant au sida, à travers son témoignage, son implacable réalité et sa pesanteur quotidienne.

Pour décrypter les raisons d’une si lente prise de conscience, quelques films reviendront, dans les années 1990, sur les premiers temps du sida. 

Les Soldats de l’espérance (1994) retrace la naissance de l’acronyme A.I.D.S., en 1982, lors d’une réunion du CDC (Center for Disease Control) d’Atlanta. (5)
Le film établit une chronologie des premières découvertes sur le sida, mais il s’attache surtout à dépeindre le contexte social dans lequel les chercheurs peinent à se faire entendre. On y voit l’administration Reagan sous-évaluer l’épidémie, la droite religieuse, ravie, accabler les homosexuels, et la presse indifférente ignorer les avertissements lancés par les scientifiques.
De son côté, la communauté homosexuelle, qui vient juste de conquérir un peu de visibilité, refuse de croire en une maladie qui ne semble toucher qu’elle et risque de remettre en cause l’affirmation d’une sexualité déculpabilisée. Un compagnon de longue date évoque l’incrédulité d’un groupe d’homosexuels face aux premiers articles publiés dans la presse médicale au début des années 1980 : "Cette histoire de contagion, ça doit être la CIA qui essaie de nous enlever l’envie de baiser", déclare l’un d’eux.


 

 

Ce que montre l’écran

 

La fiction est une forme de reconnaissance du réel, la marque de son imprégnation dans les consciences. Dans le cas du sida, il aura fallu attendre près de dix ans pour que la société réalise l’ampleur de son impact et le drame humain qu’il représente. Mais, au début des années 1990, il devient la préoccupation dominante de l’opinion publique. Aussi, fournit-il un motif à de nombreux films et donne-t-il lieu aux représentations les plus diverses.

De ce fait, les films finissent par rendre compte de l’universalité du sida. Et l’on y voit, pêle-mêle, des gays dans Jeffrey (1995), des bisexuels dans Together Alone (1993), des hétérosexuels hommes dans J’ai horreur de l’amour (1997) ou femmes Avec ou sans hommes (1995) atteints par la maladie. (6)

Talons aiguilles, en 1991, ironise sur cette prise de conscience qui veut faire oublier sa tardive éclosion par un ostensible déploiement de zèle. Pour ce faire, Pedro Almodóvar imagine dans son film une septuagénaire hypocondriaque qui exige un test de dépistage alors que, s’imaginant atteinte de toutes les maladies, elle n’est pas sortie de son lit depuis plus de dix ans. Un lit que personne n’est venu visiter... (7)

Maladroitement parfois, la disparité de ces films témoigne de l’étendue de l’épidémie. Toutes les situations trouvent un écho. Ainsi, plusieurs films dénoncent-ils le scandale du sang contaminé. Alors que Facteur VIII de Alain Tasma (1995) expose le désarroi d’un hémophile adulte qui ne sait plus s’il doit encore croire en la médecine, La Lutte acharnée de Ryan White (1989) insiste sur la responsabilité d’une société du profit qui a contaminé ses propres enfants. Cette fiction, en effet, met à jour les failles du système américain de don du sang qui, parce qu’il le rémunère, a tardé à prendre les mesures de sécurité nécessaires.


 

Pour rendre le drame humain du sida, les films représentent ses divers symptômes et affections. Une respiration qui s’étouffe - Un printemps de glace (1985)-, un sarcome de Kaposi qui s’étend - Philadelphia (1994), des facultés mentales qui s’altèrent Un compagnon de longue date , un corps mourant qui ne peut plus se porter La Rage de vivre (1996). (8)
Tous montrent les ravages du sida, les souffrances du malade, le déchirement de parents voyant mourir leurs enfants, et le désarroi d’une société qui ne croyait plus les épidémies possibles. Réalisées, pour la plupart, avant les espoirs nés des trithérapies, la majorité des histoires se concluent inexorablement par la mort. Chaque film l’aura tenté à sa manière, mais comment dire toute la douleur, la rage, le désespoir qu’on ressent devant le sida. Même Derek Jarman, artiste, militant et malade ne peut que balbutier, pour conclure The Garden (1995), une phrase aussi poignante que dérisoire : "La vieillesse est venue si vite pour ma génération gelée". (9)

Au-delà de leurs images de la maladie, les films traduisent les changements que le sida a opérés sur certaines représentations sociales. Il est frappant de constater le nombre d’actes médicaux invasifs évoqués, voire portés à l’écran. Le personnage de Philadelphia blêmit à l’annonce d’une coloscopie, Hervé Guibert se soumet à une pénible ponction lombaire dans La Pudeur ou l’impudeur (1991). (10)

Dans le même temps, de nombreuses fictions rappellent les errances de diagnostics médicaux, au début de l’épidémie - Un compagnon de longue date ), ou le désarroi devant la résistance des symptômes aux soins prodigués - Les Soldats de l’espérance.


 

 

Modification des représentations

 

Ainsi, le sida a-t-il nettement accentué un changement dans l’image de la médecine déjà initié par le cancer. Ce n’est plus la traditionnelle image d’une puissance rassurante et souveraine, elle agresse le patient et reste désarmée devant la maladie. La médecine reprend son statut d’outil imparfait dans une société de la science qui l’avait presque déifiée.
Le sida a également modifié l’image de la mort. Dans la majorité des fictions, ces représentations ne sont supportables que si elles ne suscitent pas l’angoisse de notre propre fin. La mort ne touche généralement que des personnages secondaires et ne vient pas interrompre l’action, qui est la vie. C’est particulièrement flagrant dans les films d’action où son intervention n’entraîne aucune émotion. Si elle frappe le personnage principal, elle conclut invariablement un parcours, dès l’abord voué à l’échec. Un tel décès est retardé par la morale de l’histoire qui coupe court aux sentiments trop forts. Cette mise à distance émotionnelle du spectateur trouve ses limites quand il s’agit de films où le protagoniste meurt d’une maladie. Ceux-ci créent bien une identification du public au personnage, mais pour signifier la nécessité de toujours cultiver son bonheur de vivre, si fugace. Et puis l’amour (humain ou divin) vient immanquablement soutenir le personnage et le sauve d’un anéantissement absolu, calmant du même coup la détresse engendrée chez le spectateur.


 

Qu’en est-il dans le cas du sida ? Pour être transmissible par l’acte d’amour, il rend impossible cette parade. En donnant à leur film, Jeanne et le garçon formidable (1998), la forme d’une comédie musicale, Martineau et Ducastel montrent comment le sida a fait tomber cette illusion de l’amour salvateur complaisamment entretenue par les comédies romantiques (dont la comédie musicale est un sous-genre). Et le spectateur doit apprendre à regarder la mort en face, sans faux-fuyants. (11)

Beaucoup de films explorent également ce que le sida a changé, pour les séropositifs, dans leur représentation de la vie.
L’annonce de sa contamination donne au personnage de N’oublie pas que tu vas mourir (1996) le sentiment que le temps ne lui appartient plus. (12) C’est un choc insupportable pour lui qui, jusque-là, se sentait à ce point immortel qu’il n’avait pas hésité à se trancher les veines afin de se faire réformer. Pris de fébrilité, il voudrait condenser une vie en un mois. Aussi, multiplie-t-il les expériences (sexe, drogue, amour, art). Mais il les rapproche tant, supprimant les intervalles qui dans la vie les séparent et leur permettent de s’inscrire en nous, qu’il en tue les enseignements. Plus qu’il n’apprend à vivre avec l’idée de la mort, le film montre comment l’annonce de sa possible imminence crée, chez l’homme, le sentiment de ne plus savoir comment vivre sa vie.
Encore impose au spectateur la sensation de cette imminence. "Construit en neuf plans-séquences de neuf minutes, le film bat le rythme régulier d’un cœur que vient tout à coup surprendre une accélération (une dernière séquence montée) qui annonce la mort" (Thomas Doustaly).


 

Quelques films se font l’écho d’une approche plus intime encore de la maladie.
Avec Blue (1993), Derek Jarman explore l’incidence du sida sur sa compréhension et sa perception du monde. Tout lui semble s’être obscurci. Pour en rendre compte, il filme son univers à travers d’irréels filtres de couleur. Tout se dérobe à son regard, seul persiste à l’écran le souvenir translucide d’une douceur enfuie, aussi tenace qu’insaisissable. Et le film se fait le récit de la dépossession progressive à laquelle le contraint la maladie. Après la perte de son emprise sur le monde, son regard, c’est le contrôle de son propre corps qui lui échappe : son commentaire off témoigne du sentiment d’impuissance du malade face au traitement. Même ses sentiments finissent par le trahir quand le désespoir, devant le décès d’amis, tend à devenir résignation, alors que, implacablement, ils se multiplient. Plus que tout, c’est le sentiment de son moi qui s’étiole, rongé par la maladie : il n’en reste plus que la trace, opiniâtre et dérisoire. Comme un halo de couleurs primaires qui ne sauraient plus se fondre.


 

 

La leçon des images

 

Les représentations créées par le cinéma ne sont pas innocentes, elles contribuent à forger chez le spectateur une grille de lecture du monde. Et il semble bien que quelques courants traversent celles du sida. En effet, "donner un sens aux événements dramatiques de la vie est, pour l’être humain, le seul moyen de se défendre contre l’angoisse qui le gagne lorsqu’il est impuissant à agir". Aussi, comment les cinéastes n’auraient-ils pas cherché à se rassurer sur une maladie que la médecine ne sait pas éradiquer, en donnant, à travers leurs films, une interprétation au sida ? Tentation confortée par cette réalité : le cinéma est un art moral. L’intervention d’une construction scénaristique donne, en effet, une finalité aux actions des protagonistes, comme à l’enchaînement des événements.

Au début des années 1980, la société est indifférente aux tourments des toxicomanes et largement intolérante à l’égard des homosexuels. Aussi, alors que le virus semble encore ne toucher qu’eux, le sida trouve-t-il une résonance particulière. Il n’est pas étonnant de voir des films mettre en scène avec complaisance des personnages caricaturaux de séropositifs gays ou dépendants, et cela pour mieux blâmer leur mode de vie. S’il ne disent pas ouvertement, comme le firent certains extrémistes, que le sida est une juste punition de leur conduite, c’est souvent tout comme.

AIDS, trop jeune pour mourir confronte insidieusement un personnage au souvenir de sa toxicomanie. Pour y parvenir, le film inverse les rôles en faisant de notre homme le jouet d’un frère dépendant - double transparent de lui-même à une autre époque.
Il affronte sa violence, résiste à ses supplications, paye ses dettes, confond ses mensonges, bref subit tous les maux que les clichés sociaux appliquent aux toxicomanes. La culpabilisation est assurée, mais ce n’est pas assez. L’expiation tardive du personnage ne se conclut qu’avec l’annonce de sa séropositivité. Une séropositivité révélée par des malaises physiques qui évoquent autant l’état de manque que les symptômes du sida... La boucle est bouclée.

Mensonge, comme nous l’avons souligné, n’est guère moins critique envers l’homosexualité. Et cela en dépit d’une fin qui se veut ouverte au pardon. Mais pour pardonner, il faut avoir jugé et condamné. Ainsi, les toxicomanes et les homosexuels cristallisent-ils opportunément un rejet qui rassure les honnêtes gens sur leur invulnérabilité à la maladie. Le cas échéant, ils sont les coupables tout désignés de la contamination de l’innocent hétérosexuel...


 

Mais le cinéma, art moral, n’est pas intrinsèquement moraliste. Et nombreux sont les cinéastes à s’élever contre cet odieux détournement.
Zero patience (1993) dénonce ce besoin de désigner un bouc émissaire. (13) Le film suit un anthropologue qui tente laborieusement de reconstituer l’histoire du présumé "patient zéro" de l’épidémie. Mais, plutôt que d’avouer ses incertitudes grandissantes sur l’origine réelle du sida, l’anthropologue préfère manipuler les données contradictoires qu’il a recueillies pour feindre de démonter la menace que représente, à ses yeux, les homosexuels. Le film évite le moralisme qu’il dénonce par un traitement déjanté sous la forme d’une comédie musicale kitsch à souhait. L’apparition lancinante d’un spectre, celui du "patient zéro", semble nous avertir que nous pourrions facilement retomber dans l’obscurantisme si nous ne renoncions pas définitivement à vouloir combler les vides laissés par la science avec les imprécations de gourous fanatiques, de quelques bords qu’ils soient.

Plus pragmatique, Daybreak (1993) évoque les extrémités où pourrait conduire la stigmatisation des malades du sida. Dans un New York futuriste, où l’exacerbation des peurs a fait triompher le fascisme, les séropositifs sont tatoués et confinés dans des centres qui ne sont pas sans évoquer les camps de concentration. Comme le notait Le Journal du sida à propos d’un autre film, Poison (1991), Daybreak pousse chacun à traquer en lui la tentation toujours latente de faire disparaître le malade pour éradiquer la maladie. (14)


 

 

Le réveil du militantisme

 

Le réveil d’un militantisme véhément donne l’impulsion à des films moins consensuels.
Leur objectif n’est plus d’interpeller les consciences, mais de provoquer afin de forcer les discours extrémistes à se déparer de leurs atours enjôleurs. Et la violence de leur ton traduit le cri de douleur du cinéaste qui extirpe la culpabilité inscrite en lui par la société, tel le hurlement du blessé fouillant sa plaie pour en arracher la pointe qui l’a meurtri.

Avec Edward II (1992), Derek Jarman s’empare d’une pièce de Christopher Marlowe, datant du 16e siècle, qu’il transpose au temps du sida et transforme en une ode à l’homosexualité martyre. Son Edward II compte pour troupe les militants de Act Up (*) et pour adversaire la réaction sociale incarnée par l’armée britannique. "Jarman inscrit son film dans l’histoire, donc dans le politique. La mort d’Edward II, empalé sur un fer rouge, concentre le refoulé réactionnaire concernant l’homosexualité et le sida : la mort vient au sodomite par là où il a péché. Si Jarman ne reprend évidemment pas à son compte l’idée de la punition divine, il veut souligner comment l’ordre britannique, finalement, a trouvé un allié objectif dans la maladie. Act Up est le rempart politique contre cette alliance tacite" (Thomas Doustaly).


 

Mais ces problématiques finissent par tomber en désuétude quand, au milieu des années 1990, la société prend définitivement conscience que les hétérosexuels ne sont pas épargnés par le sida. Un certain discours moraliste ne disparaît pas pour autant.
Le mode de transmission sexuel du sida lui laisse une prise, et il ne tarde pas à porter ses accusations sur une cible qui le conforte dans ses positions puritaines : le multipartenariat.

Philadelphia, dont l’ambition est de susciter la compassion à l’égard des malades, mais en renonçant à dénoncer leur stigmatisation, en est un exemple flagrant.
Un avocat, licencié lorsque ses patrons découvrent qu’il est séropositif et gay, y lutte pour la reconnaissance de la discrimination dont il a été la victime. S’il obtient finalement gain de cause, il ne ressort pas moins des longues scènes de plaidoiries, dans lesquelles la société statue sur la moralité du personnage, qu’il est coupable de sa contamination.
Au détour de son témoignage, il avoue, honteusement, avoir contracté le sida lors d’un rapport furtif avec un inconnu dans un lieu de drague, alors qu’il vivait en couple. Et le film insiste sur la faute du personnage en illustrant cette révélation d’un flash-back misérabiliste, désignant clairement cette sexualité à l’opprobre. La culpabilité acceptée par le personnage ne laisse aucun doute sur la lecture morale implicite : la sexualité en dehors du couple fidèle est un vice qui trouve sa condamnation dans le sida. Mais c’est oublier que le risque de contamination est évité par l’usage du préservatif.

Jeanne et le garçon formidable insiste sur ce point. Jeanne a de nombreux amants. Elle rencontre Olivier, un garçon sexuellement stable et qui lui est fidèle. L’un des deux est séropositif. Ce n’est pas Jeanne : elle s’est toujours protégée. En exposant cette simple réalité, Martineau et Ducastel dénoncent la culpabilisation d’une sexualité du plaisir sans construction affective et sociale et remettent le préservatif au cœur des enjeux de tout discours sur les risques de contamination.


 

 

Fiction, témoignage et prévention

 

Après deux décennies sous sa menace, le sida a vu naître une génération qui n’a pas connu de sexualité sans le virus. Pour ceux-là, les caractérisations outrancières qu’on donnait à la maladie apparaissent bien loin de leurs préoccupations et ne portent que peu de sens. Aussi assiste-t-on aujourd’hui à une banalisation de l’image du séropositif. Désormais, le sida n’est rien d’autre qu’une (terrible) maladie. Pour témoigner du ton général des films récents, citons une scène de Jeanne et le garçon formidable. Olivier annonce à son amante, Jeanne, qu’il est séropositif. "C’est pas grave, on a mis des préservatifs", lui réplique-t-elle. - Celle là, c’est la première fois qu’on me la fait", constate Olivier. Et c’est tout.

Maintenant que l’Occident a enrayé la culpabilisation des malades et fait une place à ses séropositifs, il serait temps que le média cinéma ouvre son œil sur la dramatique situation africaine.
Il est effarant que ABC Africa (2001) soit le seul long métrage sorti dans les salles françaises à l’aborder. Pour le coup, ne pas montrer, ne pas agir est véritablement une insulte à la morale. (15)


 

Avec la fable, la morale avait trouvé son mode d’expression privilégiée. Toujours, fond et forme se répondent et se poursuivent. Mais leur lien est aussi intime que complexe. Instrument de réalisme et art de l’illusion, le cinéma s’est plu, depuis ses origines, à mêler les genres. Le cinéma-spectacle de Méliès n’est pas l’antithèse du cinéma-vérité des Lumière. Quelle part de fiction ne recelait pas déjà l’émerveillement d’un opérateur Lumière cadrant les parades d’une fête traditionnelle à Pékin pour qu’elles semblent voler ? Et la féerie que Méliès mettait dans ses actualités reconstituées n’en révélait-elle pas, plus encore, le réalisme ?

Aujourd’hui, la télé-réalité expose au grand jour le flottement des frontières entre réalité et fiction. En réaction, un fort courant intellectuel, porté par l’émission Arrêt sur images, tend à normaliser les modes d’expression, de filmage. Mais n’est-ce pas un faux combat ? Ainsi, existe-t-il vraiment un genre cinématographique propre à rendre la réalité sida et à transmettre un message de prévention ?

Le témoignage direct affiche des vertus qui semblent en faire la forme filmique la plus fiable pour capter et restituer la réalité du sida. L’absence de scénarisation assure au propos de n’être ni dirigé ni parasité, la neutralité du point de vue promet au spectateur de ne subir aucune influence. Mais c’est oublier que regarder, c’est déjà transformer. Et le procédé le plus neutre peut devenir manipulateur.

Paroles d’appelés, invite des appelés du contingent à s’exprimer sur l’usage du préservatif. La caméra est fixe et frontale, les locuteurs sont dos à un mur lisse, l’image est en noir et blanc. Le dispositif promet de la réalité. Mais ces jeunes hommes qui parlent de sexualité, peu a peu, se mettent ostensiblement à se vanter, justement parce qu’ils se savent regardés. Quelle part de vérité porte encore leurs propos ? Cette impuissance à arracher jusqu’au fondement la réalité à travers le témoignage est plus perceptible encore dans Sida, paroles de l’un à l’autre (1993). Plus que les drames personnels, ces paroles disent comment l’apparition du sida a mis à jour les tares d’une société fondée sur la recherche du profit immédiat, une société de la santé et du sport qui refuse de voir que la maladie et la mort sont toujours là. Si le propos est loin d’être sans intérêt, il est frappant de constater à quel point la réflexion est immatérielle, à quel point la démarche documentaire n’a pas produit de réalité puisque le témoignage n’a pas témoigné du vécu de la maladie. (16)


 

Pour échapper à cette potentielle irréalité du témoignage, Hervé Guibert expose son corps marqué par la maladie dans La Pudeur ou l’impudeur (1990). Il crée ainsi un vecteur de réalité, à travers l’auto-fiction. Mais le caractère insoutenable des images d’un corps squelettique que la mort semble déjà habiter pousse le spectateur à opérer une distanciation. De plus, l’intervention d’un commentaire analytique coupe court à toute identification. Et la portée du témoignage se trouve altérée par sa force même.
Pour permettre au spectateur de projeter ses angoisses concernant la maladie sur son témoignage, Cyril Collard mise, avec Les Nuits fauves, sur l’autobiographie romancée. En faisant de son expérience une fiction, il crée pour le spectateur une représentation supportable de la maladie. Elle devient un spectacle sur lequel il peut réaliser une catharsis sans culpabilité puisque, quoi qu’il puisse fantasmer, on est dans la fiction.

Mais, au-delà de ces problématiques liées à la captation du réel, le témoignage transmet un propos non cadré qui souvent s’accorde mal aux impératifs de prévention. Pour désigner sans équivoque l’attitude à adopter face à un risque, le message de prévention se doit d’être tranché, intransigeant. Or le témoignage prend en compte des émotions susceptibles de perturber la mise en application d’un précepte. Il court-circuite les injonctions nécessaires à la prévention.

Dans Les Nuits fauves, Cyril Collard est écartelé entre la volonté de briser la culpabilisation infligée aux séropositifs et la nécessité d’investir chacun du geste préventif. L’action du film, qui date de 1992, se déroule en 1986, alors que les séropositifs souffrent d’ostracisme dans une société hétérosexuelle qui ne se sent pas menacée. Dans un tel contexte, mettre un préservatif passe pour un aveu implicite et cet acte porte tout un passif. Quand, dans le film, Jean fait pour la première fois l’amour avec Laura, il hésite. Mais la peur de son rejet l’emporte et, pris dans la douceur apaisante des bras de Laura, il renonce à mettre un préservatif. Est-il égoïste ou bien en est-il réduit là par une société qui lui dénie le droit à une sexualité ? Tout est question d’interprétation. Cyril Collard ne prône pas l’insouciance pour autant. Quand Laura, avertie de la séropositivité de Jean, voudrait qu’ils fassent de nouveau l’amour sans se protéger, il refuse et tente de lui faire prendre conscience que l’amour ne protège pas du sida. C’est là toute l’ambiguïté de ce témoignage. D’une part, il refuse de stigmatiser un manquement aux conduites préventives, d’autre part il fait passer un message fort à des spectateurs qui, globalement, se sentent peu concernés par le sida : le préservatif est le seul rempart contre le virus et il appartient aux séronégatifs eux-mêmes d’en imposer l’usage.

Ainsi, les émotions portées par un témoignage semblent, le plus souvent, nuire à la clarté du message qu’il voudrait porter. Dans le même temps, l’échec de certaines campagnes de prévention, dont les injonctions ont fini par provoquer un phénomène de rejet, montre l’importance de leur prise en compte pour investir le public.


 

La fiction, dont l’action est de canaliser les émotions, peut être un bon expédient pour lever cette apparente contradiction. La possibilité de mettre en scène une conduite à risque et d’en montrer les dérives permet aussi de contourner un certain dogmatisme tout en ne renonçant pas à transmettre un avertissement clair.
Pour ne citer qu’un exemple, Kids de Larry Clark (1995) insiste sur le risque de contamination à chaque prise de risque. Le film suit un groupe d’adolescents qui découvrent la sexualité. L’un d’eux prétend n’avoir de rapports qu’avec des vierges et convainc sa nouvelle conquête de faire l’amour sans utiliser de préservatifs. Mais sait-il vraiment les risques qu’il a pris dans le passé ? Inquiète, la jeune fille fait un test.
Elle est séropositive. Un seul rapport non-protégé aura suffi.

Olivier Varlet
Jeune Cinéma n°281, avril 2003

* Cette étude a d’abord été publiée dans Triangul’ère n°3, "Quartier rose", décembre 2002, Paris, éd. Christophe Gendron.

* Le Journal du sida a été fondé en 1988 par Frédéric Edelmann et Jean-Florian Mettetal.

* Thomas Doustaly.

* Sur l’histoire de Act up, cf. 120 battements par minute de Robin Campillo (2017).


1. Aids, trop jeune pour mourir (Gefahr für die Liebe - Aids) de Hans Noever (1985) ; Encore (Once More) de Paul Vecchiali (1988) ; Un compagnon de longue date (Longtime Companion) de Norman René (1990).

2. Mauvais Sang de Leos Carax (1986) ; La Mouche (The Fly) de David Cronenberg (1986), remake de La Mouche noire (The Fly) de Kurt Neumann (1958).

3. Merci la vie de Bertrand Blier (1991) ; Mensonge de François Margolin (1992).

4. Les Nuits fauves de Cyril Collard (1992), d’après son autobiographie (Flammarion, Paris, 1989). Le rôle principal ayant été refusé par Patrick Bruel, Jean-Hugues Anglade et Hippolyte Girardot, c’est Cyril Collard (1957-1993) lui-même qui l’a incarné. Le film a été un grand succès populaire, et a obtenu, le 8 mars 1993, 4 César posthumes : Cyril Collard est mort le 5 mars 1993.

5. Les Soldats de l’espérance (And the Band Played On) de Roger Spottiswoode (1993).

6. Together Alone de P. J. Castellaneta (1991) ; Avec ou sans hommes (Boys on the Side) de Herbert Ross (1995) ; Jeffrey de Christopher Ashley (1995) ; J’ai horreur de l’amour de Laurence Ferreira Barbosa (1997).

7. Talons aiguilles (Tacones lejanos) de Pedro Almodóvar (1991).

8. Un Printemps de glace (An Early Frost) de John Erman (1985) ; Philadelphia de Jonathan Demme (1993) ; La Rage de vivre (Indian Summer) de Nancy Meckler (1996).

9. The Garden de Derek Jarman (1990). Derek Jarman (1942-1994), cité à plusieurs reprises - Edward II (1992) et Blue (1993) -, réalisateur considéré comme "underground", fut un militant pour les droits des homosexuels.

10. La Pudeur ou l’impudeur de Hervé Guibert (1991) est un documentaire diffusé le 30 janvier 1992 sur TF1, après sa mort le 27 décembre 1991.

11. Jeanne et le Garçon formidable de Olivier Ducastel & Jacques Martineau (1998).

12. N’oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois (1995).

13. Zero Patience de John Greyson (1993).

14. Daybreak de Stephen Tolkin (1993) ; Poison de Todd Haynes (1991), qui est constitué de trois histoires différentes inspirées des œuvres de Jean Genet, Notre Dame des Fleurs, Miracle de la rose, Pompes funèbres et Journal du voleur.

15. ABC Africa de Abbas Kiarostami (2001).

16. Paroles d’appelés - Sida propos de Raymond Depardon (1995) ; Sida, paroles de l’un à l’autre de Paule Muxel & Bertrand de Solliers (1993).



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