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Jeanne et le garçon formidable (1997)
de Olivier Ducastel & Jacques Martineau
publié le mercredi 14 juin 2023

par Philippe Roger
Jeune Cinéma n°250, été 1998

Sélection officielle de la Berlinale 1998

Sorties les mercredis 22 avril 1998 et 14 juin 2023


 


Chaque premier film apporte l’espoir d’un regard neuf, d’un rapport au monde renouvelé. Une attente parfois déçue, parfois comblée. Jeanne et le garçon formidable appartient sans nul doute à la seconde catégorie, la moins fréquentée. Film musical qui préserve l’émotion au sein d’une pudique élégance, il laisse un goût de bonheur alors même qu’il a parlé du malheur. Toujours la musique est ce qui traduit l’excès, celui du trop-plein de la joie d’être comme celui du manque à vivre. Métaphore en acte, le discours musical suggère ces béances indicibles, invisibles. L’histoire toute simple qui court le long du film - histoire d’amour par temps de sida, de chômage et de conformisme - est ponctuée de stations musicales qui donnent à l’œuvre tout son sens.


 

On pourrait objecter qu’il n’y a guère unité de style en ces interventions musicales : chacune ouvre sur un monde distinct (la variété, le tango, la java, l’opéra même). On n’est pas chez Jacques Demy ni chez Paul Vecchiali. Il n’y a pas un Michel Legrand ou un Roland Vincent pour unifier le cours sonore. Philippe Miller, le compositeur du film, travaille dans l’éclectisme. Mais après tout, celui-ci ne traduit-il pas l’éclatement perceptif des personnages ? À cet égard, on n’est pas si loin (maturité en moins certes) de On connaît la chanson (1) : chaque bulle musicale s’ajoute à la mosaïque d’un monde pétri de solitude, où l’on se manque plus souvent qu’on ne s’atteint.


 

En réalité, si la musique paraît si juste, c’est que le film entier est, au fond, une réflexion sur le temps. Si chaque plage musicale immobilise momentanément l’intrigue, ce n’est pas défaut dramaturgique mais propos délibéré. L’écoulement temporel est vécu comme une malédiction. Jeanne court pour échapper au temps qui la piège. Geste désespéré, coupé par une chute finale presque dérisoire, sur le pavé inégal du Père Lachaise. Mais avant l’ombre de la mort, il y aura eu un mode d’arrêt bénéfique, celui justement des parenthèses chantées. La musique aura permis de passer de la durée subie à l’éternité d’un instant simultanément rêvé et vécu.


 


 

Cette finesse dans l’approche temporelle subjective confère à la mise en scène un charme à la fois ténu et poignant. Il y a dans ce film une façon de finir (les plans, les scènes, le film lui-même) inimitable. Comme si le sens s’était réfugié dans la ponctuation. Cette mise en scène est entrelacs de virgules, points-virgules et points finaux. Que le lange (et ses règles) soit ici un modèle ne peut surprendre, car Jeanne et le garçon formidable est un film écrit. Ses bonheurs d’expression proviennent d’un goût du mot, de la phrase. Intelligente, la musique sait se mettre au service de ce véritable livret. Complainte, elle prolonge sobrement les dialogues.


 

Un tel film ne vient pas de nulle part. Tout le monde relèvera le clin d’œil à Jacques Demy, mais il faut surtout rappeler deux films aux titres anglais bien que parlant français, ô combien : Golden Eighties de Chantal Akerman (1986) et Once More de Paul Vecchiali (1988). La façon dont ce dernier a su faire passer la tragédie musicale par le motif alors inédit du sida, et dont Chantal Akerman s’empare de même du monde du travail suscite ici des échos aussi riches que probablement inconscients.

par Philippe Roger
Jeune Cinéma n°250, été 1998

* Cf. aussi "Le sida au cinéma. Éléments pour une filmographie", Jeune Cinéma n°281, avril 2003.

1. On connaît la chanson de Alain Resnais (1997).


Jeanne et le garçon formidable. Réal : Olivier Ducastel & Jacques Martineau ; sc, dial et chansons : Jacques Martineau ; ph : Matthieu Poirot-Delpech ; mont : Sabine Mamou ; mu : Philippe Miller ; chorég : Sylvie Giron. Int : Virginie Ledoyen, Mathieu Demy, Jacques Bonnaffé, Valérie Bonneton, Frédéric Gomy, Michel Raskine Denis Podalydès (France, 1997, 98 mn).



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