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Prévert, Pierre (1906-1988) (e)
Entretien avec Luce Vigo-Sand (1968)
publié le lundi 22 février 2021

Rencontre avec Pierre Prévert (1906-1988)
Jeune Cinéma n°29, mars 1968

À propos de L’affaire est dans le sac (1932) et Voyage surprise (1947)


 


Jeune Cinéma : L’affaire est dans le sac et Voyage surprise viennent de ressortir à la Pagode, (1) et nous sommes nombreux à nous réjouir de cet événement. Peut-on parler d’une "reprise", vos deux films ont-ils jamais connu de vie commerciale ? (2)

Pierre Prévert : Non, ou plutôt, l’un plus que l’autre. Voyage surprise a eu une carrière commerciale presque normale, puisqu’en 1947, il était sorti dans le circuit Pathé, mais il n’a jamais eu une grande audience, et n’a jamais été "rentable", comme on dit dans ce métier. Depuis l’été 1946, où ce film a été tourné, je n’ai jamais pu réaliser d’autres longs métrages. J’ai bien essayé de soumettre quelques projets, mais je me suis vite aperçu que c’était inutile et que je me heurtais, comme pas mal d’autres réalisateurs tels que Jean Grémillon ou Louis Daquin, à ce qu’on peut appeler un petit barrage occulte, tenace et bien organisé.


 

J.C. : Mais n’avait-il pas été produit par des amis ?

P.P. : Oui, au départ, comme dans tous les films que j’ai faits, c’était une entreprise des plus cordiales menée par notre ami Roland Tual, producteur du film et tout s’est bien déroulé pendant les premières semaines en extérieurs, grâce au beau temps. Puis les mauvais jours sont arrivés, quand nous étions en tournage dans les Gorges du Tarn, et nous avons pris alors deux ou trois semaines de retard. Le film a dépassé, paraît-il les 40 millions (anciens), les producteurs amis ont dû s’adresser à d’autres soutiens financiers principalement à la maison Pathé, qui a repris le film, l’a terminé et exploité, sans enthousiasme, il faut bien le dire.


 

J.C. : Quelles sont les circonstances qui nous ont permis de revoir Voyage surprise dans une salle comme La Pagode ?

P.P. : Nous avons pu sauver le film il y a deux ou trois ans, alors qu’il allait être vendu aux enchères publiques. Oui, c’est un cas assez rare et très peu de gens de cinéma le savent : un film peut être, en certaines circonstances, assimilé à un bien immobilier, à un moment donné, pour faire table rase de toutes les dettes restantes. Prévenus, des spécialistes viennent alors à ces ventes faites devant huissiers, pour acquérir, à bas prix et au poids, le négatif et en soutirer ensuite différentes matières en faisant fondre la pellicule pour je ne sais quel usage, du vernis à ongles pour les dames, selon les uns, ou des peignes, selon les autres.


 

Le Crédit national, qui avait lui aussi une participation financière dans le film, a fait vendre Voyage surprise aux enchères publiques. Fort heureusement, j’avais été prévenu moi aussi, mais comme je n’avais pas un sou pour l’acheter, j’ai aussitôt alerté des amis, Jean Gaborit et Jacques Maréchal des Grands Films classiques, des distributeurs qui se sont donné comme principale règle de retrouver et de rééditer certains films. Ils ont donc réussi à se rendre propriétaires du négatif de Voyage surprise, grâce à une surenchère que les acheteurs habituels ne pouvaient sans doute pas dépasser, puis mon frère Jacques, Claude Accursi et moi, leur avons cédé les droits artistiques, etc.
Mais ils se sont aperçus bien vite que le négatif avait été coupaillé et qu’aucune des copies retrouvées, çà et là, n’était conforme au montage initial. Lorsque le film était sorti à l’Empire, les distributeurs l’avaient réduit de 10 à 12 minutes en coupant au début au milieu et à la fin, car ils pensaient que le public trouverait le film trop long.
Finalement Les Grands Films classiques ont appris qu’un "marron" (3) était déposé dans une banque, ils s’en sont rendu également acquéreurs et se sont trouvé devant un négatif impeccable, correspondant, cette fois-ci, au montage initial. (4)

J.C. : Quels ont été vos sentiments en revoyant Voyage surprise ?

P.P. : Naturellement ça m’a fait plaisir, car j’aime toujours autant les rares films que j’ai entrepris. Mais je les connais bien et je sais parfaitement bien aussi ce que je n’aime pas dans certaines séquences et ce que j’aime beaucoup dans d’autres. J’ai pu constater que ce que je ne trouvais pas réussi ne l’était pas davantage aujourd’hui et que les passages que j’aimais bien étaient toujours là, bien solides et à leur place.


 

J.C. : Quels sont ces passages ?

P.P. : Dans Voyage surprise, il y en pas mal. J’aime tout ce qui se rapporte à la poursuite du train, tout ce qui se passe au théâtre, dans la maison close. J’aime beaucoup la découverte de la mer par le petit garçon qui se réveille le matin, la baignade, les vélos, la mariée dans l’arbre et Sinoël qui était le plus jeune de nous tous. J’aime moins la séquence "strombolienne" parce qu’elle a été réalisée en dernier, et plutôt à la va-vite, alors que nous avions repris le fim avec une nouvelle direction. Nous n’avions plus le même allant ni le temps nécessaire pour terminer ce film comme nous l’aurions voulu.

J.C. : N’avez-vous pas campé le conspirateur strombolien un peu comme une caricature, alors qu’en fait, c’est un être sympathique puisqu’il fait la révolution ?

P.P. : Ce n’est pas une caricature, mais un personnage étrange, mystérieux, trop ésotérique peut-être. Dans mon esprit, c’est une petite parodie de ces personnages un peu inquiétants que l’on voit dans certains films d’espionnage. Et puis c’est un Strombolien, les Stromboliens sont comme ça, il ne faut pas l’oublier. Il est d’autant plus étrange, peut-être parce que c’est un vieux "complice" à nous, Étienne Decroux, qui le joue, un très curieux personnage. Il était aussi dans L’affaire est dans le sac. Vous vous rappelez sans doute que dans le dernier plan où on le voit, il dit : "Je disparais". Quinze ans plus tard, lorsque nous tournions la dernière scène de Voyage surprise, avec lui, à Saint-Flour, en Auvergne, il s’est installé au volant du taxi et il m’a dit : "Qu’est ce que je fais et qu’est- ce que je dis ?" et je lui ai répondu en riant : Eh bien, tu t’en vas, mais avant de partir, tu dis "Je disparais". Il était ravi de cette idée et moi aussi.


 

J.C. : L’histoire de L’affaire est dans le sac est toute différente.

P.P. : Cette aventure, je l’ai racontée mille fois, et on commence à la connaître, non ? C’est un film de copains fait très rapidement, en huit jours et en utilisant des décors de films qui venaient de se terminer chez Pathé. Ces décors étaient de Jacques Colombier et de Lucien Aguettant pour Marcel L’herbier et Pierre Colombier. Le directeur des studios, Charles David, nous aimait bien et avait envie de nous faire faire un film depuis longtemps. Nous avons donc transformé plus ou moins ces décors qui allaient être démolis, après avoir cherché un scénario qui pourrait s’y intégrer. Dans la bibliothèque de Pathé, nous avons trouvé un synopsis de quelques pages de Rathony, un Hongrois. (5)
C’était l’histoire d’un milliardaire américain kidnappé par des gangsters à la place de son fils, et qui finalement s’en trouve enchanté, la seule chose, je crois, que nous ayons conservée du scénario original. Comme il y avait une boutique sur la petite place dont nous disposions comme décor principal, les gangsters sont devenus commerçants, une pharmacie est devenue chapellerie, approvisionnée d’une assez curieuse façon, puisque le chapelier-gangster se borne à faucher les chapeaux sur la tête des passants.


 

Ce ne fut pas un gros succès commercial, oh non ! puisque le film n’est pratiquement jamais sorti des armoires de la maison Pathé. Il est passé un peu, en alternance, aux Ursulines en 1939-1940, après avoir débuté en 1932 ou 1933 dans un nouveau cinéma qui n’a pas fait fortune, le cinéma Hollywood à l’emplacement du Théâtre de l’Humour, rue Fontaine, dirigé par deux amis (encore) Pierre Destouches et Jean Lenaver, où il a tenu, je crois bien, trois semaines.

J.C. : Quelle a été l’attitude de la maison Pathé dans cette affaire ?

P.P. : La film n’a pas plu à la Maison Pathé pour différentes raisons, mais plus particulièrement pour la séquence du coq. Le milliardaire américain s’ennuie beaucoup, son domestique ne sait plus quoi faire pour le distraire et se met à imiter le chant du coq, ce qui n’amuse pas le milliardaire et n’a pas amusé du tout la direction de la maison Pathé. Nous avions complètement oublié, vraiment, que c’était le symbole de la maison. Et ils se sont dit : "Ils se foutent de nous, non seulement ils nous font un film invraisemblable, insortable, dans lequel on ne comprend rien, mais en plus, ils mêlent le Coq de notre maison à cette lamentable pitrerie".

Nous avons quand même réussi à obtenir d’eux la possibilité de faire une "preview", elle consistait à présenter le film dans un cinéma de leur circuit, à la place d’un autre sans prévenir les spectateurs pour voir leurs réactions.

C’est ainsi que nous sommes partis, L’affaire est dans le sac sous le bras pour le Magic Convention, place de la Convention, j’étais avec Jacques et Jean Paul Le Chanois, et quelques copains et nous nous sommes dispersés dans la salle. Pendant une dizaine de minutes, tout a très bien marché. Les gens riaient beaucoup, presque trop, jusqu’au moment où le "monsieur au béret français", joué avec une présence et une voix étonnante par notre ami Brunius, a suscité un grand mécontentement. Il y avait beaucoup de bérets dans la salle, c’était à l’époque, la coiffure attitrée des Croix de feu et, dans notre esprit, naturellement, nous avions voulu les attaquer en les ridiculisant, mais sans plus. Mais le texte de Jacques fit si bon mariage avec l’interprétation de Brunius que l’effet fut immédiat. La séance se clôtura par un chahut terrible. Dès le lendemain, Pathé mettait au pilon les vingt ou trente copies de film déjà tirées et prêtes à être exploitées, comme cela se faisait automatiquement pour chaque production de la maison terminée.


 

J.C : Pouvez-vous me parler de votre collaboration avec Jacques : est-elle très étroite, travaillez-vous ensemble ou séparément ?

P.P. : Cela dépend des sujets et des circonstances. Par exemple pour L’affaire est dans le sac, le scénario a été entièrement écrit et dialogué par Jacques (il écrit ses scénarios et ses dialogues en même temps), et je me suis borné à faire un découpage technique pour établir un plan de travail d’après les décors dont nous disposions. Par la suite, nous avons fait Adieu Léonard en 1943, avec un autre producteur ami, André Halais des Fontaines, Jacques et moi nous avons travaillé ensemble au scénario en reprenant un ancien projet, L’Honorable Léonard, écrit sous forme d’une longue continuité, dialoguée en partie. Nous avons travaillé en commun au point que je ne sais plus si l’introduction des "petits métiers" était une idée de Jacques ou de moi. Le but en était surtout de faire travailler les copains. Nous l’avions toujours fait, dans la mesure du possible, et en 1943, pour beaucoup, c’était une nécessité de travailler ou de se cacher.


 

Au départ le scénario de Voyage surprise était de Claude Accursi (qui vient d’écrire le dernier film de Marcel Carné en collaboration avec celui-ci) et de moi. (6) Mais nous nous sommes laissé emporter par notre imagination débordante, et nous nous sommes bientôt trouvés devant un dossier si volumineux que nous ne sûmes plus que faire. Nous avons alors appelé Jacques en consultation. Il est venu, pas très réjoui parce qu’il n’aime pas beaucoup entrer au milieu d’un sujet en préparation, mais pour nous aider, il a repris le scénario, il l’a modifié en ajoutant des séquences de son cru, en gardant un grand nombre des nôtres (la partie strombolienne par exemple), en en modifiant quelques unes, etc. Finalement, c’est lui qui a remanié le scénario dans sa presque totalité, donnant ainsi une adaptation très libre du sujet de base.

Ensuite, j’ai travaillé pour la télévision où je suis encore actuellement et où nous avons réalisé, Jacques, Paul Grimault et moi, Le petit Claus et le grand Claus en 1964, et j’ai écrit La Maison du passeur. Jacques a apporté des modifications à mon scénario. Vous voyez, selon les cas, il y a en a un qui a un peu plus d’importance que l’autre, mais finalement, c’est Jacques qui fait le point et qui fignole la couture de l’ensemble.


 

J.C. : Quel rôle a joué dans votre vie Brunius, l’étonnant homme au béret français ?

P.P. : Il vient de mourir. (7) C’était un grand passionné de cinéma et un vieux copain que l’on voyait moins souvent depuis qu’il vivait en Angleterre, mais à chaque fois, c’était comme si on s’était quitté la veille. Il a été le premier à intervenir dans notre vie cinématographique, c’était en 1929. Amicalement lié avec Pierre Batcheff au moment où celui-ci tournait dans Le Chien Andalou (Batcheff était à cette époque une grande vedette du cinéma muet, un autre ami délicieux, jamais oublié, qui est mort tragiquement). Brunius nous l’avait fait connaître car Batcheff désirait devenir metteur en scène. Nous avons travaillé tous les quatre sur Émile-Émile ou Le Trèfle à quatre feuilles qui aurait dû être le premier scénario des frères Prévert porté à l’écran. Par Brunius, donc, nous avons fait nos premiers pas vers le cinéma de métier, la production dramatique. Grâce à lui, nous avons rencontré Pierre Batcheff, qui, à son tour, nous a fait connaître Charles David. Tous les trois, Batcheff, David et Brunius ont donc été les premiers dans le métier à pressentir ce qu’un type comme Jacques Prévert pouvait apporter au cinéma. Ils ne se trompaient pas.


 


 


 


 

J.C. : Dans L’affaire est dans le sac, il semble qu’il y ait davantage de copains du groupe Octobre que du groupe surréaliste ?

P.P. : Il y a un mélange car tout cela, c’est un peu la même époque. D’abord il y a eu le Surréalisme jusqu’en 1928 qui nous influença beaucoup, puis le groupe Octobre a été formé juste avant L’affaire est dans le sac, en 1932. La Fédération du théâtre ouvrier de France, filiale artistique du Parti communiste, participait alors aux manifestations de l’époque. Avec ces groupes scéniques qui jouaient, des chœurs parlés, des sketches, etc. Pour des raisons politique, l’un d’eux "Prémices" - qui était une association de gens de différents milieux (ouvriers, instituteurs et fonctionnaires) - se sépara en deux. Une partie resta avec un garçon qui s’appelait Roger Legris, et une autre s’en alla avec Raymond Bussières trouver Jacques sur les conseils du député Paul Vaillant-Couturier qui l’avait rencontré et remarqué. Bussières et Jacques sympathisèrent aussitôt, et Jacques, qui, jusqu’alors, avait beaucoup parlé mais n’avait rien publié, accepta d’écrire des chœurs parlés sur des faits d’actualité. Ce fut réellement son premier travail d’auteur-dialoguiste. Ces chœurs ou sketches étaient généralement écrits, répétés et joués en quelques heures par le groupe Octobre. Le grand animateur de ce groupe était notre ami Lou Tchimoukov qui devint mon assistant, puis celui de Marcel Carné et de Jean -Paul le Chanois, après avoir joué le flic dans L’affaire est dans le sac.


 

J.C. : Que vous a apporté le groupe Octobre ?

P.P. : Un immense plaisir en tant que spectateur, et de nombreuses et grandes amitiés nouvelles. J’étais alors assistant-metteur en scène et ne pouvait assumer régulièrement une autre activité. Mais j’ai assisté à presque toutes les représentations du groupe et en garde précieusement le souvenir. Depuis, dans la distribution de nos films, nous avons toujours mêlé des comédiens et des copains sortis du groupe Octobre ou rencontrés à cette époque. Parmi eux, il y avait de très bons éléments, Guy Decomble, un excellent comédien, Raymond Bussières, de même que Maurice Baquet, Roger Blin, Brunius, Marcel Duhamel, et d’autres comme Yves Deniaud et Paul Franqueur qui faisaient partie d’autre groupes du Théâtre ouvrier, et, pourquoi ne pas le nommer, Jean-Louis Barrault.

J.C. : Vous avez besoin de ce climat d’amitié pour travailler ?

P.P. : Oui, essentiellement. Et depuis, j’ai toujours trouvé des amis parmi les jeunes principalement à la télévision où il y en a d’assez extraordinaires, qui aiment leur métier, surtout parmi les monteurs et les assistants réalisateurs. J’ai eu, avec eux, des contacts très loyaux et bien vite amicaux. Je viens de terminer un feuilleton très lourd à porter, de près de 7 heures de projection, en souvenir de Louis Feuillade, Les Compagnons de Baal, sur un scénario original de Jacques Champreux, le petit fils de Feuillade. On a tourné en quatre mois et demi, dans un esprit de collaboration des plus étroites. Sans l’équipe technique et sans les comédiens que j’ai eus, je ne m’en serai pas sorti. En général, on ne fait pas un film tout seul, du moins c’est mon avis, mais un feuilleton encore moins.


 

J.C. : Avez-vous une révérence particulière pour Louis Feuillade ?

P.P. : Il y avait deux genres de films que j’aimais dans le cinéma de mon enfance : le comique burlesque américain et le film à épisodes, surtout le serial américain : Les Mystères de New York et certains feuilletons français. Louis Feuillade m’a beaucoup intéressé à cette époque et je revois toujours Les Vampires, Fantômas et Barrabas avec un énorme plaisir. Avec Les Compagnons de Baal, nous avons cherché à retrouver le même ton que lui, toutes proportions gardées, avec une histoire assez invraisemblable, un peu fantastique et mystérieuse comme lui-même les aimait et qui se passe de nos jours à Paris. Nous l’avons réalisée le plus sérieusement possible en évitant la parodie, mais en y ajoutant juste une petite dose d’humour par ci par là.

J.C. : Avez-vous l’espoir ou le désir de refaire du cinéma ?

P.P. : Oui, mais moins qu’autrefois, car le cinéma est devenu une entreprise commerciale de plus en plus compliquée, et on a perdu cet esprit de fraîcheur, de naïveté même, qui faisait, à mon sens, toute la richesse du cinéma d’autrefois. On tend de plus en plus vers un cinéma intellectualisé, je ne suis pas entièrement contre, mais où, paraît-il, et ça je le déplore, il faut voir trois ou quatre fois les films pour les comprendre. Alors non... J’aimais beaucoup le cinéma d’autrefois, spectacle forain pour les uns, mais un spectacle composé de plusieurs films, et vous étiez sûr et certain d’en voir un ou deux qui vous plaisaient. Ce que je cherche au cinéma ? L’imprévu, l’inconnu, la surprise. Le plaisir, quoi, comme le dit encore aujourd’hui si joliment Sinoël dans Voyage surprise.

J.C. : Est-ce ce plaisir que vous trouviez en allant au cinéma qui vous a donné le goût d’en faire ?

P.P. : Il est sûr que j’ai grandi dans le cinéma, dans l’amour du cinéma, comme grandissaient en même temps, Jean Vigo, Brunius, Jean George Auriol et tant d’autres. C’est Jacques le grand frère qui m’a un jour, à la suite d’une petite annonce dans un quotidien, conduit aux films Erka, avenue de la République où, aussitôt engagé, je me suis d’abord occupé de classements publicitaires, affiches, photos, etc. avant de devenir projectionniste. J’ai vu alors plusieurs fois beaucoup de films. Peut-être est-ce là que j’ai un peu appris comment on faisait un film ?

Ensuite j’ai rencontré Alberto Cavalcanti à l’époque de notre tout premier film Souvenirs de Paris ou Paris Express. C’est lui qui nous a conseillé Marcel Duhamel et moi, d’apprendre réellement le métier en faisant un documentaire avant de nous lancer dans le long métrage comme nous le souhaitions. Puis Pierre Batcheff m’a fait entrer au montage à Boulogne-Billancourt chez Braunberger-Richebé. Je suis devenu assistant de Cavalcanti pour Le Petit Chaperon rouge que jouaient Jean Renoir et Catherine Hessling, "Nana" inoubliable du film du même nom, Catherine que j’admirais beaucoup. Cavalcanti n’avait nullement besoin de moi, mais il m’avait pris par amitié (encore et toujours l’amitié), pour me dépanner. Jean Renoir, ensuite, m’a retrouvé et pris comme assistant pour La Chienne, Marc Allégret pour La Petite Chocolatière, Fanny, et plus tard, L’Hôtel du libre-échange. Comme L’affaire est dans le sac n’avait pas marché, je suis redevenu assistant dans d’autres productions, avec d’autres metteurs en scène, entre autres Richard Pottier qui m’a beaucoup appris au point de vue technique et René Sti avec qui nous avons fait Moutonnet. (8)

J.C. : Quels sont les films auxquels vous vous sentez plus particulièrement attaché ?

P.P. : Tous ceux que j’ai faits, bien entendu. Puis La Chienne de Jean Renoir, Le Cerf-volant du bout du monde de Roger Pigaut, Drôle de drame de Marcel Carné, L’Hôtel du libre échange de Marc Allégret qui n’est pas parfait, mais qui a de très très bonnes séquences. Jacques pense que c’est une des meilleures adaptations de Feydeau.

J’aime aussi beaucoup Paris la belle.
En 1928, Paris Express n’avait intéressé personne. En 1958, Henri Langlois, directeur-fondateur de la Cinémathèque française, qui vient d’être débarqué" de la manière la plus autoritaire qui soit, (9) nous avait fait la surprise de revoir ce film. Nous avons alors découvert avec émotion, Jacques et moi, qu’il était plein de souvenirs attachants, pour nous bien sûr, mais que ce n’était pas seulement notre impression personnelle et que d’autres, beaucoup plus jeunes que nous, réagissaient pareillement en le voyant pour la première fois.


 


 

L’idée nous est venue de le moderniser avec un commentaire, de la musique et - sur le désir d’un producteur - d’y ajouter des vues de Paris actuel. C’est ainsi que ce petit film, commencé en 1928 par Marcel Duhamel et moi, sur les conseils de Cavalcanti, a été terminé, trente ans plus tard, par moi seul, avec la collaboration de l’opérateur Sacha Vierny qui m’a apporté de très belles images en couleurs et de Louis Bessières pour la musique, sans oublier la voix de notre grande amie Arletty. C’est un des rares films de moi qui ait été distribué normalement dans les salles (j’en suis pour une fois très content) où il accompagnait Candide de Norbert Carbonnaux, et a bénéficié du succès commercial de celui-ci.


 


 

J.C. : Une dernière question, peut-être un peu indiscrète... Avez-vous souffert de ne pas avoir eu de succès commercial ?

P.P. : Souffert, non, mais ce n’est jamais agréable d’autant plus qu’un certain nombre de gens du métier se font des idées fausses. Ils croient que l’on fait volontairement un film non-commercial pour créer du scandale ou pour épater la galerie. Ce n’est pas mon cas. Nos films sont ce qu’ils sont, et s’ils sont ce qu’ils sont encore aujourd’hui, c’est qu’ils ont été faits très sincèrement sur une inspiration du moment, sinon, ils ne tiendraient plus le coup. Ils ne sont pas très démodés, parce qu’ils ne suivaient aucune mode à l’époque de leur réalisation. C’était comme ça et pas autrement. Et cela correspondait à une spontanéité et à un certain état d’esprit qui nous plaisait, dans lequel nous vivions, mon frère et moi, avec des copains. Voilà tout.

Propos recueillis par Luce Vigo-Sand
Jeune Cinéma n°29, mars 1968

N.B. : Le 22 février 2021, est sorti un coffret DVD consacré à Pierre Prévert, chez Doriane, avec six de ses films, restaurés et reconstitués, et un livret de 70 pages, avec textes et documents, constitué par Daniel Vogel.

* Cf. aussi "Pierre Prévert (1906-1988), une vie une œuvre", Jeune Cinéma n°183, octobre-novembre 1987.

** L’affaire est dans le sac sur le site de La Belle Équipe, hommage à l’âge d’or du cinéma français à travers les revues d’époque, animé par Philippe Morisson.

*** Cf. aussi "Entretien avec Paul Grimault", Jeune Cinéma n°128, été 1980.

1. Le cinéma La Pagode, construite en 1896, fut d’abord une salle de fêtes avant de devenir, en 1931, l’unique cinéma du 7e arrondissement. La salle est fermée depuis le 10 novembre 2015 au soir, dans la perspective de travaux et d’une éventuelle réouverture. En 2019, elle n’a toujours pas été réouverte.

2. Les deux films ont aussi été présentés au Studio Parnasse.

3. Sous le nom de "marron" se cache un contretype du négatif originel complet (éventuellement appelé ’’lavande’’) permettant de refaire un négatif utilisable pour tirer des copies positives.

4. L’affaire est dans le sac a été, de 1957 à 1961, distribué en ciné-club par la Fédération Jean-Vigo qui en avait acheté les droits.

5. Ákos Ráthonyi (1908-1969), cinéaste et scénariste hongrois.

6. Il s’agit de Les Jeunes Loups de Marcel Carné (1967), Claude Accursi en est co-scénariste et a écrit les dialogues.

7. Jacques Brunius (1906-1967) est mort à Exeter (Angleterre) le 24 avril 1967.

8. Moutonnet de René Sti, alias Adolf Ornstein (1936).

9. Cf. Jean Delmas, L’Affaire Langlois. Main basse sur la cinémathèque, Jeune Cinéma n°29, mars 1968. Cf. aussi Pierre Barbin (1926-2014).


* L’affaire est dans le sac. Réal : Pierre Prévert ; sc et dial : Jacques Prévert d’après le scénario original d’Akos Rathony ; ph : Alphonse Gibory ; mont : Louis Chavance ; mu : Maurice Jaubert ; déc : Lou Bonin. Int : Julien Carette, Anthony Gildès, Étienne Decroux, Jean-Paul Le Chanois, Pierre Darteuil, Paul Darcy, Georges Jamin, Freddy Castel, Jean Deninx, Marcel Boucard, Lucien Raimbourg, Jacques Brunius, Marcel Duhamel, Daniel Gilbert, Ghislaine May, Marise Rey, Lora Hays, Lou Bonin, Jean Bremaud, Louis Chavance, Pierre Desouches, Philippe Richard, Guy Decomble, Jacques Prévert (France, 1932, 43 mn).

* Voyage surprise. Réal : Pierre Prevert ; sc : P.P., Jacques Prévert & Claude Accursi, d’après le roman de Jean Nohain & Maurice Diamant-Berger ; ph : Jean Bourgoin ; mont : Jacques Desagneaux & Raymonde le Jeune ; mu : Joseph Kosma ; déc : Auguste Capelier sur des maquettes de Alexandre Trauner ; cost : Elisabeth Simon. Int : Martine Carol, Maurice Baquet, Jean Sinoël, Thérèse Dorny, Annette Poivre, Max Revol, Lucien Raimbourg, Gaston Orbal, Pierre Piéral, Marcel Pérès, Cécilia Paroldi, Roger Caccia, Étienne Decroux, Jacques-Henri Duval, Claire Gérard, Robert Lombard, Christian Simon, Charles Lavialle, Fernand René, Paul Barge, Pierre Duncan, Pierre Prévert, Sophie Sel (France, 1947, 85 mn).



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