par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 9 mars 2016
Sur la prostitution, sans être client(e), on a aujourd’hui beaucoup de références.
Il y a les prostituées parisiennes des polars en noir et blanc, enchaînées à leur mac, surveillées et punies, de façon joyeuse ou dramatique, nos stéréotypes référents les plus solides.
Dans le registre misérable, l’abattage et le bordel, on n’a jamais oublié le livre de Germaine Aziz (1926-2003), Les chambres closes (1). Avec la mémoire rafraîchie par L’Apollonide (2)
Dans le registre mondain, on connaît maintenant les témoignages des call girls de haut vol et leurs plaintes, direct du Carlton, non filtrées par Madame Claude.
Etc. À chacun ses souvenirs romanesques ou filmiques.
Il existe des prostitutions plus désespérantes encore, quand la misère, la grande jeunesse et la solitude s’en mêlent.
Éliane de Latour, anthropologue, s’est penchée sur les ghettos d’Abidjan.
En 2009, elle photographie, les filles de Bel-Air, à Abidjan, les "go", dès 12 ans, à 2 euros la passe.
En 2011, rentrée en France, elle expose ses photos (3).
En 2012, comme elle leur a promis, elle retourne à Abidjan, avec l’argent récolté et de belles images. Les filles lui font confiance et s’abandonnent à sa caméra.
Trois ans après, les filles ont grandi, ont des gamins à ras du trottoir, sont protégées par des "gars" et rêvent de s’en sortir en ouvrant un "maquis". La zone grise s’est organisée.
La caméra les regarde vivre, s’habiller, se maquiller, nourrir leurs mômes, laver leurs vêtements, les étaler, vider les ordures, s’engueuler pour une assiette sale, prier Allah à l’heure dite. La caméra filme leur beauté.
La photo est belle, les robes sont superbes, les gosses sont mignons, elles sont touchantes. En effet, Éliane de Latour rend à ces parias leur beauté oubliée et méprisée, avec l’objectif de panser le dégoût qu’elles ont d’elles-mêmes.
C’est un grand documentaire qui, sous une apparence d’objectivité, raconte une intimité de femmes entre elles.
Éliane de Latour dit qu’elle a voulu filmer la lumière de ces parias plutôt que leur misère.
Elle dit aussi que le fait social de ce ghetto date de 2002, quand la guerre a coupé la Côte d’Ivoire en deux et que les filles ont fui la zone militaire du Nord et leurs familles éclatées.
Mais cela, elle ne le dit pas dans son film.
Filmer la détresse et la misère, de cette façon brute, en la transfigurant, c’est un beau geste.
On aimerait, pourtant, à la fois un peu plus d’intervention et un peu plus de distance.
Il ne s’agit évidemment pas d’imaginer des solutions, ni de faire un film militant, ce n’est pas le propos. Mais on souhaiterait un point de vue moins décoratif.
Du Treichville (2) à figure humaine filmé par Jean Rouch en 1959, on est passé à cet ignoble bidonville croulant sous les déchets, où vivent des princesses.
Ça vaudrait peut-être la peine de s’en inquiéter et de le dire.
Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe (août 2015)
1. Germaine Aziz, Les chambres closes (Stock 1980).
2. L’Apollonide : Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello (2011).
3. Exposition Go de nuit : les belles retrouvées, Maison des métallos (2011) ; puis, dans le cadre du Mois de la Photo à Paris, 13 novembre-7décembre 2014.
4. Quartier populaire d’Abidjan. Moi un noir de Jean Rouch (1959).
Little go Girls. Réal : Éliane de Latour ; mu : Éric Thomas ; mont : Catherine Gouze. int : Awa Ballo, Safia Koné, Aminata Sidibé (France, 2015, 86 mn). Documentaire.