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Auer, Gabriel (1936-2014) (e)
Entretien avec Andrée Tournès (2000)
publié le lundi 15 décembre 2014

Rencontre avec Gabriel Auer (1936-2014)
À propos de Le Birdwatcher (2000)

Jeune Cinéma n°265, décembre 2000


 


Jeune Cinéma : Comment l’idée de ce film est-elle née ?

Gabriel Auer : Le film est inspiré d’une histoire que m’a racontée Jacques Péronne. Il est basque et a longtemps vécu en Amérique. Il avait écrit un court récit avec sa compagne, Michèle Sirois.
C’était l’histoire d’un Basque qui revenait dans son pays natal après avoir vécu trente ans en Amérique et subissait un choc émotionnel en retrouvant des choses qui le touchaient profondément quand il était enfant et qu’il avait oubliées. Il retrouvait aussi une sœur, dont il ignorait l’existence, une sœur devenue terroriste.
L’idée de départ m’a séduit et je l’ai adaptée. Tout en gardant l’idée du retour et de la sœur terroriste, j’ai imaginé le personnage de Charles et j’ai situé l’histoire à un moment particulier de l’histoire de l’Espagne, la fin du franquisme.
J’en ai fait un ornithologue qui arrive au Pays basque en même temps qu’un groupe de dignitaires franquistes y organise une partie de chasse à la palombe. Et j’ai construit le récit comme un thriller.
Charles ressemble étrangement à un tueur mythique du Commando Guernika. D’où une tension, un mystère autour de Charles. Mais vous qui avez vu le film, vous savez que le film bascule aux deux tiers, c’est un faux thriller…


 

J.C. : Pourquoi avoir choisi ce moment particulier pour situer cette histoire ?

G.A. : Si je réfléchis, comme cela, a posteriori, il y a un élément commun à tous mes films, c’est toujours le destin d’un individu dans un moment crucial de l’histoire, les points de rencontre entre petite et grande histoire. De quelle manière la vie d’un individu est-elle bouleversée par des événements sur lesquels il n’a aucun contrôle ?
Dans ce film, l’irruption de l’histoire, c’est Guernica.
Et le cœur du film, c’est le bombardement de 1937 qui affecte la vie d’une famille.
Moi aussi en 1938, la vie de ma famille, comme celle de beaucoup d’autres, a subi un changement de cours brutal. Guernica, pour les gens de ma génération, représente un événement bouleversant, ce qui est peut-être un peu oublié aujourd’hui. Franco a négocié avec Hitler le choix de Guernica. Le choix de Guernica n’est pas dû au hasard, c’est un symbole important : la capitale spirituelle du Pays basque.
Le film, c’est une grand-mère, des parents et leurs trois enfants brutalement séparés par ce bombardement qui détermine à la fois leur destin et celui de leur pays. Charles est cet enfant de 3 ans, visitant l’église de Guernica avec sa grand-mère juste avant le bombardement. Il voit une statue de saint François d’Assise, le protecteur des oiseaux, et ces oiseaux que saint François tient dans sa main seront son "premier souvenir", souvenir-écran recouvrant et cachant le traumatisme du bombardement et de la séparation.


 

J.C. : Ce qui m’a touchée, c’est l’irruption du souvenir à Guernica, dans l’église, dont l’incidence est à la fois intime et politique.

G.A. : L’église, nous l’avons introduite dans un deuxième temps. Au départ, il y avait aussi un certain nombre de scènes qui se passaient à Guernica, mais c’était très différent. La statue de saint François d’Assise et les oiseaux ont été introduits plus tard. Il nous a fallu du temps pour trouver cette idée…

J.C. : Et aussi la belle trouvaille de la phrase basque que l’enfant se rappelle, comme un mot de passe.

G.A. : Oui, jainkoaren mezulariak, "les messagers du Bon Dieu".
Toute l’enfance de Charles est construite autour de cette phrase qui a des sens multiples. Le curé la prononce en premier, elle est inscrite sur le socle de la statue de saint François d’Assise, ensuite Charles enfant la répète quand il voit les bombardiers survoler Guernica. Puis, cette phrase déclenche le souvenir.

J.C. : Vous avez un passé de documentariste, cela explique-t-il l’exigence de vraisemblance qui marque le choix des lieux, des visages, des voix ?

G.A. : Hélas, nous n’avons pas pu tourner au Pays basque. Mais grâce au tournage du film de Roger Kahane en Franche-Comté, que j’ai produit il y a trois ans, j’ai été frappé par la ressemblance des paysages du Pays basque et de la Franche-Comté, contreforts l’un et l’autre de grands massifs montagneux. Pierre Jouille, qui faisait les repérages, m’a montré de grandes photos prises au Pays basque, c’était totalement identique à ce que nous avions sous les yeux ! En dehors d’une scène où l’on reconnaît les constructions du Jura, je défie quiconque ne sait pas qu’on n’a pas tourné au Pays basque de s’en apercevoir.


 


 

J.C. : Ce qui est aussi important, c’est que vos acteurs ne soient pas connus.

G.A. : J’ai fait une longue recherche pour trouver des comédiens qui ne soient pas connus et authentiquement basques, espagnols, anglais. Il n’était pas question que tous les policiers ne soient pas espagnols. J’ai eu de la chance de trouver Javier Cruz qui joue Ricardo et qui vit en France.
Contrairement à certains films à gros budget où tout le monde parle anglais, ici chacun parle dans sa langue, les Espagnols en espagnol entre eux, Mitch le chasseur marié depuis trente ans à une Française et qui pourtant comprend le français, ne s’adresse à sa femme qu’en anglais. Et Charles, interprété par Thom Hoffman, joue en français ou en anglais selon à qui il s’adresse.

J.C. : Pouvez-vous expliquer ce qui retarde un projet pendant si longtemps ?

G.A. : Ma rencontre avec Jacques Péronne remonte à 1989, et le premier scénario à 1990. Nous avons tourné la douzième version écrite. Cette durée m’a donné à la fois du recul et le temps de la réflexion. Les difficultés sont venues du financement. J’ai perdu beaucoup de temps à tenter de trouver une coproduction espagnole. Pire qu’un refus, le silence total, aucune réponse. À partir du moment où le sujet avait rapport avec le terrorisme basque, c’était tabou, interdit. J’avais réussi à rencontrer une productrice longtemps insaisissable. Elle m’a dit : "Jamais ! J’ai produit au Pays basque un film qui n’avait aucun rapport avec le terrorisme, j’ai dû engager des gardes du corps pour protéger mes enfants, j’étais menacée, on voulait me rançonner".


 

J.C. : C’est le sujet qui a choqué, qu’on a pris pour une acceptation du terrorisme ?

G.A. : Oui sans doute, mais il n’y a dans ce film aucune apologie du terrorisme, au contraire. Vacances royales (1) était déjà un film prenant clairement parti contre le terrorisme. En 1975, on a une situation très précise, et on ne peut retirer le film de son contexte sans faire un total contresens.
J’ai placé en ouverture du film un élément politique très spectaculaire, l’assassinat de Carrero Blanco. Il était important de situer l’époque dès le début du film, de manière précise : décembre 1973, un des premiers attentats terroristes basques, dont la portée est énorme. Carrero Blanco devait être le successeur de Franco, sa mort le laisse seul ; on peut imaginer la suite sans cet attentat. Franco meurt, Blanco insuffle un peu de libéralisme au régime ; l’Espagne est saine économiquement, on est peut-être reparti pour quarante ans de dictature.
Ce qui est grave, un peu comme pour l’Autriche, c’est que l’Espagne n’a jamais repensé, analysé, remis en question ces trente-sept ans de franquisme. Certains intellectuels aujourd’hui se demandent si la persistance d’un terrorisme aveugle, si inutile, ne vient pas de ce refus de regarder son passé en face. Juan Goytisolo a écrit récemment : "En Espagne on vit un phénomène d’amnésie et d’oubli négocié par l’ensemble des forces politiques durant la transition démocratique entre 1975 et 1978".
Mon film se passe en 1975, c’est une année décisive, juste après la guerre du Vietnam, la chute de Saïgon, c’est la Révolution des œillets, toute la péninsule ibérique pouvait basculer. Mais peut-être est-ce encore trop proche, les gens veulent oublier, comme pour les Années de plomb en Allemagne et pour les Brigades rouges en Italie.


 

J.C. : Pour ceux qui vont vous découvrir, pouvez-vous nous dire quel a été votre parcours de cinéaste ?

G.A. : Comment j’ai débuté ? En 1969, j’étais cadre dans une société d’investissement suisse. Je vois un film un jour, dans une salle du Quartier latin, le Saint-Séverin, je me dis : "Mais pourquoi est-ce que je fais ce que je fais ? Je m’ennuie profondément". Ce film, c’était le film de Alain Tanner, Charles mort ou vif. (2) J’avais lu un article de Jean-Louis Bory, dans le Nouvel Obs, je vois ce film, et ce personnage de Charles, je m’y suis complètement identifié, je me suis dit : "c’est moi !". Il était horloger, il se regarde dans une glace et casse ses lunettes. Merveilleux François Simon qui interprétait le rôle de Charles ! J’ai vu le film sept fois. Et surtout, vous vous souvenez, ça commence avec une équipe de télévision qui questionne Charles sur les traditions familiales, l’horlogerie, et Charles se rend compte que ce n’est pas ce qui l’intéresse.

Alors j’ai fait une chose inhabituelle. J’ai trouvé le numéro de téléphone de Tanner, je lui ai dit : "Je suis le personnage de votre film et je voudrais vous rencontrer parce que j’ai envie de faire ce que vous faites ". Pour moi, le cinéma jusque-là, c’était le cinéma hollywoodien. Le cinéma fauché, je ne connaissais pas. Tanner me dit : "Bon, eh bien venez !". Je vais le voir, on discute, on sympathise. Il me demande : "Avez-vous un peu d’argent ?" - "Oui, j’ai quelques économies" - "Pouvez-vous m’aider à produire mon prochain film ?" - "Oui, je veux bien ! C’est quoi votre film ?". Il me raconte en quelques minutes l’histoire un peu bizarre d’une fille en révolte. Alors on conclut un pacte : j’ai mis l’argent que j’avais, 50 000 francs suisses, pas grand chose, et je lui ai dit : "Je ne vous quitte plus".

Le lendemain, j’ai démissionné de ma société. Il a écrit le scénario, j’étais là. Il fait son casting, j’étais là. J’ai fait tout le tournage, tout le montage. J’ai fait mon apprentissage. J’ai suivi Alain Tanner pendant dix-huit mois, accroché à ses basques, jusqu’en septembre 1971, la sortie du film : La Salamandre. Il a fait l’ouverture du Saint-André-des-Arts, et miracle de la spontanéité, du geste gratuit, le film a marché. Deux cent mille entrées, un an au Saint-André-des-Arts. (3) J’ai vécu quatre ans grâce à ça, voilà comment j’ai commencé.


 

Après, j’ai tout de suite commencé à faire des courts métrages comme tous les jeunes cinéastes. J’ai aussi fait un peu de production, des choix qui relevaient du coup de cœur. J’ai eu beaucoup de chance.
J’ai eu aussi la chance de rencontrer Mira Nair, grâce à Franck Diamand, alors qu’elle venait de réaliser son film de fin d’études. Deux ans plus tard, elle est venue en France pour chercher à produire un film qui s’appelait India Cabaret. (4) Elle cherchait un coproducteur français. C’était un documentaire de 59 minutes, et c’est ainsi que pour le film suivant, une première fiction, elle est aussi venue me voir. On a travaillé ensemble et essayé d’améliorer le scénario, c’était un film qu’elle avait appelé Tea Boy et qui est devenu Salaam Bombay. Et ce film a fait une carrière fulgurante. (5)

Le troisième film que j’ai produit, c’est celui de Roger Kahane, Je suis vivante et je vous aime, et je suis heureux de l’avoir produit. On était ensemble à la SRF depuis plusieurs années, et un jour, il me dit : "J’ai un projet qui n’intéresse personne". Il me raconte l’histoire de cette femme juive raflée qui disparaît un jour en laissant son petit garçon et de ce cheminot qui ne sait pas quoi en faire. Et comment ce cheminot, grâce à ce petit enfant, s’engage dans la Résistance. Finalement, on a trouvé l’argent pour écrire le scénario, on a mis deux ans.

J.C. : Quels sont vos projets ?

G.A. : Un film qui se passe en partie en Amérique latine. Encore une prise de conscience liée à l’histoire.
Ce qui m’intéresse, c’est d’aborder des sujets comme celui de mon dernier film.
Ce qui m’inquiète, c’est le cours que prend le monde du cinéma.
Comment des artisans, des créateurs, des indépendants pourront-ils arriver à survivre dans l’avenir quand on voit le poids que prennent les groupes : Vivendi qui rachète Universal. Bientôt UGC et Canal + ne feront plus qu’un… Gaumont va sûrement finir par se faire manger et puis est-ce Time Warner ou Rupert Murdoch qui va avaler Pathé ?
Toutes ces grosses machines sont faites pour broyer les petits.

Propos recueillis par Andrée Tournès
(Paris, septembre 2000)
Jeune Cinéma n°265, décembre 2000

* Cf. The Birdwatcher (2000).

1. Vacances royales de Gabriel Auer a obtenu le Prix Jean-Delmas au Festival de Cannes 1980.

2. Charles mort ou vif de Alain Tanner, sélectionné à la Semaine de la critique, 8e édition, au Festival de Cannes 1969, lauréat du Léopard d’or au Festival de Locarno 1969, est sorti en salle, le 15 janvier 1970.

3. La Salamandre de Alain Tanner (1971), sélectionné au Forum de la Berlinale 1971, est sorti en salle le 27 octobre 1971.

4. India Cabaret. de Mira Nair (1985) est un téléfilm.

5. Salaam Bombay de Mira Nair (1988).


Le Birdwatcher. Réal, sc : Gabriel Auer ; ph : Julio Ribeyro ; mont : Christine Marier ; mu : Olivier Bernard. Int : Thom Hoffman, Inês de Medeiros, Catherine de Seynes, Javier Cruz, Diane Bellego, Hans Meyer (France, 2000, 84 mn).



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