Le Shining (1980) de Stanley Kubrick était certainement la victime (consentante) idéale pour les myriades de Tarantino en puissance et, à cet égard, Room 237 (*) ne fait, comme le rappelle Jean-Baptiste Thoret dans le livret d’accompagnement, que prolonger et attiser un fonds déjà extravagant et possiblement inégalé de textes sur la seule incursion du cinéaste dans le monde de l’horreur. Rodney Ascher y a réuni les élucubrations de cinq lecteurs de l’œuvre de Kubrick, qui parlent beaucoup, mais pas vraiment cinéma, plutôt du discours, du sens qui sous-tendrait le film, au travers de son infinité de signes, de résonances, de correspondances. Le réalisateur étant réputé ne rien laisser au hasard, pas un objet, pas une couleur qui soit laissée à l’arbitraire d’un décorateur ou d’un accessoiriste, il est confortable d’allouer une signification au moindre détail.
L’approche historique, selon laquelle Kubrick en appellerait au devoir de mémoire, est certainement sinon la plus improbable (mais ne le sont-elles pas toutes, tout autant qu’elles sont chacune probable, tel est le regard malicieux que Ascher semble vouloir poser sur ces divagations), une des plus fastidieuses, de celui qui voit dans une boîte de soupe le génocide des indiens d’Amérique à celui qui décèle un sous-texte sur l’Holocauste dans la machine à écrire allemande de Jack.
Passés les exercices de numérologie (autour de l’année 42 donc, nombre qui résulte de la multiplication 2x3x7, nombre de voitures garées devant l’hôtel Overlook, nombre figurant dans le titre du film Un été 42, que regarde Danny et Wendy à la télévision, etc.) et les thèses complotistes (Kubrick révélerait dans le film sa participation au tournage de l’alunissage fabriqué d’Apollo 11…), la lecture qui finalement nous sied le mieux est celle d’un Kubrick qui s’ennuie, un roi sans divertissement qui a déjà tout expérimenté ou presque, et qui fait le sale gosse, maltraitant un livre pour lequel il n’a aucun respect (Stephen King n’en aura pas plus en retour à l’endroit du film), semant multiples clés et indices ludiques comme pour aviver cette foison de commentaires, plutôt que pour créer un sens quelconque. S’il s’agit de mon Kubrick préféré, c’est non seulement parce qu’il est le moins sentencieux de la deuxième moitié de carrière du réalisateur, mais aussi le plus brillant formellement, malgré et grâce à ses faux raccords, ses incohérences, illogismes, ses décors aux motifs mouvants, la géométrie variable dans l’agencement des pièces de l’hôtel. Le consensus se fait ainsi sur l’incroyable pouvoir d’attraction du film, qui vous enferme plus certainement à chaque revoyure, à vous rendre fou comme la famille Torrance.
Complètement inconséquent et trop plein de signifiant, Shining est le plus brillant des casse-tête et aussi (pourquoi n’y irais-je pas moi aussi de ma petite explication ?) ce qu’a trouvé Kubrick pour sauver sa peau, en expulsant son double en la personne du grand Nicholson, qui trouve ici la source du personnage cabotin et terrifiant qu’il ne quittera malheureusement plus jamais vraiment.
Ludique et vivifiante initiative, Room 237 est tellement fasciné par son sujet qu’il ne se soucie malheureusement guère de sa propre forme : tout mal foutu, il arrange les divers témoignages en un maelström parfois indigeste et inintelligible.
Aussi, pourquoi avoir entrelardé le documentaire d’extraits de films d’horreur de série Z (tels Les Démons (1985) de Lamberto Bava), sinon pour souligner que le fantastique de Kubrick joue dans une autre catégorie, ce qui n’est pour le coup sujet à aucune contestation ?
À noter que le livret n’est qu’une synthèse des divagations du film.
Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°358, mars 2014
Room 237. Réal & mont : Rodney Ascher ; mu : William Hudson & Jonathan Snipes (99 mn). Avec Bill Blackmore, Geoffrey Cocks, Juli Kearnes, John Fell Ryan, Jay Weidner, Stanley Kubrick, Adolf Hitler, Emil Jannings, Jack Nicholson, etc. Documentaire sur le film Shining.