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Mouriéras, Claude (né en 1957) (e)
Entretien avec René Prédal (2000)
publié le vendredi 15 décembre 2000

Rencontre avec Claude Mouriéras (né en 1957)
À propos de Tout va bien, on s’en va (2000)

Jeune Cinéma n°265, décembe 2000


On retrouve, dans Tout va bien, on s’en va, l’enfance, la fragilité psychologique et le rôle moteur de l’imaginaire qui assuraient déjà la respiration palpitante des trois premiers longs métrages de Claude Mouriéras (Montalvo et l’enfant, Sale Gosse, Dis-moi que je rêve).

Ici Louis, vieux père démissionnaire, revient troubler l’équilibre que ses trois filles abandonnées avec leur mère quinze ans auparavant ont dû construire sans lui, ou plutôt contre lui, compensant par une sororité dévorante (il est vrai que leurs compagnons sont très peu consistants) le vide vertigineux de son absence.
Ce retour du père, c’est celui du refoulé qui bouscule un travail de deuil achevé déjà avant sa mort, le retour, par conséquent, d’une mémoire occultée par les trois sœurs, mais qui lâche aussi au mauvais moment l’homme fatigué, brutalement incapable de s’y accrocher lui-même ! Dès lors, tout bascule et il lui faudra bien rejoindre la place que la nouvelle génération lui avait assignée cruellement dès le départ de l’histoire, à savoir celle du mort.

C’est le côté terrible, implacable du film. Et si l’on peut reprocher à ce probable suicide de résoudre une situation dramatique totalement bloquée par un deus ex machina fort opportun (auquel s’ajoute encore la réussite de l’audition de la plus jeune fille qui pourra ainsi échapper à l’étouffante tendresse de ses sœurs), il n’en reste pas moins que cette facilité scénaristique qui gâche un peu la fin s’appuie habilement sur une fatalité biologique : il est dans l’ordre des choses que le pères disparaissent pour que les "héritiers" accomplissent enfin leur destin.
D’autant plus que Claude Mouriéras sait préserver la violence de sa proposition esthétique en lui conservant toute la chair, c’est-à-dire la complexité et la chaleur humaine de caractères difficiles, extrêmement fouillés, servis par une interprétation d’une merveilleuse sensibilité : pour la première fois depuis vingt ans qu’il traverse sans vraiment sourciller le cinéma français, Michel Piccoli retrouve dans ses silences opaques (pathétiques ? imposteurs ?) l’âpreté du Coup de grâce (Jean Cayrol, 1964) face aux éblouissantes compositions de Miou Miou (Laure, l’aînée qui fait tourner la maison), Sandrine Kiberlain (Béa, forte de sa réussite professionnelle) et Natacha Régnier (Claire, la petite dernière, pianiste, instable, mais le cœur à vif).

Le réalisme de ce père déserteur du foyer gagné par Alzheimer est donc attaqué par le passé (voir notamment la figure de l’absence que constitue la mère "oubliée") en même temps que par le présent de la petite fille qui découvre l’existence d’un grand-père jusqu’ici ignoré.
Mouriéras casse alors audacieusement la transparence de sa mise en scène pour ciseler un certain nombre d’inserts de l’imaginaire de Louis qui fantasme à partir de souvenirs de Claire à l’âge de sa petite fille actuelle, composant ainsi un personnage hybride qui, loin de rester figé dans la mémoire, devient une création autonome réagissant de manière subtile, tour à tour attendrissante et douloureuse, aux péripéties du récit.
Ce double à la fois de Claire enfant et de Marion fille de Laure fournit l’ouverture nécessaire à ce huis clos qui tourne à l’aigre vers une échappée libérée des pesanteurs quotidiennes.
De même la faille, le déséquilibre que chacun porte en soi, s’incarne dans le réjouissant – et unique – client du cours de danse (la chorégraphie et le mouvement, comme dans Montalvo et l’enfant) qui ne sait pas distinguer sa droite de sa gauche. Il fournira le joli gag final, à contre-sens sur le mauvais quai, dans l’ultime scène de la gare : la première avait été celle de l’arrivée de Louis. Cette fois, il s’agit d’un départ et ce n’est pas celui du père qui a précédemment rencontré sa mort, face à un autre train dans une séquence nocturne nimbée d’irréel. Reste alors la force et l’émotion. Au fait, vous souvenez-vous des trois mots que l’infirmière demande à Louis de répéter, lors de la consultation hospitalière ?

R.P.


Jeune Cinéma : Suicide ou pas ?

Claude Mouriéras : J’ai fait tout ce que j’ai pu pour que ce ne soit pas clair et que chaque spectateur imagine sa propre version.
De même, on ne sait pas ce qu’il y avait dans les lettres que Louis envoyait à chacune de ses filles. Laure, qui n’en avait jamais parlé à ses sœurs, leur dit maintenant que ce n’était que "bonne année, bonne santé".
Mais rien n’est moins sûr ! D’ailleurs chacune a sa vérité, car elles n’ont pas vécu ces quinze années de la même manière et seront donc touchées différemment par le retour du père. C’est évident pour Béa qui dit toujours à un quart d’heure de la fin "Moi, jamais", puis qui se découvre d’une étonnante fragilité en confessant "Moi, je l’ai trop aimé et maintenant je n’ai plus rien à donner".
Nous avons beaucoup travaillé au tournage avec Michel Piccoli sur cette ambiguïté. Il fallait que son silence soit plus intéressant que ce qu’il aurait pu dire car je veux davantage soulever des questions que donner des explications : cet homme est-il un salaud ou pas, ses filles sont-elles méchantes ou pas ? L’idée était qu’en fonction du rapport qu’il a avec chacune d’elles, notre regard de spectateur change plusieurs fois en cours de film sur la nature profonde du personnage.

JC : Certains ont évoqué Le Roi Lear ou Tchékhov, d’autres La Bûche de Danielle Thompson…

CM : Ni les uns ni les autres, car lorsque j’écris un scénario, je ne pars pas d’une histoire, mais des personnages.
Et là je suis parti du père : il devait apparaître comme le méchant, mais aussi revenir un peu à la manière d’un chien battu regagnant sa niche après avoir longtemps erré, un côté animal blessé. Louis vient en somme demander à ses filles : "Vous souvenez-vous de moi ?". Que ce soit avec tendresse ou dégoût, si la réponse est oui, cela lui prouvera en tout cas qu’il existe.
Après j’ai imaginé les filles : trois plutôt que deux pour éviter le manichéisme (à deux, elle forment bloc ou s’opposent) et obtenir des renversements d’alliance, des déséquilibres. De même, faire que Laure soit nettement plus âgée que les deux autres permet quelle ait vécu des choses que n’avaient pas vécu Claire et Béa.

JC : La comédie dans le film ?

CM : Elle passe beaucoup par les hommes fragiles, inadaptés, confus, qui accompagnent les trois sœurs. C’était intéressant en face de l’image très forte du père. Il est évident que ce n’est pas par hasard qu’elles se sont choisi ces hommes-là. De plus, sur le plan de la construction dramatique, leur effacement laissait la totalité du champ libre à la grandeur de l’affrontement père-fille.
Mais leur côté risible n’est pas une respiration destinée à assurer le passage entre deux scènes dramatiques. Quelque part, cet aspect comédie permet aux personnages de s’en sortir par le haut si j’ose dire : malgré les difficultés, la vie est là, elle continue et il faut en profiter ; il y a à la fois du joyeux et du très intime, des sentiments forts et des envies de rire. C’est ce qui s’exprime au début dans la scène du bain, affichée en termes de générique pour installer une certaine tonalité : le retour du père, dans cette richesse humaine généreuse, va être de l’ordre du carnage ! Ceci dit, ce "méchant" a aussi ses failles, ses lâchetés et parfois son courage. De toutes manières, la folie – et la maladie - ouvre toujours le regard sur le monde et cet autocrate a donc aussi une lucidité cruelle. Aussi, quand Claire est devant lui au piano et qu’il remarque qu’elle joue la même chose que petite fille, efface-t-il quinze ans de travail pour en revenir au don "inné", c’est-à-dire qui lui a été donné par son géniteur.

JC : Un casting éblouissant…

CM : Les trois comédiennes sont arrivées très tard dans mon processus créatif, car je n’aime pas écrire par rapport aux acteurs que je veux pour ne pas être inspiré par ce qu’ils ont déjà fait.
Pourtant inversement, j’ai eu envie très vite de voir Piccoli interpréter le père. Mais, vue sa célébrité, il n’était pas du tout sûr qu’il accepte ! Ensuite, sur le plateau, nous avons vite décidé d’un commun accord que Louis ne devait jamais inspirer la pitié. Ou qu’en tout cas il la vole et que du coup on lui en veut encore plus parce qu’il a le culot de nous acculer à risquer de ressentir de la compassion à cause de sa maladie… peut-être d’ailleurs en partie simulée, qui sait ?
Chaque fois que l’émotion gagne, un coup de griffe de sa part, une phrase murmurée ou un sourire rappelle sa méchanceté ! Avec Miou Miou il y a eu une certaine tension car la scène des lettres n’était pas dans le scénario. J’ai senti la nécessité de la rajouter au tournage mais cela noircit évidemment le personnage de Laure qui a trompé ses sœurs. Dès lors, elle était mécontente de se retrouver jouer un rôle qui n’était guère positif : pour Miou Miou, Laure ne pouvait pas avoir fait ça ! Pourtant il était important que le film ne pose pas uniquement des questions par rapport au retour du père, mais dévoile aussi des choses pas très nettes entre les sœurs. Le film peut aller ainsi jusqu’au bout des relations familiales.

JC : Trois sœurs…

CM : Pour la première fois j’avais des actrices très connues. Les spectateurs savaient donc qu’elles n’étaient pas sœurs dans la vie et j’ai voulu surenchérir sur ce pari-là en leur disant que la sororité naîtrait davantage de leurs différences que de possibles ressemblances entre elles. Je crois en effet que dans un groupe de trois sœurs, chacune pour trouver sa place doit plutôt chercher à se différencier des deux autres.
Or ça, c’était aux actrices à le faire sentir à partir de leur propre imaginaire confronté au mien exprimé par le scénario et les dialogues.
En plus, il y a tout ce qui dépend de la mise en scène. Ainsi, lorsque Louis arrive pour la première fois chez Laure et frappe au carreau, nous nous sommes arrangés pour que Miou Miou paraisse un peu plus petite par une caméra en plongée : du coup, on a cette femme écrasée par ce grand homme et, grâce aussi à son jeu, on a l’impression qu’elle a encore quinze ans. En somme, la force de ce père est de réduire par sa seule apparition ses filles à l’âge qu’elles avaient au moment où il les a quittées : Laure redevient la gamine qui a peur de faire engueuler… mais cela résulte de l’interprétation et de la réalisation , pas de l’écriture.

Par contre, j’ai porté beaucoup d’attention aux prénoms car ce sont forcément des prénoms choisis par le père à un moment d’harmonie amoureuse du couple. Des prénoms porteurs de lumière, Claire, Laure… Plus tard dans leur vie s’introduisent les ombres et au moment du retour du père cette part d’ombre est visible. Avec le chef-opérateur William Lubtchansky, on a donc veillé à ce que chaque personnage conserve cette part d’ombre : très peu d’éclairages frontaux, la lumière pénètre presque toujours latéralement. Ce sont des choses qui fonctionnent de manière plus insidieuse que l’interprétation. Le public n’est pas obligé de s ‘en rendre compte.

C’est pareil pour la bande-son. Ainsi dans la scène de l’escalier où Louis est carrément mis à la porte par Béa, aucune musique ne vient accentuer le drame, mais il y a une espèce de nappe sonore qui va descendre tonalement en même temps que le père : les sons deviennent alors de plus en plus graves. Ce travail fait partie de la mise en scène. C’est ainsi que le film comporte des moments où chacun des personnages se trouve dans un rapport avec la lumière – donc dans une dynamique ’on va s’en sortir" - et d’autres où l’avenir s’obscurcit.
En tout cas, je n’ai pas voulu faire de la mort du père une fermeture. Ce retour a libéré les filles de cette latence d’une absence aux contours indéfinis en les confrontant une bonne fois matériellement au père. À partir de là, elles vont pouvoir passer à autre chose, sans pour autant rompre avec des liens familiaux indéfectibles : elles seront toujours sœurs, même si Claire s’éloigne ; elles demeureront encore les filles de Louis, même après sa mort.

Propos recueillis par René Prédal
(Hérouville-Saint-Clair, octobre 2000)
Jeune Cinéma n°265, décembe 2000

Tout va bien, on s’en va. Réal, sc : Claude Mouriéras ; ph : William Lubtchansky ; mont : Monique Dartonne. Int : Miou-Miou, Natacha Régnier, Sandrine Kiberlain, Michel Piccoli, Laurent Poitrenaux, Marcial Di Fonzo Bo (France, 2000, 96 mn).

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