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Prévert, Pierre (1906-1988) I
Une vie, une œuvre
publié le lundi 22 février 2021

Pierrot mon ami

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°183, octobre-novembre 1987


 

Cf. aussi La mort de Pierre Prévert.


Il y a des mois où on a envie de ne rien dire tant l’actualité vous paraît "bloche et filandrine". Une fois savouré le récent Jiri Menzel, petit chef-d’œuvre sur la pointe des pieds (1) et constaté avec plaisir le retour de Robert Altman au cinéma de genre avec groupe (2), on n’a plus qu’à s’efforcer d’oublier le reste.
Ou alors à monter à l’assaut du dernier moulin à vent entièrement gonflé à la bouche par les ex-câblés de Actuel (3) et de Libération (4), si grandement anxieux de ne pas se faire doubler dans l’escalade de racolage moderniste par les jeunes excités de Globe (5) qu’ils sont prêts à tenter n’importe quel coup - je parle bien sûr de Pee Wee (6), cet impressionnant catalogue de régressions auprès de qui Aldo Maccione (7) passerait pour un comique hégélien. Gageons que le pimpant Lefort (8), orchestrateur en chef de ce pandémonium, s’il découvre un jour Rellys dans Les Mémoires de la vache Yolande (9) ou André Claveau dans Les Surprises d’une nuit de noces (10), nous en fera quelques bouleversants joyaux. Passons, les poubelles de l’histoire du cinéma sont emplies de chefs-d’œuvre de cet acabit.

Mais on en a parfois assez de jouer les atrabilaires de service, spécialistes du dégonflage des baudruches saisonnières. Plutôt donc que de gaspiller notre adrénaline pour des micro-événements qu’on aura oubliés l’hiver prochain, l’envie nous a pris de revisiter nos sources en effectuant une petite promenade impressionniste aux pays des cinéastes de chevet, pas toujours les plus grands ni les plus célèbres, ni même toujours les plus accomplis, simplement ceux dont on a découvert les films au meilleur moment, lorsque la marque qu’ils impriment est la plus profonde.
Promenade en forme de feuilleton intemporel, depuis longtemps caressé, jamais entrepris, car mille autres choses plus pressantes toujours nous saisissent, et qui n’ira peut-être pas au delà de cette première livraison, tant l’on se sait enclin à la procrastination. Au moins aura-t-on pris date.

Si la visite commence par Pierre Prévert, et non pas Paul Fejos, Jacques Rozier, Pierre Kast ou Chris Marker, c’est parce qu’à l’exception de l’auteur de Solitude (11), tous sont encore, à des degrés divers, sous les feux de l’actualité : un essai consacré à Pierre Kast, Maine-Océan de Jacques Rozier (12), un texte et des photos passionnantes de Chris Marker dans le numéro "spécial banlieue" des Cahiers du CCI. (13) Alors que Pierre Prévert est entré depuis déjà pas mal de temps dans l’oubli de la part des gazettes.
Et puis - pourquoi le cacher - c’est aussi parce qu’on l’adore, qu’on trouve que sa non-place dans l’histoire du cinéma français est proprement scandaleuse, et que cinq ou six feuillets, c’est bien la moindre des choses pour rendre compte du plaisir trouvé à sa compagnie et à celle de ses films.

Plaisir rare, à l’image de ses films. En presque soixante ans, quatre courts métrages et trois longs, records d’improductivité peu enviable. On sait que l’importance ne se mesure pas à l’aune du quantitatif, mais tout de même, le cinéma français n’est pas si prodigue en esprits libres pour qu’on n’ait pas, devant une carrière aussi squelettique, le sentiment d’un irrémédiable gâchis. Cf. ci-dessous sa filmographie. (14)

Certes, il a pu réaliser quelques téléfilms dans les années 1960, et un passionnant Mon frère Jacques pour l’ORTB - sur lequel on va revenir - mais, malgré qu’on en ait, on persiste à considérer la télévision comme une machine à dispenser des images "dont meurt le bruit parmi le vent", comme les cors de chasse du poète, et, d’ailleurs, on ne les a pas vus, excepté deux épisodes des Compagnons de Baal (15). L’impasse donc.

Mais Pierre Prévert, c’est l’auteur du plus beau film muet sur Paris, Souvenirs de Paris (1928), inséré dans Paris la belle (1960), du seul burlesque non-sensique français L’affaire est dans le sac (1932) (16), du seul film conservable de Charles Trenet Adieu Léonard (1943), du plus délirant des roadmovies à la française Voyage surprise (1946).

C’est beaucoup et c’est peu. Beaucoup si l’on sait que ses trois longs métrages ont suffi à fédérer une franc-maçonnerie de fidèles pour qui des dialogues entiers de L’Affaire… ou du Voyage surprise servent de petit langage commun. Peu si l’on songe à cette originalité perdue dans les sables, à ce talent usé à monter des films qui ne se faisaient pas.


 

Il faut être lucide. Il n’y a pas de malédiction prévertienne. Si Christian-Jaque a tourné cent cinquante films pendant la même période (plus ou moins, quelle importance) c’est parce que son cinéma n’a jamais dérangé personne. Si Pierre Prévert a fait trois fours, c’est parce que son cinéma était à rebrousse-poil et à contre-courant.

Le public de 1932 n’était pas préparé à recevoir L’affaire est dans le sac, son irréalisme, son carton-pâte, ses fantoches, sa petite musique saugrenue, sa charge poétique brute. Le drame, c’est que le public de 1987 n’y est guère plus sensible.
Certes les conditions ont changé. Le film passe au cinéclub d’A2 - un label !
Et puis "Prévert", c’est un gage culturel, même si ce n’est pas le bon prénom.

Mais pour l’avoir revu cinq fois en quelques récentes années et devant des publics différents - ciné-clubs chic, milieu étudiant, etc. -, on a pu constater avec ravissement que le cartésianisme raisonneur a encore de beaux jours et que L’Affaire… a toujours de l’avance sur son public. Un premier insuccès, une grosse brouille avec les productions Pathé-Natan : onze ans de silence.


 

Adieu Léonard (1943) n’est pas très bien considéré par les historiens. On le traite souvent du bout de la plume, comme une œuvrette de circonstance. On avoue pourtant lui conserver une tendresse peut-être injustifiée.
C’est que Charles Trenet y est bien meilleur que dans ses précédentes gambades chez Christian Stengel ou Pierre Caron. Mimétisme ou capillarité, son univers personnel semble coïncider avec celui des auteurs, même si le tournage ne fut pas un chemin de roses, et même si les deux chansons du film n’en sont jamais sorties pour être chantées dans les rues longtemps après que les poètes ont disparu.
Dans cette histoire nonchalante d’un héritier protecteur des petits métiers inutiles, Je n’y suis pour personne et Quand un facteur s’envole sont à la fois du pur Prévert et du pur Trenet. (17) Julien Carette y est aussi superbe que dans L’affaire est dans le sac. Le film a gardé un charme ténu, totalement hors du temps, comme bon nombre de films français des années de l’Occupation.


 

Quant au Voyage surprise (1946), si l’on en parle, c’est avec des Oh et des Ah majuscules, des fous-rires communs et des claques dans le dos.
Impossible de résister, lorsque l’on voit le film (mais combien l’ont vu ?) - à son délire suprêmement organisé (le scénario est un modèle de composition), à sa frénésie, à la cocasserie jaillissante de chaque épisode, à cet irréalisme poétique constant : les chambres à fantasmes du bordel de Claire Gérard, Piéral en grande-duchesse de Strombolie...
La voix de Sinoël glapissant "Voyage surprise !" est rangée dans l’armoire des souvenirs pairs, sur la même étagère que "Mon amour, mon amour" de Paul Éluard dans L’Âge d’or, le "C’est une yole, Anatole" de Gabriello dans Partie de campagne, le "Oh ! je t’ai mis du rouge !" de Anouk Aimée-Lola, ou le "Déjà" chanté par Jean Champion dans Muriel, toutes ces bribes qui n’ont en commun que leur tonalité décalée et la persistance de la vibration qu’elles éveillent.
Elles deviennent des mots de passe, dont le simple énoncé restitue le film dans son entier. On dit "Voyage surprise" avec la modulation du grand-père Piuff, et aussitôt le miracle recommence : Étienne Decroux conspire en longeant les murailles, Martine Carol, haut troussée, grimpe dans l’autocar, Maurice Baquet emmène tout son monde vers les gorges du Rossignol, et Marcel Pérès, en restaurateur turc, terrorise ses clients.

Sans doute est-ce du cinéma ringard pour les zélateurs de Pee Wee, mais c’est un univers que quinze visions n’ont pas épuisé, et qu’on retrouve avec un même plaisir intact. (18)
Le principal handicap de Pierre Prévert pour une carrière conforme est d’avoir formé avec son frère un couple totalement synchrone et complémentaire.


 

Jacques Prévert a toujours su adapter son génie particulier de scénariste dialoguiste aux nécessités de l’industrie : Marcel Carné et Jean Grémillon pour le haut de gamme, René Sti ou Jean Stelli pour le tout-venant. Mais il n’a jamais été autant lui-même que dans les trois scénarios écrits pour son frère, avec son plaisir pour le jeu de massacre, son amour des petites gens, son goût pour le burlesque dévastateur. Jamais son univers n’a été retranscrit d’une façon aussi transparente, à l’état presque natif. Mais s’il ne s’agit pas de scénarios "surréalistes" à la lettre, ce sont les seuls - avec Drôle de drame et L’Arche de Noë - qui gardent la trace de son passage dans le groupe.

Il ne fallait guère compter sur Pierre Prévert, lui aussi ancien participant des folies du 54 de la rue du Château, pour jouer le rôle de normalisateur / réducteur qu’accomplissaient les autres cinéastes pour adapter les scénarios de Jacques Prévert aux besoin du marché. Et si leurs films sont ce qu’ils sont, c’est qu’ils ont été conçus et réalisés en famille, et pas n’importe laquelle.


 

On retrouve cette familiarité dans Mon frère Jacques (1961). (19) Le 11 avril dernier [1987], le Studio-28 a eu l’heureuse idée, pour le dixième anniversaire de la mort de son frère, de demander à Pierre Prévert de prêter les six émissions de cinquante minutes réalisées en 1961 pour la télévision belge, et jamais projetées en France intégralement.
On y alla, un peu craintif devant le générique incrusté de constellations : Arletty, Jean Gabin, Pierre Brasseur, Alexandre Trauner, Marcel Carné, Paul Grimault et d’autres étoiles de moindre grandeur.
C’était en fin de compte de la télévision comme on aime : de l’image sans chichis, s’effaçant totalement derrière le témoignage. Un décor unique - l’appartement de la cité Véron - des copains, qui montent parce qu’ils ont vu de la lumière, des extraits de films.

Ça aurait pu ressembler à Paris-Club du défunt Jacques Chabannes (pour les pervers anciens) ou aux midis de Danièle Gilbert (pour les récents).
C’était, en réalité, passionnant.
Simplement parce qu’on y voyait fonctionner le tandem Prévert, cette espèce de connivence en-deçà des mots, cette complicité rigolarde sans autre signe qu’un éclair dans l’œil de Pierre ou qu’une inclinaison du mégot de Jacques.
Et cette chaleur des amis de toujours, qu’on ne connaissait que par les livres ou par ouï-dire : Raymond Bussières, Brunius, Marcel Duhamel, revivant l’un le groupe Octobre, l’autre le tournage de L’Affaire…, le troisième la rue du Château. Avec aussi un Jean Gabin plaisantin, étonnamment à l’aise, évoquant, sourire en coin, les bordées communes, à cent lieues de la caricature de papy-ronchon propriétaire-terrien qu’il incarnait déjà à l’époque. Et Jacques improvisant devant la caméra de son frère des parleries époustouflantes. Et des morceaux choisis de films archi-vus retrouvant leur vibration originelle. D’une commande à exécuter en temps réduit avec un budget minuscule, Pierre Prévert a su faire un définitif portrait de famille, toute pudeur et tendresse mêlées. Et au-delà du témoignage fraternel, c’était une manière d’adieu au cinéma, pour lequel il ne travaillerait plus.

On emprunte au n°9 de Positif (1954) - merci Bernard Chardère ! - la conclusion d’un article de Louis Chavance ("Pierre Prévert et ses films") :
"Il y a certes quelque chose de déprimant dans cette attente de mois, d’années, qui est imposée aux créateurs trop forts ou trop faibles pour se lier aux exigences industrielles […]. Et pourtant ces hommes sont plus heureux que s’ils avaient perdu leurs cheveux à fabriquer des films standard pour lesquels ils ne sont pas faits, car il gardent l’enthousiasme d’être arrivés, par moments, à matérialiser la forme légère et irréelle de leur imagination".


 

Bonheur, enthousiasme, certes.
Mais sans doute, trente-trois ans après, à l’heure des bilans, aurait-il aimé parvenir à la matérialiser plus souvent, cette imagination légère et irréelle.
Il reste le souvenir de deux films parfaits selon notre cœur.
Et une vie tout emplie de chaleur et d’amitiés indéfectibles, ce qui n’est pas rien.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°183, octobre-novembre 1987

* Le 22 février 2021, est sorti un coffret DVD consacré à Pierre Prévert, chez Doriane, avec six de ses films, restaurés et reconstitués, et un livret de 70 pages, avec textes et documents, constitué par Daniel Vogel.

1. Mon cher petit village (1985) de Jiri Menzel. Cf. Entretien entre Jiri Menzel et Andrée Tournès, Jeune Cinéma n°181 de mai 1987.

2. Beyond Therapy (1987) de Robert Altman (1925-2006).

3. Actuel, mensuel de contre-culture branchée (1967-1994).

4. Libération, quotidien français, né en 1973.

5. Globe, mensuel financé par l’Élysée (1985-1993).

6. Pee Wee Herman, héros de Pee Wee’s Big Adventure de Tim Burton (1985).

7. Aldo Maccione, acteur comique italien.

8. Gérard Lefort, journaliste français spécialisé dans la mode et le cinéma.

9. Rellys (1905-1991), acteur français. Les Mémoires de la vache Yolande de Ernst Neubach (1950).

10. André Claveau (1911-2003), acteur et chanteur français. Les Surprises d’une nuit de noces de Jean Vallée (1952).

11. Paul Fejos (1897-1963) ; Pierre Prévert (1906-1988) ; Pierre Kast (1920-1984) ; Chris Marker (1921-2012) ; Jacques Rozier (né en 1926). Solitude (1928) est de Paul Fejos.

12. Maine Océan de Jacques Rozier est sorti en 1986.

13. Cahiers du CCI, revue éditée par le Centre Georges Pompidou (1986-1989).

14. Filmographie établie par René Tabès, avec l’aide de Pierre Prévert, parue dans Image et Son n°189, décembre 1965, et complétée par celle de Gérard Guillot (Les Prévert, Seghers, Cinémas d’aujourd’hui, 1967).

15. Les Compagnons de Baal, en 7 épisodes de 50 minutes. Diffusion sur la deuxième chaîne de l’ORTF (29 juillet-9 septembre 1968). Rediffusion sur France 4, lors du lancement de la TNT en 2010.

16. Avec, peut-être, Les Affaires publiques de Robert Bresson (1934), si l’on en croit la description faite par ceux qui ont pu le voir.

17. Les deux chansons, Je n’y suis là pour personne et Quand un facteur s’envole (1943) ont même été coupées dans certaines versions de Adieu Léonard.

18. Le mouvement Ciné-club a organisé, en mars 1988, un festival Prévert. Y furent présentés des œuvres de Pierre Prévert et des films dont Jacques avait écrit le scénario ou les dialogues.

19. Mon frère Jacques en DVD (2004), chez Doriane Film. Réédition en octobre 2018.



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