par Jean-Max Méjean
Jeune Cinéma n°373, mai 2016
Sélection officielle de la Mostra de Venise 2015
Sortie le mercredi 4 mai 2016
Pour son premier long métrage (1), après son court métrage présenté à la Semaine de la Critique à Cannes en 2005, Les éléphants n’oublient jamais, Lorenzo Vigas revient sur les relations complexes entre un fils et son père. En choisissant l’acteur chilien Alfredo Castro, déjà vu dans les films de Pablo Larraín, pour interpréter le rôle d’un prothésiste dentaire installé à Caracas, le cinéaste semble avoir fait le bon choix. Il instille à ses images et à son histoire, entièrement filmée dans les décors naturels des rues de Caracas touchée de plein fouet par la crise économique, une atmosphère à la Pier Paolo Pasolini complètement fascinante et sulfureuse.
Armando vit à Caracas, dans les quartiers de la classe moyenne qui s’appauvrit de plus en plus. Il erre souvent dans les rues de la ville, à la recherche de jeunes gens qu’il entraîne chez lui, leur demandant de se déshabiller mais qu’il ne touche jamais. Le film joue donc sur la frustration, et cette impossibilité d’aller à la rencontre de l’autre est sans doute la matérialisation d’un rapport compliqué au père, qu’on découvrira peu à peu au cours de ce film. "Armando ne parvient pas à communiquer et à échanger pleinement avec les personnes qui l’entourent, déclare Lorenzo Vigas. D’une certaine manière, il vit de façon autarcique à Caracas. Le titre original, Desde allá, peut être littéralement traduit par "De là-bas" : il fait référence à la distance qui sépare Armando de ce qu’il désire et à ces garçons qu’il attire chez lui, mais qu’il refuse toujours de toucher. Le titre fait aussi référence à la distance qui sépare Armando de son obsession, incarnée par un vieil homme d’affaires, qui se trouve être son père".
Le jour où Armando rencontre Elder, une jeune frappe, issu des quartiers miséreux de la ville, leur vie à tous les deux va complètement changer, même s’ils ne s’en doutent pas, suivant le cours d’un destin mystérieux, celui qui guide les pas des homosexuels et que P.P. Pasolini avait bien mis à jour dans son roman, Ragazzi di vita.
À partir de ce moment, les deux personnages vont enfin trouver, non sans mal, leur place au sein de leur histoire. L’un deviendra le père, et l’autre le fils, jusqu’à apprendre pour l’un, à communiquer, pour l’autre à apprécier la présence tutélaire, à la fois bonne et sévère, d’un homme qui pourrait être le père qui lui manque. Film sur le manque de père et de repère, le titre joue bien évidemment sur une antiphrase car la réalité n’est pas aussi idyllique.
Lorenzo Vigas n’a pas eu le désir de nous proposer un film psychologique, mais plutôt une sorte de réflexion sociologique sur le devenir de la lutte des classes, et la vie dans la jungle des villes. Pourtant, on ne pense pas nécessairement à Bertolt Brecht dans ce récit, mais quelquefois à un autre maître, Rainer Werner Fassbinder, avec une image presque sépia, froide, qui fait ressortir le talent brûlant et terrifiant du jeune Luis Silva, lui aussi né dans les bas-quartiers et qui pourrait s’imposer au cinéma comme le firent les acteurs pasoliniens, Franco Citti et Ninetto Davoli.
Jean-Max Méjean
Jeune Cinéma n°373, mai 2016
1. Le film a aussi été sélectionné par les festivals de San Sebastian et de Toronto 2015.
Les Amants de Caracas (Desde allá). Réal : Lorenzo Vigas ; sc : L.V. d’après Guillermo Arriaga ; ph : Sergio Armstrong ; mont : Isabella Monteiro de Castro. Int : Alfredo Castro, Ali Rondon, Luis Silva (Venezuela-Mexique, 2015, 93 mn).