Carl Laemmle, l’Universel (*)
par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Carl Laemmle est le seul Juif allemand parmi les fondateurs de Hollywood. Selon Neil Gabler, l’industrie cinématographique, développée par des outsiders provenant de l’Europe de l’Est, a constitué paradoxalement "la quintessence de l’Amérique" (1). Carl Laemmle n’a certes pas le même background, marqué par la misère et les pogroms, que les autres pionniers du cinéma issus de l’immigration. Il est en effet originaire de la Souabe, comme l’indique son patronyme avec le suffixe diminutif caractéristique ("Laemmle" signifie "petit agneau"), et incarne les vertus de cette province longtemps restée pauvre, notamment la bonne administration de l’argent. Comment cet homme a-t-il vécu avec sa double, voire triple appartenance (Juif, Allemand, Américain) le conflit mondial et l’entrée en guerre des États-Unis, puis la montée du nazisme ?
On est bien renseigné sur sa vie qui s’écoule de 1867 à 1939 grâce à la biographie hagiographique de John Drinkwater, The Life and Adventures of Carl Laemmle (2), parue en 1931, une œuvre commanditée par le producteur lui-même et préfacée par le juge Hays. En outre, Carl Laemmle, qui considérait que le contact avec le public était un élément essentiel dans la promotion des films, a beaucoup communiqué : il avait sa colonne chaque semaine dans le Saturday Evening News.
Il est né en 1867 à Laupheim dans le Wurtemberg, petite ville à laquelle il restera très attaché. Il est issu d’une famille modeste, mais pas misérable. Son père était agent immobilier. Il est le dixième d’une fratrie de treize dont cinq seulement ont survécu. Sa famille l’élève dans le respect de l’orthodoxie juive. Jusqu’à l’âge de treize ans, il fréquente la Lateinschule. Puis il est placé dans une petite entreprise de papeterie où il apprend la comptabilité et des rudiments d’anglais. Il semble avoir formé assez tôt le projet d’émigrer aux États-Unis, influencé en cela par l’exemple de son frère aîné qui s’est installé à Chicago ainsi que par celui du fils de son patron. L’émigration vers les USA est alors un fait massif, si l’on considère qu’au cours de la décennie 1870-1880, environ 1 450 000 personnes quittent annuellement l’Allemagne pour le nouveau continent. Il part après la mort de sa mère, en 1884, en empruntant à son père l’argent du billet. Il prend le bateau à Bremerhaven et arrive à New York où il est, dans un premier temps, garçon de course et balayeur avant de poursuivre pour Chicago où il s’installe quelque temps chez son frère. Il ne s’y fixe pas, ayant trouvé une place de comptable dans la succursale des magasins Continental Clothing d’une petite ville du Wisconsin, branche dont il devient directeur en 1898. Il s’est rapidement fait naturaliser, épouse la fille du patron et devient un membre respecté de la communauté. Mais c’est une réussite dont il ne se contente pas. Il a raconté lui-même sa réorientation professionnelle et sa conversion au cinéma dans un récit intitulé, From the Inside, This Business of Motion Picture, texte très vivant, écrit ou, au moins, dicté par lui (3).
Le nickelodeon
À quarante ans, Carl Laemmle tire déjà le bilan de sa vie, dominée par la monotonie du travail de bureau. Il souhaite satisfaire ses ambitions personnelles. En outre, il dispose d’économies qu’il veut investir. Sa première idée est de créer une chaîne de magasins sur le modèle de Woolworth, qui vend à bas prix la marchandise pour le plus grand nombre. Parti prospecter à Chicago, il est frappé par le phénomène des nickelodeons, ces "théâtres" à 25 cents où l’on passe des films. Le public s’entasse dans une toute petite salle ; la séance dure une dizaine de minutes ; les spectateurs ressortent satisfaits et sont immédiatement remplacés par une autre cohorte. Il en va ainsi du matin jusqu’au soir. N’est-ce pas le principe de Woolworth ? Carl Laemmle, qui flaire une mine d’or, se renseigne auprès du propriétaire d’un de ces établissements et a tôt fait de l’imiter. Il ouvre un premier nickelodeon dans un entrepôt qu’il fait aménager. Son public ? Des immigrants polonais, russes, des familles juives. Une audience populaire qui ne parle pas ou maîtrise mal l’anglais. Toujours présent sur place où il se décrit comme l’homme à tout faire, il dit avoir tout appris du contact direct avec le public, de ses goûts, de ses attentes, de son amour pour certains personnages (qu’incarneront ses futures "vedettes") et de sa prédilection pour le happy end. Il note combien ses spectateurs sont bons observateurs après les avoir étudiés lui-même de près, hilares devant les Indiens pourvus de moustaches, tels que les imaginait l’auteur d’un western… français (4).
De cette période vient sa conviction que c’est à ce public que le cinéma doit en premier lieu s’adresser.
Son entreprise a un tel succès qu’il ouvre un second nickelodeon dans le quartier italien de la ville. C’est alors qu’il rencontre un obstacle de taille : il ne parvient pas à fournir suffisamment de spectacles ! Il peine à obtenir des films, car il n’y en a pas suffisamment sur le marché. Jusqu’en 1912, 70% de la production cinématographique vient de France. C’est pourquoi il décide d’assurer lui-même son approvisionnement et se lance dans la location de films. Le 1er octobre 1906, il crée le Laemmle Film Service, un organisme d’échange de films qui devient en deux ans à peine l’un des plus grands services de distribution du continent. Il mentionne qu’il doit reverser des droits à Edison, lequel, comme on sait, faisait systématiquement breveter la moindre de ses "inventions", à commencer par les projecteurs. Il ne craint pas d’entrer en conflit ouvert avec la Motion Picture Patents Company qui impose des redevances aux exploitants utilisant les appareils Edison, en se regroupant avec plusieurs autres indépendants dans la Motion Picture Distributing and Sales Company dont il devient président. La bataille juridique dure de longues années mais le camp Carl Laemmle-William Fox finit par gagner : en 1912, la Cour Suprême condamne le cartel Edison au nom de la loi antitrust. Les "Indépendants" qui sont des immigrés de fraîche date l’emportent sur les Wasps soucieux de leur monopole et des avantages acquis. Carl Laemmle fonde l’Universal Film Company, sa première maison de production, loue un site dans le New Jersey et ouvre un premier bureau en Europe. Traffic in Souls (1913) est son premier succès commercial, réalisé par cette compagnie. Le film traite de l’exploitation des jeunes immigrantes attirées par de fausses offres d’emploi et qui tombent dans le piège de la prostitution. Le thème de la "traite des blanches" (white slavery) suscite à l’époque une émotion très vive dans l’opinion publique. Le sujet, à la fois brûlant, social et mélodramatique, déclenche une controverse au sein du National Board of Censorship of Motion Picture (5). Tous ces éléments participent du succès du film.
Hollywood, la terre promise
À la suite de ses confrères Adolph Zukor et Jesse L. Lasky, Carl Laemmle décide de quitter la côte Est. Il réinvestit ses bénéfices dans l’achat d’un immense terrain près de Hollywood (sur lequel se trouve une batterie de poulets, qu’il conserve un certain temps, au cas où) qu’il appelle Universal City.
Le plus grand ensemble de studios hollywoodiens est le sien - avant qu’Universal soit dépassé à son tour par la MGM. Pourquoi choisit-il la Californie ? Tout d’abord pour son ensoleillement : jusqu’à l’arrivée du parlant, on tourne beaucoup en extérieurs où à travers des baies vitrées laissant entrer la lumière du jour. Il ne perd pas pour autant le contact avec New York puisque deux lignes de train relient Los Angeles et l’Est des États-Unis. Non seulement le coût du travail y est deux fois moins élevé qu’à New York ou Chicago, mais il n’y existe pas encore de syndicats. Last but not least, il peut plus facilement échapper aux avocats et détectives d’Edison, toujours virulent (6). Les studios sont inaugurés à grand renfort de publicité en 1915 (près de 100 000 personnes se relaient à l’inauguration). À peine dix ans se sont écoulés depuis que Carl Laemmle s’est lancé dans l’aventure des nickelodeons.
Le choix du nom de sa compagnie cinématographique et celui de son logo s’inscrivent dans une stratégie d’autopromotion. Universal est une trouvaille géniale, en partie due au hasard, inspirée par le nom d’une marque de tuyaux arborée par un camion passant sous ses fenêtres. Le tuyau pourrait d’ailleurs symboliser lui-même le système de diffusion hollywoodien à flux continu. Tout se passe à Los Angeles comme s’il fallait à tout prix remplir ces pipe lines d’images. Le logo, un globe terrestre tournant sur son axe en accéléré, est une cristallisation puissante de l’imaginaire en même temps qu’une réaffirmation du caractère mondial du nouveau médium. À cela s’ajoute la mise en place d’une communication tous azimuts, au moyen d’une presse maison, de films de promotion de type institutionnel vantant les studios, de visites organisées et d’études de marché relatives aux films en cours de production. Il s’appuie sur la puissance de la nouvelle corporation naissante, celle-là même qui s’est substituée aux bataillons d’avocats d’Edison. Dès 1912, il crée à cet effet un organe de liaison avec les exploitants de salles, The Implet, devenu Universal Weekly, puis Moving Picture Weekly. Paterne, pour ne pas dire paternaliste, il se fait appeler "Uncle Carl", courtise l’homme de la rue ("Mister Everyman"), s’adresse avec lui avec familiarité, lui propose des concours comme par exemple un prix pour la meilleure adaptation littéraire d’après Notre-Dame de Paris, des visionnages privés pour tester ses réactions. Le marketing est poussé bien en amont de la production, puisqu’il va jusqu’à solliciter les futurs spectateurs pour le choix des scripts et des titres de films. Les suggestions retenues sont rémunérées. Blaise Cendrars, reporter à Hollywood, raconte comment le producteur demande personnellement au public de bien vouloir collaborer avec le studio Universal en lui envoyant "des observations, des remarques, des suggestions, qu’il s’engage à payer cash de 50 à 100 dollars si une idée soumise est retenue, c’est peut-être à la porte d’Universal que poireautent le plus de gogos" (7). Son désir de se rapprocher de l’homme de la rue se traduit dans des productions multi-genres : des feuilletons, des comédies, des westerns, des drames humains. En un premier temps, il privilégie, comme nous l’avons vu, les thèmes sociaux, la corruption avec Graft (1915), la tuberculose avec The White Terror (1916). Il dénonce alors le travail des enfants et l’habitat sordide.
Le Star System
Carl Laemmle a le génie de la communication. Avant même de créer son propre studio, il entrevoit le star system à l’américaine, autrement dit à une autre échelle que celle qu’on connaissait en Italie ou en France. Il remarque que le public s’attache à certaines figures de comédiens, même s’il n’en connaît pas le nom (8). Dans les premières années du 7e Art, les acteurs sont de simples employés pouvant être affectés à d’autres tâches. Leur nom ne figure même pas au générique, les studios craignant qu’ils n’exigent des cachets trop élevés. Laemmle observe que le public les désigne d’après la compagnie qui les emploie. Ainsi parle-t-on de the Biograph girl ou de the Vitagraph girl. Il reconnaît d’emblée l’importance de la vedette comme objet d’identification du spectateur, la fonction de la célébrité du ou de la protagoniste et le rôle de la presse dans la fabrication du mythe. Il lance ainsi une actrice d’ordinaire employée par la Biograph, Florence Lawrence, par un coup publicitaire jouant sur les émotions. Tout d’abord, il fait répandre le bruit qu’elle a été tuée dans un accident de voiture. Quelques jours plus tard, deuxième information, il dément cette rumeur par voie de presse et annonce, photo à l’appui, que l’actrice tiendra le rôle principal dans le prochain film de la Independant Moving Pictures Company intitulé… The Broken Oath (1910). Sur le lieu de tournage, à Saint-Louis (Missouri), il organise une réception fastueuse de la comédienne. Ses fans sollicitent le studio qui leur envoie la photographie dédicacée de celle-ci. La star est née (9)
Universal engage pour des contrats de courte durée des comédiens et comédiennes qui finissent par avoir une incontestable notoriété. Outre Lon Chaney et Erich Von Stroheim, Carl Laemmle lance le comique lunaire Harold Lloyd, qui cherche à concurrencer Buster Keaton. Il utilisera, pour leur carrière américaine, Conrad Veidt et Boris Karloff. Il produit plusieurs métrages à thématique sociale que réalise la première femme réalisatrice américaine, Lois Weber. Il encourage à ses débuts l’acteur excentrique Erich Von Stroheim à passer de l’autre côté de la caméra et son neveu William Wyler à faire de même. Il fait travailler le jeune John Huston comme scénariste. Pour ce qui est de la production, il est à l’origine de la carrière de Irving Thalberg qui, de proche collaborateur, deviendra le tycoon de la MGM.
Carl Laemmle est bientôt rattrapé par la politique puisque la Première Guerre mondiale éclate un an après l’inauguration de son studio à Hollywood. Plus que sur des films, il a construit son empire naissant sur la relation particulière qu’il a su établir avec le public américain. La politique risquait de mettre cette relation à mal. Il avait toujours proclamé sa fierté d’être américain, mais il n’avait jamais caché son origine ethnique et religieuse. Pour éviter que le studio ne soit soupçonné de sympathie pour un des pays belligérants, il se conforme strictement à la ligne du Président Wilson qui veut éviter toute forme d’engagement dans le conflit. Mieux, il fournit au pouvoir politique un appui logistique : l’allocution du Président Wilson, le 4 août 1914, est accompagnée d’un court-métrage produit en quarante-huit heures par la compagnie Universal : Be Neutral de Francis Ford (10). C’est la ligne qui est scrupuleusement suivie par Carl Laemmle jusqu’à l’entrée en guerre des USA le 6 avril 1917, alors qu’il y a des films interventionnistes comme Uncle Sam Awake, produit par Laurence Rubel (1916), ou pacifistes comme The Battle Cry of Peace de Jay Stuart Blackton (1915), ou encore Civilization de Reginald Barker, Thomas H. Ince & Raymond B. West (1916), un film à grand spectacle, résolument pacifiste et destiné à appuyer la réélection de Woodrow Wilson.
Carl Laemmle, en tant que Germano-Américain, doit dissiper tout soupçon de double allégeance et afficher sa participation à l’effort de guerre. Il répond aux appels d’offre du Comitee on Public Information Agence chargé de la propagande. Avec des films comme The Man Without A Country de Ernest C. Warde (1917) ou The Birth of Patriotism de E. Magnus Ingleton (1917), il essaie de convaincre les réfractaires à la conscription. Il contribue ainsi à rallier à l’effort national toutes les composantes de la population. Il va plus loin et se joint à la campagne antigermanique avec des films d’espionnage, tendant à repérer des agents allemands infiltrés dans la population américaine et en pratiquant le German Bashing avec des films dépeignant les Allemands comme des brutes sanguinaires. Il repère, comme incarnation idéale du Prussien, Erich von Stroheim (dont il produira deux chefs d’œuvre par la suite) qu’il utilise d’abord comme acteur. C’est une collaboration anti-allemande de choc. Erich von Stroheim est aux États-Unis depuis 1909, et a joué un rôle dans Intolerance de D.W.Griffith (1916) dont il devient le conseiller technique. Dans The Unbeliever, (1918) il joue le lieutenant Kurt von Schnieditz qui fracasse le violon d’une recrue en prononçant ces mots : "You are here to fight, not to fiddle". Dans Heart of Humanity (1918), il se livre à une performance plus spectaculaire encore puisqu’on le voit violer une infirmière après lui avoir arraché les boutons de sa veste avec les dents et jeter un bébé par la fenêtre. Aucune outrance n’est assez forte.
Vers la fin de la guerre, Universal produit un court métrage sur le torpillage du paquebot britannique Lusitania, un des événements qui avait le plus ému l’opinion publique américaine et contribué à la faire basculer dans le sens d’un engagement armé des USA : The Sinking of the Lusitania (1918) du dessinateur Winsor McCay qui constitue le premier film d’animation traitant d’un sujet grave.
Carl Laemmle poursuit encore dans cette veine avec The Kaiser, exploité également sous le titre de The Beast of Berlin (1918) où l’agressivité, détournée du peuple allemand, se focalise sur l’empereur Guillaume II, auteur de tous les maux, que l’on voit planifier le torpillage du Lusitania. Le film, réalisé par Rupert Julian (qui mettra en scène après-guerre The Phantom of the Opera 1925) présente un duo d’acteurs prodigieux, Lon Chaney et, de nouveau, Erich von Stroheim, qui campe l’empereur abhorré. C’est un énorme succès
L’Allemagne après la bataille
Cependant, une certaine lassitude tend à s’installer chez le public. "Not a war film" devient un argument publicitaire. Avec la victoire alliée, ce n’est plus une nécessité politique que de continuer à exploiter ce filon, d’autant que les films anti-allemands vont à l’encontre de la politique du Président Wilson et de l’idée d’une Société des Nations. Après la Première Guerre mondiale, Carl Laemmle ne fait pas amende honorable vis-à-vis de son pays d’origine et il ne désavoue pas les films qui montrent ses anciens concitoyens de façon si caricaturale. Cependant, pour la décennie qui suit, l’Allemagne est au cœur de ses préoccupations. Il poursuit une politique délibérée de rapprochement avec son pays d’origine et reprend immédiatement des contacts personnels et des relations d’affaires. Il se rend en Allemagne tout de suite après le conflit et est ému devant la misère de ses anciens concitoyens. C’est pourquoi il recourt à la stratégie, fort peu habituelle chez les producteurs de cinéma, des bonnes œuvres. Il engage le public à suivre son exemple par une habile entreprise de communication, exhortant ses lecteurs à faire parvenir de l’argent, des dons de nourriture et des vêtements, non pas directement dans le pays vaincu, mais à Universal. Il n’hésite pas à s’adresser personnellement au lecteur et au spectateur, faisant montre à la fois d’humanité et d’habileté. Il insiste sur le fait que la population allemande a été durement éprouvée et flatte la magnanimité américaine : "Certes, nombre d’entre vous n’ont pas pu oublier la guerre, et peut-être des traces de haine subsistent dans votre cœur. Pourtant, c’est bien un trait typiquement américain que d’oublier et de pardonner, de s’adoucir et de compatir à la vue du véritable désespoir. Aucune nation dans le monde ne sait répondre plus promptement à un appel à l’aide. Imaginez-vous retournant dans votre ville natale pour y découvrir vos connaissances, même les plus respectables, réduites à la famine et à la mendicité : c’est l’expérience que j’ai vécue l’an dernier et la situation ne fait qu’empirer" (11).
Il semble que Carl Laemmle ne soit pas tant resté attaché à l’Allemagne qu’à sa terre souabe où il se rend régulièrement et avec laquelle il entretient des relations d’ordre affectif. Après la guerre, il s’emploie à devenir le bienfaiteur de sa ville natale en subventionnant généreusement des institutions charitables juives et chrétiennes. Ses anciens concitoyens le remercient en le nommant citoyen d’honneur de la ville et en donnant son nom à une rue ainsi qu’au lycée. L’amour du pays natal (Heimat) est un trait dominant et constant, et il y a fort à parier que la reconnaissance au double sens du mot de ses compatriotes ne lui importait pas moins que l’empire cinématographique qu’il s’était forgé, loin de l’endroit où il était né.
Le second volet de cette stratégie concerne les affaires. Dans la nouvelle donne mondialisée où des concurrents inédits vont nécessairement émerger et s’imposer sur le marché, il a repéré le potentiel du cinéma d’outre-Rhin : les pays européens sont économiquement exsangues mais leurs moyens cinématographiques leur permettent toujours de rivaliser avec le cinéma américain. La période de conflit a accéléré l’évolution des structures, donnant à l’Allemagne des investisseurs et la dotant de studios indispensables à la production de films. Il affirme la présence d’Universal en Allemagne dès 1920, prenant ses concurrents de court. Il profite aussitôt de la moitié des quotas réservés aux firmes américaines, distribue des westerns, des films d’aventure et d’action, de qualité médiocre si l’on en croit la critique de l’époque.
À Hollywood, les grands studios rivalisent plus que jamais pour engager de nouveaux talents.
Ernst Lubitsch arrive en 1923, ainsi que Friedrich Wilhelm Murnau et le producteur Erich Pommer. C’est Carl Laemmle qui fait venir Paul Leni (à qui il fera tourner quatre films) ainsi que l’acteur Conrad Veidt. 1927 est l’année de l’adaptation de L’Homme qui rit de Victor Hugo. Il fera également travailler Karl Freund, le talentueux caméraman de Metropolis (1927) qui signera pour Universal un classique du film d’horreur, The Mummy (1932), avec Boris Karloff. Il cherche à négocier avec l’UFA, mais la Paramount et la MGM s’entendent pour former une société de distribution germano-américaine. Il crée cependant en 1926 la maison Matador (12) qui deviendra par la suite la Deutsche Universal et qui diffuse sur place une partie de son catalogue : Foolish Wives, Blind Husbands (1922) fruit de sa collaboration avec Erich von Stroheim, des adaptations littéraires et des films d’horreur, qui deviennent la marque de fabrique d’Universal, comme The Hunchback of Notre Dame (1923) et Phantom of the Opera (1925), tous deux avec Lon Chaney. Notons aussi que Wilhelm Dieterle travaille d’abord pour la Deutsche Universal, avant de s’établir à Hollywood à la maison-mère.
À l’Ouest rien de nouveau
Une fois la guerre terminée, l’attitude belliqueuse était sans objet et le message que veut faire passer Hollywood va dans le sens d’une réconciliation. Aussi les films sur le conflit passé ont-il tendance à montrer comme un frère l’ennemi que l’on s’était plu à diaboliser (13). Dès 1918, Charles Chaplin met en scène Charlot Soldat, comédie ouvertement antimilitariste. De son côté, D.W. Griffith tourne Isn’t Life Wonderful (1924), dans les environs de Berlin. Les protagonistes sont polonais, certes, mais l’auteur montre la souffrance des Allemands, la misère et le chaos politique où ils se trouvent. The Big Parade de King Vidor (1925) qui présente notamment un soldat américain refusant d’achever un soldat allemand blessé, est un énorme succès. Même chose pour Four Sons de John Ford (1928) qui montre une famille allemande déchirée par la guerre, un des fils ayant émigré aux États-Unis, les autres non.
Pour Carl Laemmle, les choses changent autour de 1928, lorsqu’il forme le projet d’adapter à l’écran Im Westen Nichts Neues, le roman antimilitariste de Erich Maria Remarque qui vient de paraître et qui est immédiatement un succès de librairie. C’est le réalisateur hongrois Pál Fejös qui attire son attention sur le livre en vue d’une adaptation cinématographique. Celui-ci se rend personnellement en Allemagne pour négocier l’achat des droits. La particularité du récit est de se fonder sur une expérience exclusivement vécue dans le camp allemand. C’est ce qui constitue la nouveauté de l’approche et qui plaît à Carl Laemmle. Mais il sait très bien qu’il va au devant de difficultés, en tout cas en Allemagne. À son retour, il déclare au New York Times : "Le sentiment des nazis contre ce livre est tel qu’un des principaux propriétaires de salles en Allemagne nous a fait comprendre qu’il ne voudra rien avoir à faire avec ce film en Allemagne" (14). Carl Laemmle propose à Erich Maria Remarque de jouer dans le film, celui-ci refuse, se jugeant trop vieux pour incarner le lycéen Paul. On décide, avec vingt ans d’avance sur Robert Bresson, qu’il n’y aurait que des visages inconnus. Comme metteur en scène, Universal choisit Lewis Milestone (Lew Milstein), 35 ans, dont c’est le premier film parlant. Symboliquement, le tournage commence le 11 novembre 1929. Le film, sans aucune complaisance, est un clair refus du patriotisme ("Mieux vaut ne pas mourir du tout que de mourir pour sa patrie"). Il rencontre un très grand succès populaire aux États-Unis et il remporte deux Oscars, celui du meilleur film et celui du meilleur réalisateur. On parla même de Carl Laemmle comme lauréat éventuel du prix Nobel de la paix.
La réception n’est pas du tout la même en Allemagne. Les premières séances sont perturbées par des nazis, Goebbels en tête, qui organisent des lancers de rats. Une campagne de presse extrêmement violente suit. Les sociaux-démocrates ne défendent pas le film qui est interdit seulement une semaine après sa sortie, le 11 décembre 1930, par le Film-Oberprüfstelle, le comité de censure cinématographique de l’époque. Le film pâtit de la conjonction suivante : c’est le récit de la défaite allemande, traumatique, aggravé par l’effet que provoque chez le public allemand, qui n’y est pas habitué, une technologie nouvelle : le parlant. On voit donc des soldats portant l’uniforme allemand et parlant américain. Carl Laemmle est la cible d’une campagne très virulente. La presse rappelle les films tournés par Universal durant la Première Guerre mondiale et lui conseille de ne plus revenir en Allemagne. Profondément affecté, il ne retournera plus effectivement dans son pays natal. Il est pourtant prêt à des concessions pour que son film soit diffusé en Allemagne. Il le fait remonter, au grand dam de Ilya Ehrenbourg qui lui reproche de "faire de l’argent avec la guerre et avec la paix". Le film est autorisé en projection privée en 1931, mais sera bien évidemment interdit dès 1933. Il faudra attendre 1984 pour que les Allemands puissent le voir dans sa version originale.
La chance abandonne Carl Laemmle à mesure qu’une nouvelle catastrophe se prépare sur le vieux continent. En 1936, le studio Universal est racheté par ses créanciers. Carl Laemmle meurt en septembre 1939. Lui qui a toujours su accompagner ses actes de la plus grande publicité, n’en a donné aucune au dernier combat de sa vie, sa lutte pour sauver ses coreligionnaires en leur permettant d’obtenir un visa pour les États-Unis (15). De nouveau, il privilégie une démarche individuelle : il ne semble pas qu’il ait collaboré avec des organisations juives d’aide aux réfugiés. Concrètement, il se porte garant pour des parents éloignés, ou de simples connaissances, organise leur accueil à New York, leur procure un logement et un emploi. Chaque candidat à l’immigration devait en effet présenter, outre un visa, un certificat prouvant qu’il disposait d’un hébergement et de ressources. Il s’agissait de l’établissement de affidavits, ou attestations de soutien engageant personnellement celui qui se portait garant. Carl Laemmle se livre avec patience et obstination à cette bataille avec l’administration américaine. Le nombre des affidavits établis par lui s’élève à quelque trois cents, et il a persuadé certaines de ses connaissances comme Fritz Lang ou Paul Kohner de suivre son exemple. Les archives américaines consultées révèlent l’étendue de son engagement et l’inflexibilité des hauts responsables de l’administration américaine. Ces échanges de lettres font apparaître un autre Carl Laemmle, qui s’exprime sur le ton de la supplication ("Please, have a kind heart"), encaisse les remarques sur son grand âge, son décès imminent et la nullité des affidavits.
Nous avons tenté de cerner la figure du producteur Carl Laemmle, personnage qui a joué un rôle éminent dans l’industrie cinématographique naissante aux États-Unis. Discret, parfois même secret, sans l’arrogance ni l’extravagance de ceux que l’on a appelés les magnats du cinéma, ce Juif allemand a réussi à s’intégrer, non seulement dans la communauté américaine, mais, l’union faisant la force, à résister à la puissance économique et à la force juridique dissuasive de la société dominante. Cosmopolite par nécessité, mais aussi par goût et volonté d’entreprendre, il s’est adressé à un public d’immigrants comme lui. Ni homme politique ni artiste, il appelait de ses vœux un monde de paix, commerce et entertainment où les rêves peuvent devenir vrais. Sa volonté d’assimilation est contrebalancée par son attachement à la terre natale, la Souabe, plutôt que l’Allemagne proprement dite, ainsi que par sa fidélité aux valeurs de la religion juive. Cela en fait un individu à part parmi ceux que Neil Gabler nomme les "Juifs qui inventèrent Hollywood".
Carl Laemmle était conscient d’un danger dont il avait fait, à distance, l’expérience, lors de la campagne allemande contre son film pacifiste À l’Ouest rien de nouveau. Ce citoyen du monde a certainement vécu l’évolution de la situation allemande comme une tragédie personnelle. Il y a fait face en homme d’action et a consacré ses dernières forces à défendre le droit de vivre de ses coreligionnaires dont il a rendu possible, dans la mesure de ses moyens personnels, l’exil salvateur.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
* Être Citoyen du Monde, Actes du séminaire doctoral du laboratoire ICT-EA 337. Textes réunis par Liliane Crips, Nicole Gabriel et Marie-Louise Pelus-Kaplan : "Cosmopolitisme et Internationalisme : théories, pratiques, combats XVe-XXIe siècle", n°1, pp. 105-115. Publication de l’Université Paris-Diderot Paris7, 2014.
1. Neil Gabler, An Empire of their Own : How the Jews invented Hollywood, New York, Doubleday, 1988 ; Le Royaume de leurs rêves. La saga des Juifs qui ont fondé Hollywood, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
Et deux ouvrages récents : Thomas Doherty, Hollywood and Hitler, 1933-1939, Columbia University Press, 2013 ; Ben Urwand, The Collaboration : Hollywood’s Pact with Hitler, Harward University Press, 2013.
Ces deux ouvrages montrent pour le moins l’ambiguïté des rapports entre les studios hollywoodiens et l’Allemagne nazie, représentée par le consul allemand à Los Angeles Georg Gyssling. Cf. S. Blumenfeld, "Hollywood a collaboré", Le Monde, 10 octobre 2013.
2. John Drinkwater, The Life and Adventures of Carl Laemmle, New York, Putman’s Sons, 1931.
3. C. Laemmle, "From the inside.This business of motion picture", Film History, vol.3, °1, 1989, pp 47-71. Ce document a été publié à titre posthume en 1989.
4. Peu de temps après le premier western de l’histoire, The Great Train Robbery de Edwin S. Porter (1903), on se met également a en tourner en France. Joë Hamman, acteur qui admire le cirque de Buffalo Bill, en réalise dès 1906 dans la région parisienne, à Arcueil et à Meudon, puis, après sa rencontre avec le marquis de Baroncelli, en Camargue.
5. Carl Laemmle ne craint pas les sujets susceptibles de fâcher l’establishment wasp. En 1916, il produit le film de Phillip Smalley et Lois Weber, Where Are My Children ?, qui pose la question du contrôle des naissances et évoque le recours à l’avortement dans toutes les couches de la société. Le film avait été inspiré par le procès pour obscénité intenté à Margaret Sanger en 1914. Carl Laemmle a le goût des polémiques qui enflamment l’opinion publique.
6. Cf. Olivier Caïra, Hollywood face à la censure. Discipline industrielle et innovation cinématographique, CNRS éditions, Paris, 2005.
7. Blaise Cendrars, Hollywood, la Mecque du cinéma, Paris, Grasset, 1936 (rééd. Ramsay, 1987, pp. 87-88).
8. Cette fascination pour la vedette cinématographique, Bela Balasz l’analyse dans un texte sur le visage de Asta Nielsen, sur lequel les spectateurs déchiffrent les émotions. Cf. Bela Balasz, Der sichtbare Mensch oder die Kultur des Films, Francfort/Mein, Suhrkamp Verlag, 2001, pp.107-111. (Première édition 1924).
9. Jack Doyle, "A Star is Born (1910’s)", 30 octobre 2008. Par la suite, les Valentino, Garbo etc. n’ont pas tourné avec Carl Laemmle qui n’était pas en mesure ou refusait de payer des cachets exorbitants.
10. Ce bel exemple de communication de masse n’est pas le premier dans l’histoire du 7e Art. En 1897, dès la rupture des relations entre les États-Unis et l’Espagne, Stuart Blackton et Albert Smith tournaient le film patriotique Tearing down the Spanish Flag. Cf. Ferri Pisani, "Le cinéma américain" in L’Art Cinématographique VII, Paris, Alcan, 1930, p.73.
11. Cité par Véronique Elefteriou-Perrin dans "Onkel Karl chez Uncle Sam : les guerres de Carl Laemmle", in Vienne et Berlin à Hollywood, PUF, Paris, 2006, p.60.
12. Cf. Erika Wottrich, Deutsche Universal. Transatlantische Verleih- und Produktionsstrategien eines Hollywoodstudios in den 20ger und 30ger Jahren, Verlag edition text+kritik, Munich, 2001.
13. Cf. Thomas Doherty, Projections of War. Hollywood, American Culture and WW II, Columbia University Press, 1994.
14. The New York Times, 6 octobre 1929.
15. Cf. Udo Bayer, "Laemmles List - Carl Laemmle’s Affidavits for Jewish Refugees", Film History, vol. 10, n°4, 1998, pp.501-521.