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Ma Loute (2016)
de Bruno Dumont
publié le lundi 30 mai 2016

par René Prédal
Jeune Cinéma n°374 été 2016

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2016

Sortie le mercredi 11 mai 2016


 


Déception à la sortie du film et perplexité à la réflexion sont les impressions tenaces qui prédominent. Difficile, il est vrai, qu’il en soit autrement. Annoncé de loin par les trompettes de la renommée et accompagné jusqu’à la projection à Cannes par un tintamarre médiatique d’une rare intensité, la vision, certes le jour même de la présentation au festival, mais dans le calme d’une salle de province aux trois quarts vide, ne pouvait que porter plutôt à la consternation le cinéphile qui avait adoré jusqu’ici Bruno Dumont, aussi bien Flandres (2006) que P’tit Quinquin (2014). Malaisé, dès lors, de retrouver son esprit (de) "critique" quand les clameurs se sont tues et que la fièvre est retombée. Autant dire d’emblée que la lecture des longs entretiens du cinéaste publiés dans les revues spécialisées avant la sortie de Ma Loute n’aide pas. Non que les propos soient faux. Tout ce que Bruno Dumont dit avoir mis dans le film s’y trouve, mais pas grand-chose ne fonctionne. Dès lors, qu’importe de savoir pourquoi et comment il l’a fait. Ainsi les pages où il détaille de façon très pertinente son travail sur le rythme et surtout le comique sont assez tristes quand on les rapporte à l’ennui de ces deux heures répétitives ne suscitant pas le moindre rire.


 

De même, lorsque le cinéaste explique les différences entre le duo de policiers dans P’tit Quinquin et Ma Loute  : en fait, il y a une incroyable paresse scénaristique, remplaçant un couple qui fonctionnait sur un parler époustouflant en renouvellement constant (Van der Weyden et son second Carpentier) par le gros Machin totalement inaudible qui grince au moindre mouvement, tombe et roule dix fois de trop, ramassé sans conviction par son acolyte Malfoy. D’ailleurs Machin n’est pas le seul à s’écraser sur le sol. Bruno Dumont explique que c’est à l’image de la nature humaine qui constamment s’élève mais retombe à chaque coup… Belle interprétation du film par l’auteur qui méritait d’être rapportée.


 

Mais à l’écran, le grotesque l’emporte et aussi un goût amer à voir Bruno Dumont se moquer lui-même de ses propres films dramatiques précédents. Avons-nous eu tort d’être fascinés par ses personnages les plus étonnants décollant leurs pieds de quelques centimètres lors de crises mystiques qui nous avaient remués, émus et surtout interrogés ? Le réalisateur n’était-il donc pas sincère ? Ne cherchait-il qu’à nous épater par un "truc" de cinéma ? On n’ose le croire.

Certes Ma Loute est très beau, superbement photographié dans de formidables plans généraux aux ciels nuageux dignes d’un grand peintre.
Et l’on savoure en même temps l’humour dévastateur d’entendre à plusieurs reprises les bourgeois stupides s’extasier devant des paysages qui seraient d’après eux splendides alors que nous, spectateurs, voyons bien que le cinéaste a choisi les coins les plus affreux (marécages boueux, herbe rase, grise, sale et désolée) d’une côte d’Opale montrée le plus mal possible.

C’est le parti pris fondamental de la mise en scène : filmer tout à contre-sens, contre l’intrigue, les lieux et les personnages, afin d’installer un décalage constant générateur de malaise. On enrage qu’une si bonne idée soit trop généralement dévoyée par un systématisme répétitif qui en affaiblit considérablement la portée. Fort intéressant aussi est l’hyperréalisme de ces prises de vues qui perdent parfois tout naturel : l’artefact chasse alors la vérité de l’instant pour mieux atteindre une justesse filmique par tout ce faux qui provoque - là encore trop rarement - un inconfort jubilatoire chez le spectateur.

Une belle reconstitution historique des années 10 d’avant-guerre, décors, costumes et accessoires, mais quelques séquences loupées (celle de la procession n’est que platitudes) nourrissent cet aspect d’à-peu-près, basé sur un double refus du social et du psychologique, mal compensé sur la fin par quelques touches de merveilleux et de symbolisme (le Typhonium égyptien, ce "Styx" qu’on n’arrête pas de franchir en barque ou à pieds en s’enfonçant dans la vase). Tout est grossi jusqu’au délire et le numéro de Juliette Binoche en tata fofolle dépasse les bornes du pire ridicule.


 


 

La construction d’ensemble n’est pas originale mais fournit une solide dramaturgie : les Van Peterghem, bourgeois dégénérés à force de mariages consanguins, interprétés par des comédiens qui surjouent et les Brufort, pauvres pêcheurs brutes et cannibales dont les rôles sont tenus par des non-comédiens qui sousjouent, sont renvoyés dos à dos. Quelques scènes les opposent (le repas à la villa où l’on se bat avec un gigot et celui autour d’une marmite aux membres humains sanguinolents), mais l’on passe trop vite à une démence monstrueuse.
Au lieu de cultiver l’art du mélange des genres, Bruno Dumont commence dans les tonalités de la comédie satirique des bourgeois face au naturalisme des misérables pour tomber brusquement dans un mixte du burlesque et du gore qui prend mal, sinistre jeu de massacre entre sauvages et fin de race. La bête qui sommeillait dans tous les personnages des premiers films dérape cette fois dans la folie meurtrière des uns et l’ignoble secret de famille des autres : une dispute entre le frère et la sœur dévoilera en effet que l’androgyne jeune cousin-cousine est le fruit incestueux du viol de la sœur plus ou moins consentante par son frère ou leur père, et il est clair que le seul vrai scandale est alors pour les protagonistes que personne ne sache si c’est l’un, l’autre ou les deux.

Il faut bien reconnaître que lorsque l’histoire est parvenue à un tel niveau, Bruno Dumont se retrouve dans son élément et le film acquiert une force maléfique et génésique qui lui manquait depuis 90 minutes. Mais c’est trop tard, car il a déjà perdu le public venu pour voir la loufoque comédie de terroir annoncée. Le spectateur aura loupé aussi le meilleur du côté mélodrame romantique de l’amour entre Ma Loute et Billie, les deux rejetons des deux groupes haineux, romance sentimentale porteuse de vrais émotions (séquence de la tempête) et surlignée par une grandiose musique symphonique. Billie, c’est l’interdit, le tabou : elle navigue entre les deux sexes et, si elle finit par dire qu’elle est une fille qui s’habille en garçon, Ma Loute, lui, qui la serre un peu plus fort en la faisant traverser la baie dans ses bras, sent les testicules et la rejette avec fureur, provoquant la fin du film mais peut-être pas celle de leur romance si l’on en croit leurs regards qui se cherchent encore.


 


 

Il y a, de fait, de beaux morceaux dans Ma Loute surnageant dans un ensemble foutraque par trop indigeste, et même un peu bâclé : Fabrice Luchini, tordu, voûté et bouffi dans les premières séquences nous a paru curieusement redressé dans la deuxième moitié du film. Grosse faute de la script ? À moins que Bruno Dumont ait voulu que son hallucinant vol plané dans la séquence des chars à voile sur la plage l’ait miraculeusement guéri de ses infirmités au lieu de le tuer ? En tous cas une chose est sûre : il ne postule pas à la succession de Gérard Oury à laquelle certains semblaient vouloir le destiner puisqu’il a déjà tourné la page (ou refermé la parenthèse), travaillant actuellement à un drame musical sur la vie de Jeanne d’Arc d’après les (nombreux) écrits de Charles Péguy.
Demeure donc, vivace, son goût des défis. Rendez-vous est pris au pied du bûcher.

René Prédal
Jeune Cinéma n°374 été 2016


Ma Loute. Réal, sc, mont : Bruno Dumont ; ph : Guillaume Deffontaines ; mont : Basile Belkhiri. Int : Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni Tedeschi, Jean-Luc Vincent, Ralph, Brandon Lavieville (France-Allemagne, 2016, 122 mn).



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