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Stalker (1979)
de Andreï Tarkovski
publié le mardi 7 juin 2016

par René Prédal
Jeune Cinéma n°128, juillet-août 1980

Sélection officielle du festival de Cannes 1980

Sorties les mercredis 13 mai 1980 et 8 juin 2016


 


Sans doute n’est-il pas impossible de résumer le dernier film de Andreï Tarkovski : dans l’univers pourrissant d’après une Troisième Guerre mondiale subsiste, au centre d’une zone interdite, une chambre susceptible d’exaucer les souhaits de ceux qui y parviennent.

À travers mille embûches, un passeur (le stalker) y conduit deux nouveaux candidats qui renonceront pourtant au dernier moment à franchir ce seuil, si longtemps désiré.

Mais en fait, comme l’écrivait Jean Delmas à propos du Miroir : "On pourrait voir ce film et l’aimer dans le seul éblouissement d’images splendides - comme on voit et aime, au long d’une exposition, l’œuvre d’un grand peintre (1)

Et l’on notera, comme lui, l’étonnante beauté des paysages végétaux (ainsi la forêt déjà présente dans L’Enfance d’Ivan et Le Miroir), "la maîtrise de la lumière" avec sa science des contre-jours et des clairs-obscurs et ces "natures mortes qui ennoblissent l’objet le plus familier", lorsque Tarkovski détaille avec insistance une série d’objets situés sous l’eau.
Ici d’ailleurs, l’eau est partout : elle suinte, sourd et s’insinue par tous les interstices : les hangars sont inondés, la pluie s’abat en cataractes, les fleuves gonflent, les marais et les marécages envahissent les ruines comme déjà l’étang aux algues et l’océan de Solaris, avec ses reflets et ses jeux de miroirs, sous-tendaient l’esthétique et la thématique de ce premier film situé dans le futur.

Tarkovski magnifie en somme une donnée fort simple de science-fiction mêlée à quelques réflexions sur la notion de bonheur par une mise en scène étonnante, une démarche de poète véhiculant parfois des images sans réelle imbrication à la trame anecdotique du récit et tirant le maximum (esthétique, dramatique, émotionnel et symbolique) du simple passage d’un train qui secoue quelques ustensiles sur une table ou d’une draisienne avançant vers la zone.


 

Le film est long mais cette longueur était déjà le trait dominant de Andreï Roublev et de Solaris. Quant à la complexité née ici de la pluralité de sens, elle rejoint celle que Le Miroir tirait de sa structure même.

Le décor détritique qui ouvre le film a de quoi surprendre : débutant dans une chambre sordide que le tirage en noir et blanc d’une pellicule couleur baigne dans des tonalités glauques, Stalker se poursuit au milieu de dépôts archaïques, d’usines hydro-électriques désertes et de champs d’épandage aux allures violemment expressionnistes : Tarkovski nous introduit ainsi dans une science-fiction anti-technologique, dans un futur qui pleure et non dans des lendemains qui chantent auxquels on croyait dans les années 50 (et même encore au début des années 60).

Situé pourtant dans un avenir lointain, Solaris présentait d’ailleurs la terre et les hommes comme en 1972. Mais Stalker les montre même se vautrant dans la boue et le sable. Comme dans Solaris, le passage du noir et blanc (d’ailleurs viré) à la couleur (bien pâle) tend à brouiller toute réalité objective, à tisser des liens inattendus et à construire (ou détruire) des correspondances temporelles et psychologiques.
La plupart des dangers présumés ne sont-ils pas, en effet, plutôt des créations de l’esprit malade du passeur que des résultats tangible ? D’ailleurs, y a-t-il vraiment une réalité ?

Dans Solaris, le paysage spatial au dessus de la planète océan était encadré par un long prologue et un épilogue situés sur Terre.
Dans Stalker, également, le voyage dans la zone est précédé de la description des marges de ce lieu interdit, et se prolonge par le départ du passeur et de sa famille, ce thème du cycle, de l’éternel recommencement, étant déjà dans Le Miroir où la vie du héros reproduisait peu à peu celles de ses parents.
Quant au passage vers un ailleurs mal défini, il se fait dans Stalker comme dans Solaris par d’interminables tunnels encombrés de rails et de détritus de toute sortes, la chambre aux désirs répondant en quelque sorte à l’océan-cerveau.


 

Seuls les miséreux et les sans-espoir parviennent au terme de ce trajet initiatique et si l’humour n’est pas tout à fait absent (au milieu de ce désert, un téléphone sonne et une lampe s’éclaire), la tonalité d’ensemble est celle d’un monde de ténèbres et de désolation.

Même l’enfant est inquiétante : cul de jatte, "mutante" murmure-t-on autour d’elle, elle est peut-être dotée de pouvoirs surnaturels et le film se termine en tout cas sur cette "greluche". Mais les verres avancent-ils par la force du regard ou ne s’agit-il à nouveau que des effets du passage d’un train ?


 

Le stalker au début aussi semble investi d’une certaine puissance : jouant de boulons rouillés attachés à de vieux chiffons, il connaît tous les chemins et peut seul déjouer les pièges de la zone.
Mais bientôt ses deux clients prennent la direction des opérations et le guide perd alors son prestige : le professeur veut un moment tout faire sauter et l’écrivain dévoile progressivement les motivations profondes qui poussent le stalker à continuer ce curieux métier.
N’est-il pas étrange en effet qu’il n’ait jamais voulu pénétrer dans la fameuse chambre et qu’il préfère continuer à mener son existence misérable en ramenant seulement un chien noir de cet espace situé au delà du monde et qu’il n’est pas impossible d’assimiler au royaume des morts (le bar-antichambre, le passeur comme dans la religion égyptienne, l’étrange décalage avec le monde des vivants comme chez Cocteau…).


 

Le drame c’est que finalement l’homme a peur d’assouvir tous ses désirs. Personne ne veut de ce prétendu bonheur individuel qui risque de se payer par des malheurs encore plus grands. La métaphore a l’avantage de fonctionner aussi bien au niveau métaphysique qu’à l’intérieur de la problématique d’une société socialiste.

Ainsi, au centre des films de Tarkovski se pose toujours un problème d’identité : l’interrogation d’un adulte sur son enfance (L’Enfance d’Ivan), et sur sa vie (Le Miroir), d’un artiste face à son époque (Andreï Roublev), d’un savant sur sa fonction (Solaris) devient ici celle que tout homme se pose face à son destin : qu’est-ce que le bonheur et comment y parvenir ?

Comme toujours l’homme n’est renvoyé qu’à lui-même (c’est le symbole même du miroir.


 

De fait, l’océan intelligent de Solaris ne pouvait que matérialiser les remords, les fantasmes ou les souvenirs du cosmonaute et les pouvoirs supposés de la Chambre comme les dangers invisibles de la zone ne sont-ils pas uniquement des règles et des codes inventés par le stalker pour l’aider à supporter son propre "moi" ?
Comme la planète Solaris, la zone serait alors précisément dans ce cas, l’inconscient de l’homme.

René Prédal
Jeune Cinéma n°128, juillet-août 1980

1. Cf. Jeune Cinéma n°109, mars 1978.

Stalker. Réal, déc : Andreï Tarkovski ; sc : Arcadi et Boris Strougatski, d’après leur roman Stalker (parfois sous-titré Pique-nique au bord du chemin) ; mu : Edouard Artemiev ; ph : Aleksandr Kniajinski et Gueorgui Rerberg ; Lioudmila Feïguinova ; déc : A.T. & Aleksandr Bojm ; cost : Ielena Fomina. Int : Alexandre Kaïdanovski, Alisa Freindlich, Anatoli Solonitsyne, Nikolaï Grinko (Allemagne-URSS, 1979, 163 mn).

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