par Paul Otchakovsky-Laurens
Jeune Cinéma n°15, mai 1966
Sélection du festival de Berlin 1966
Sorties les mercredis 22 mars 1966 et 6 juillet 2016.
Avec Masculin féminin (1), son onzième long métrage, Jean-Luc Godard a choisi de nous monter, en "quinze faits courants", "les enfants de Marx et de Coca-Cola".
Ainsi l’auteur continue-t-il l’exploitation rationnelle de son filon sociologique entamée avec Une femme mariée et poursuivie avec Alphaville.
Première observation rapide : pas de changement dans la démarche du réalisateur.
Et pourtant, si nous trouvons comme toujours le plus agaçant (citation, confusion autosatisfaction) nous redécouvrons ce qui fit de À bout de souffle et Bande à part des grands films : la générosité.
Jean-Pierre Léaud, apprenti syndicaliste passablement tourmenté et Chantal Goya, chanteuse yéyé débutante, personnages clés du film, forment un curieux couple. Tous deux ensemble, tous deux séparément sont parfois beaux parfois bêtes. Dans les mauvais moments, je serais tenté d’y retrouver les personnages de Pierrot le fou. Mais peut-être l’incroyable succès de ce dernier a-t-il ouvert les yeux de Godard. L’austérité de Masculin féminin - petit écran noir et blanc - semblerait le prouver. Elle n’a en tout cas pas restreint le domaine d’investigation du cinéaste.
À travers les deux héros, la multiplicité des thèmes abordés une fois de plus déroute.
D’abord et bien sûr l’incommunicabilité du masculin et du féminin.
Ensuite et pêle-mêle, la guerre au Vietnam, les élections présidentielles françaises, le syndicalisme, l’érotisme, la chanson, le racisme, le cinéma, les sondages d’opinion.
Mais cette fois-ci, nous ne pourrons reprocher à Godard d’avoir méthodiquement cultivé l’équivoque : si le fatras subsiste avec son lot de contradictions, il n’est plus coiffé des habituels calembours à l’usage des petits copains.
De plus, la dispersion répond à une réalité bien existante, semée d’événements sérieux ou futiles, graves ou anodins, une réalité qui est la nôtre. Nous consommons l’Histoire et des petites histoires tout aussi avidement l’une que les autres. Et puis n’y a t-il pas quelque courage à choisir délibérément des sujets tabou auxquels pourtant nous sommes sensibilisés par une actualité dévorante ?
Quand une telle entreprise échoue, cela donne une machine à décerveler du type Pierrot le fou, quand elle réussit, cela donne Masculin féminin. Dans Pierrot le fou, plus encore dans Une femme mariée, des questions graves se trouvaient enfouies sous un comique douteux, parce que posées à des personnages trop peu humains. Pas ici.
Jean-Pierre Léaud a le même âge que moi. Mais si j’aime le film ce n’est pas en vertu d’un enthousiasme béat pour tout ce qui est jeune, c’est parce que j’ai vu, sur l’écran, vivre et se débattre dans leurs contradictions des jeunes gens qui nous ressemblent - à mes amis et à moi-même. Description d’une de nos maladies préférées, la phraséologie, récit d’une déroute idéologique.
Le tableau n’est pas toujours sombre. Il ménage aussi l’humain. Témoin cette attentive chronique d’un comportement sexuel qui choquera bien des hypocrites et dont, en dépit des apparences, la pureté n’est pas absente quand on l’oppose aux lubies érotiques de nos pères.
Ce film tourné en 1966 parle franc sur 1966.
Il n’est pas sans rapport avec le cinéma-vérité. Car Jean-Pierre Léaud questionne inlassablement et se questionne lui-aussi sans grand succès. Il en mourra. Avec fureur peut-être, mais sans bruit. La chose est assez exceptionnelle chez Godard pour être soulignée.
Sans doute est-ce pour cela que le film frappe tout autant qu’il touche.
Paul Otchakovsky-Laurens
Jeune Cinéma n°15, mai 1966
1 Ours d’or pour Jean-Luc Godard, et Ours d’argent pour Jean-Pierre Léaud, à Berlin 1966.
Masculin-féminin. Réal, sc : Jean-Luc Godard, d’après deux nouvelles de Maupassant, La Femme de Paul et Le Signe ; ph : Willy Kurant ; mu : Jean-Jacques Debout ; mont : Agnès Guillemot, Marguerite Renoir. Int : Chantal Goya, Jean-Pierre Léaud, Marlène Jobert, Brigitte Bardot, Henri Attal, Françoise Hardy, Dominique Zardi, Med Hondo, Antoine Bourseiller (France, 1966, 110 mn).