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Kinoshita, Keisuke (1912-1998) (e)
Entretien avec Andrée Tournès, Marcel Martin & Aldo Tassone (1986)
publié le jeudi 9 juin 2016

Rencontre avec Keisuke Kinoshita (1912-1998)
Locarno 1986

Jeune Cinéma n° 177, novembre-décembre 1986
Cf. aussi "La rétrospective Keisuke Kinoshita au festival de Locarno", Jeune Cinéma n°177, novembre-décembre 1986, pp. 7-15.


 


Jeune Cinéma : On vous définit souvent comme le cinéaste de la bonté et vous vous reconnaissez cinéaste social. Pensez-vous que la bonté puise transformer une société ?

Keisuke Kinoshita : Un réalisateur, par sa création, ne pense pas transformer le monde mais peut sensibiliser les spectateurs. Il peut montrer, par exemple, tout ce qu’implique le risque d’une guerre ou la misère. Dans Vingt-quatre Prunelles (1954), il y a beaucoup de détails qui décrivent la vie des Japonais. Quand le personnage de l’institutrice prie contre la guerre, ce n’est pas le résultat d’une réflexion mais un cri du cœur. On me reproche l’excès des larmes dans mes films, mais je pense qu’on ne pleure pas assez, on n’a pas encore épuisé les larmes de la guerre. J’ai fait récemment trois films qui dénoncent le malheur. Ça m’a valu d’être baptisé cinéaste social. J’espère sensibiliser le public mais je n’ai aucune illusion, je ne changerai pas les politiciens.

J.C. : Les larmes n’ont pas la même signification pour un Japonais.

K.K. : Non. Un homme ordinaire devant la joie ou la souffrance, pleure tout naturellement, et les témoins en éprouvent un peu de gêne. Mais moi, quand je vois des films occidentaux, je suis étonné de la froideur des personnages.

JC : Avez-vous été influencé par le néo-réalisme italien ?

K.K. : Oui il a exercé sur moi une influence très grande et sans lui, La Tragédie du Japon (1953) n’aurait pas pu voir le jour.

JC. : La vérité de certains gestes quotidiens est tellement forte qu’on se demande si ça ne vient pas de votre expérience personnelle. Je pense à l’adieu des deux amis dans Nuages au crépuscule.

K.K. : Je suis bien content que ce détail ait été remarqué. Ce n’est ni un geste rituel ni un souvenir, c’est une idée de mise en scène qui m’est venue. Un adolescent à 16 ans ne peut pas parler, j’ai pensé alors à ce mouvement du pied qui touche l’autre. Ce qui, par contre, vient de ma vie, c’est le souvenir de ma mère. Mon œuvre est consacrée à l’amour maternel. Non que j’aie créé exclusivement des personnages de mères mais j’ai vécu entouré de gentillesse et c’est elle que j’exprime dans mes films.

JC : Pour la musique de vos films, vous avez travaillé avec votre frère, Chuji Kinoshita. Comment s’est faite cette collaboration ?

K.K. : Quand j’écris, j’ai la musique dans ma tête, je sais exactement à quel moment du film, elle prendra place. Je ne pense pas que mon frère soit un grand compositeur, mais il me connaît, il devine le genre de musique je je veux. Un autre hésiterait à modifier sa musique une fois composée, mon frère, lui accepte de changer. J’utilise souvent une musique chorale qu’il compose. Les chansons de Vingt-quatre prunelles sont de vraies chansons enfantines de l’époque (1).

JC : Quelle contraintes avez-vous subies de la part de votre studio ?

K.K. : J’ai eu une chance énorme. J’ai toujours été libre, mes films ayant eu, dès le début, un grand succès. Je suis entré à 19 ans à la Shochiku, j’y ai réalisé tous mes films, c’était comme ma maison. Le seule contrainte c’était que je devais faire un film avec Takamine parce que le studio, par contrat, devait en faire trois par an avec elle (2).

JC : Quel est le sens de ces cadrages obliques que vous utilisez dans Onna (1948) ou dans Un amour pur de Carmen (1952) ?

K.K. : Dans Onna, je voulais souligner le caractère tordu du sentiment qu’éprouve la jeune femme pour son ami le gangster. Dans Carmen, c’est différent, c’est moi qui déteste le nouveau Japon, je le filme de travers, c’est ma manière à moi de le contester.

J.C. : Ce Japon aux valeurs traditionnelles que vous nous faites aimer existe-t-il encore ?

K.K. : Le Japon est un pays qui se transforme chaque année. Chacun de mes films peint la réalité de l’époque où je filme. Actuellement sous l’influence américaine, les Japonais s’éloignent de leur vraie nature de Japonais. Les jeunes me deviennent étrangers, je ne peux les comprendre de l’extérieur, il faudrait vivre avec eux. Les enfants japonais sont les plus malheureux du monde. Un enfant, à dix ans, n’a plus de liberté. Il faut réussir à tout prix pour entrer dans une bonne université qui débouche à son tour sur une bonne entreprise. De là, les suicides d’enfants, les parricides et des révoltes violentes contre les parents. Le Japon semble florissant, mais seulement quelques riches profitent de sa prospérité. Les riches satisfont leurs besoins, les jeunes sont désespérés, bourrés de désirs qu’ils ne peuvent satisfaire.

Propos recueillis par Andrée Tournès et Marcel Martin.
Traduction de Hiroko Gowaers
Festival de Locarno 1986

1. La version manipulée a substitué à la bande-son d’origine une musique à instruments anciens pour séduire l’étranger.

2. Hideko Takamine (1924-2010) fut également l’interprète favorite de Mikio Naruse.
Avec K. Kinoshita, elle fut est Carmen, dans Carmen revient au pays (Karumen jungo su, 1951), premier film en couleur au Japon et dans Un amour pur de Carmen (Karumen kokyo ni koeru, 1952). Et elle joue notamment dans Vingt-quatre prunelles (Niyushi no hitomi, 1954), Une Chandelle dans le vent (Fuzen no tomoshibi,) 1957), Un amour éternel (Eien no hito, 1961), etc.
Sa dernière collaboration avec lui a été Shodo satsujin : Musuko yo (1979).

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