par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe*
Merci à Jacques Carelman (1929-2012).
Lors d’un printemps déjà lointain où la parole s’était imposée aux murs, un artisan anonyme avait calligraphié un péremptoire "Cache-toi, objet !"
Exhortation qui n’a pas eu la postérité d’autres inscriptions de l’époque - peut-être à cause de l’aspect confidentiel de son apparition (un escalier de la Sorbonne assez peu fréquenté), sans doute à cause de son caractère fondamentalement dérangeant. Après tout, tout ce qui concernait la plage et les pavés, les désirs et la réalité, la jouissance et les entraves, s’affirmait d’ordre plus poétique que pratique et la récupération médiatique ne s’est pas privée de vider de leur sens ces formules, par surabondance d’emploi. La technique du détournement, comme toute technique, peut être pratiquée des deux côtés, et surtout du côté du manche.
"Cache-toi, objet !" allait plus loin.
C’était le refus de ce qui sous-tendait les deux décennies écoulées, celles de la mise en place d’un univers de la consommation effrénée, de la transcendance de la marchandise dénoncée l’année précédente par Guy Debord. (1)
Refuser l’objet, c’était en même temps dénoncer la consommation des signes et vouloir anéantir les signes de la consommation sur lesquels se fondait le système.
Certes, il ne s’agissait que d’une position de principe, qui relevait sans doute de ce "moralisme naïf et absurde" attribué par Baudrillard (2) à quiconque s’aviserait de tempérer la consommation.
Principe qui n’a pas eu d’autres mise en pratique que son simple énoncé - encore fallait-il le formuler - mais qui a la particularité d’être un des rares slogans de mai qui fut vraiment de son époque. On sait l’influence majeure de la parole surréaliste sur les inscriptions de mai 68. Mais ce "Cache-toi, objet !" était irréductiblement de son lieu et de son temps ; jamais aucun des fabricants de papillons lancés par le Bureau de recherches surréalistes de la rue de Grenelle vers 1925 n’aurait émis une telle condamnation envers un élément aussi consubstantiel à la mythologie du mouvement.
1968 n’est qu’une généralisation commode, la mise à jour spectaculaire des nombreuses galeries que la vieille taupe ubiquiste avait dès longtemps entreprises.
La critique du monde des objets n’est pas survenue comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, et si elle n’est pas aussi vieille que les objets eux-mêmes, elle l’est au moins autant que l’étude des mécanismes de production.
La seule originalité du moment tient à la brutalité du réveil : engourdis dans les délices du pratico-inerte, on avait un peu oublié que les choses, c’était l’altérité absolue. Certes, quelques pousseurs de cris d’alarme avaient joué leur rôle, mais c’était là affaire de spécialistes, du petit millier de lecteurs anxieux de tout lire, de la Critique de la raison dialectique aux bulletins de l’Internationale situationniste, en passsant par Henri Lefebvre ou Socialisme ou Barbarie.
Mais la littérature, la littérature de fiction, la seule qui importe lorsqu’il s’agit d’obtenir un écho amplifié, n’avait pas, jusqu’alors, manifesté très haut sa crainte de la réification - hormis Les Choses, bien sûr, exception de taille mais sans postérité, sur laquelle nous reviendrons.
L’objet en tant que tel apparaît tardivement dans la littérature.
Si les poètes médiévaux blasonnent le corps féminin, personne ne songe à une célébration du hanap ou du gonfanon. Il faudra attendre les premiers feux de la bourgeoisie marchande pour que l’art intègre les signes instrumentaux du nouveau pouvoir.
Et ce n’est pas l’écriture, mais la peinture, technique naturelle de la représentation, qui sera chargée de transmettre l’image de cette domination - comme dans la peinture hollandaise, où Barthes voit s’affirmer un "monde-objet", un univers du nominalisme triomphant où l’homme détermine son espace en accumulant les preuves de sa manipulation de la matière.
Rien de tel dans la littérature.
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert constituera la première énumération systématique par l’écriture des objets socialisés. Répertoriage général des attributs et des propriétés de l’inerte, définissant cet art du catalogue qui trouvera sa forme la plus exaltée dans le grand Catalogue de la Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-Étienne - et de ses sous-produits modernes, Habitat ou autre Redoute, ultime avatar trivial de l’accumulation de la marchandise.
On pouvait s’attendre à un moment social où l’air du temps était à la certitude et où l’affirmation du pouvoir humain s’appuyait sur l’évidence de l’ustensilité des choses, à ce que la littérature produisît une image de l’objet proche de sa fonction réelle.
En définitive, dès le début du 19e siècle, cette image est loin d’être univoque, et l’on voit coexister les deux statuts de l’objet, à la fois antagoniste et complémentaire, qui irrigueront toute la littérature postérieure : l’un qui s’établit sur l’usage, l’autre qui ne prend en compte que la magie. L’un qui se situe du côté de l’apparence, l’autre de l’essence ; l’un qui s’attache à l’attribut, l’autre au principe.
Divergence de perspectives qui nourrira les oppositions ultérieures entre ceux qui ne considèreront l’objet que pour ce qu’il est et ceux qui ne l’accepteront que pour ce à quoi il renvoie - entre naturalistes et symbolistes, entre réalistes et surréalistes.
Si l’on voulait schématiser jusqu’au bout, on pourrait dire que ces oppositions qui concernent l’en-deçà / l’au-delà de l’objet respectent à peu près les limites non-frontières, hors de tout point de vue rhétorique, entre prose et poésie.
Mais l’essentiel est de constater que les uns se situent du côté de la certitude, les autres de l’interrogation : les zélateurs de la matière se portent plus naturellement du côté de l’acceptation sociale, les écrivains du dépassement de l’objet du côté du refus. La magie de l’inerte, l’exaltation des qualités bouleversantes endormies au cœur de l’objet, même le plus banal, n’ont jamais été mieux captées que par des francs-tireurs du questionnement, au sein des périodes les plus apparemment vouées à la célébration de la matière et de la technique qui permet de la dominer : l’idée de l’inutilité absolue (par abolition mutuelle de ses valeurs d’usage et d’échange) de la marchandise apparaît chez Baudelaire au moment de l’Exposition universelle de 1855 : des Esseintes, figure définitive du dandy et apôtre décadent de l’objet unique, est presque contemporain de l’Exposition universelle de 1889 ; les premières machines célibataires de Roussel et Duchamp sont antérieures à 1914, au plein de l’impérialisme triomphant ; les objets surréalistes à fonctionnement symbolique fleurissent entre l’Exposition coloniale de 1931 et l’Exposition internationale de 1937.
À chaque fois, on se trouve devant des écrivains du rejet - même si, de Huysmans à Breton, les fins recherchées et les moyens pratiqués diffèrent considérablement. Directs héritiers de Lichtenberg et de son indépassable couteau sans lame auquel il manque le manche, l’attitude convergente de ces auteurs réside dans le rôle qu’ils attribuent à l’objet unqiue ; qu’il s’agisse d’une exacerbation de sa valeur d’usage (l’orgue à bouche de À rebours), d’un patchwork d’éléments apparemment incohérents (les vitrines animées de Locus Solus), d’un détournement par requalification (les ready-made de Duchamp), d’un dynamitage de sa valeur de convention par interprétation (les objets trouvés surréalistes) ou d’une reconstruction à partir d’éléments épars (les objets à fonctionnement symbolique), la puissance de l’objet tient à son exemplarité.
L’objet unique n’appartient plus au donné immédiat, il est de l’ordre du désir incarné, "solidifié".
Dali, sans doute le plus inventif des constructeurs fantasmatiques, l’avait formulé dès 1931, dans un texte capital du Surréalisme ASDLR : "La culture de l’objet s’identifiera à la culture du désir".
Affirmation qui justifiera ses créations ultérieures, mais que l’on peut appliquer sans en forcer le sens aux objets uniques assemblés par Duchamp ou Roussel : Breton (3) pour l’un, Jean Ferry (4) et Michel Carrouges (5) pour l’autre, ont bien montré le caractère érotique du Grand Verre et des animations de Mathias Canterel, même si ces mises en scène métaphoriques du désir ont besoin d’un décryptage pour livrer tout leur sens. Et la volonté affichée par Breton de ne plus considérer l’objet que "dans son rapport avec le monde intérieur de la conscience" (6) pour l’obliger à exprimer toutes ses latences était une façon de faire ressurgir toute la symbolique sexuelle investie dans le geste surdéterminant cet objet, symbolique oubliée, gommée, recouverte, par une pratique unidimensionnelle.
Dans l’orthodoxie surréaliste, tout objet, même le plus usuel, pouvait être ainsi considéré comme unique, car le rapport qu’il inaugurait avec son possesseur était d’ordre quasiment organique : "Dans le plus insignifiant objet manufacturé, comme dans l’objet insolite à l’usage oublié, dort une flamme, qui, réveillée par nous, illumine, convulsive, fulgurante, nos obsessions." (7)
On peut sourire aujourd’hui de cette volonté de "révolution totale de l’objet", de cette pratique ingénue du dépassement / détournement de la valeur d’usage, du délire paranoïaque-critique qui mènera Dali des objets surréalistes aux objets psycho-atmosphériques-anamorphiques : tout ceci ne manifeste après tout qu’une position poétique, aveuglée par le "malin génie de l’objet" que dénonce aujourd’hui Baudrillard (8) et qui n’a jamais contrarié ni ne contrariera jamais la multiplication de la marchandise.
Il n’empêche. Breton, par sa passion de la trouvaille merveilleuse, Bellmer ou Dominguez par leur fabrication de véritables machines désirantes ont permis de ne pas oublier que l’œil existe à l’état sauvage et que vision et voyance participent du même mouvement.
Ce fut là la dernière manifestation golbalement cohérente d’une attente devant l’objet (ce que Marcel Jean appelait "la position organique-attentive"), d’une certitude qu’il existe un au-delà de la forme où résiderait la dimension magique de l’inerte, saisie hors de tout signe et hors de toute fonction. Mais il s’agissait d’arpenteurs des marges du cadastre dont l’activité souterraine n’avait jamais éveillé de grande résonance immédiate. Dans son aspect le plus courant, la littérature du milieu du siècle projetait sur l’objet le même éclairage que celle du milieu du siècle précédent : même s’il existe une différence de traitement et de rôle fictionnel, il n’y a pas de différence de nature entre l’objet romantique et l’objet moderne. De la tarte-à-la-crème lamartinienne ("objets inanimés", etc.) aux cailloux que Molloy transfère d’une poche à l’autre, on se trouve devant la même cénesthésie de la matière : l’objet s’inscrit dans une thématique de la substance où la connaissance avant tout sensible "entraîne (le) lecteur dans une expérience viscérale de la matière (appétit ou nausée)". (9)
En 1953, année de la parution des Gommes de Robbe-Grillet, les choses sont devenues terriblement sérieuses, faites avant tout pour être utilisées et consommées. Question d’époque. Le redémarrage de la machine économique, après la pénurie de l’immédiat après-guerre, ne facilite pas les interrogations ; la survie avant tout : l’objet courant, qui s’use et qu’on remplace, prédomine. Quiconque se mêlerait, à la manière du Je me souviens de Perec, de tamiser l’écume des années 50, y reconstruirait lui aussi une apologie du matériel : ce n’est pas l’avènement du dimanche de la vie, c’est l’ère du quantitatif qui prolifère. Tout un air du temps dont la littérature "objective" porte témoignage - sous forme d’expression non quintessenciée, une sorte de premier degré de la sécrétion. Gracq y voyait avec raison de "curieux romans en zinc, voués à (on) ne sait quelle assomption du réverbère, de la lampe Pigeon et du bouton de guêtre." (10)
L’importance de ce qui n’avait pas encore été baptisé "nouveau roman" réside dans ce changement de perspective (même si cette importance n’est plus désormais qu’historique, la lecture de ces romans exhalant aujourd’hui la même obsolescence que les éthopées du sâr Péladan) : l’homme était brusquement expulsé de la littérature au profit de l’objet. Expulsion qui n’a duré que ce que durent les écoles littéraires : le point limite tôt atteint que représentaient le refus de toute transcendance humaine et la traque éperdue de l’insignifiance ne pouvait être longtemps occupé (et le Robbe-Grillet de La Maison de rendez-vous n’est plus celui de La Jalousie).
Mais de cette expulsion provisoire, la littérature a gardé trace, et la crainte que le nouveau roman éveillait chez Gracq de "lui (la littérature) faire redescendre tout le chemin que la peinture a parcouru de Meissonnier à Picasso" s’avéra infondée. Rien n’inverse jamais le sens de la littérature - et de toutes façons, il était l’heure que Perec survînt. Il est certain que celui-ci n’aurait pu écrire son apothéose de la marchandise si l’équipe des éditions de Minuit n’avait, une décennie durant, balisé le terrain.
On voudrait être sûr que l’immense succès des Choses ne fut pas, en 1965, le fruit d’un malentendu. Le recul impossible fit que chacun retrouva dans le miroir tendu par Perec un peu de soi et beaucoup de ses compagnons de route. Mais la véritable dimension tragique de cette "histoire des années 60" n’apparut que plus tard, lorsque la conscience rétrospective de l’enlisement se fit plus aiguë. Et il est certain que 68 fut une manière de répondre à la question que Perec n’avait pas posée, mais que la présentation de la première édition de poche (1966) explicitait lourdement : "Choisirons-nous la liberté ou les choses ?"
Vingt ans plus tard, Les Choses apparaît vraiment pour ce que leur auteur voulait que l’œuvre soit : le roman de l’inconscience malheureuse d’une société où la technologie de l’abondance n’a plus à assouvir que des besoins seconds. La logique de la marchandise a triomphé : les objets sont désormais la positivité absolue, l’espace où se déploie le néant des rapports humains, uniquement réglés sur la conquête et la gestion de ces signes. C’est l’aboutissement de la relation sujet / objet, et son inversion : on y découvre désormais la misère de l’un et la splendeur de l’autre. Les Choses sonne la fin de la dimension magique rêvée par les surréalistes. Jérôme et Sylvie, emblématiques héros de ces années d’illusion, ne découvrent, au terme de leur voyage au bout du désir des objets, que la certitude du vide (11) : le spectacle du vécu s’est substitué au vécu.
Jean Duvignaud note que "Les Choses cristallise l’incoercible difficulté d’exister dans les années 60". (12) "Personne n’attendait Les Choses", ajoute-t-il. Certes. Mais il y a toujours un grand livre qui trahit une époque, et il fallait bien que quelqu’un écrivît le roman de l’opacité du monde de 1965. Le génie de Perec est d’avoir su tracer immédiatement un état des lieux définitif et indépassable.
Tellement indépassable que personne depuis ne s’y est risqué.
Les Choses demeure la seule occurrence notable de l’objet dans la littérature récente.
Non qu’il s’agisse aujourd’hui d’une littérature sans objets : il faut bien boire dans des verres et dormir dans des lits. Mais l’objet y a recouvré son image ancienne de neutralité vaguement complice : ni altérité, ni au-delà. Aucun écrivain ne semble y puiser sa substance, comme si toute problématique en avait disparu. Seul Perec a su intégrer à une œuvre trop courte une réflexion sur l’objet, sur sa nature, sur son rôle dans l’espace intime (la cuvette de plastique rose de Un homme qui dort, les "Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail" ou les "Trois chambres retrouvées" reprises dans Penser / Classer) ou sa fonction dans l’espace collectif (Espèces d’espaces ou Tentative d’épuisement d’un lieu parisien). Approche précise et attentive qui, après l’inventaire général des Choses, semblait capable, pourvu qu’elle durât, de décrire à l’aide d’une fiction le nouvel ordre, à la fois phénoménologique et symbolique, de la matière. La Vie, mode d’emploi, qui parvenait à allier, dans la même vibration de l’imaginaire, objets quotidiens et objets uniques (la série d’aquarelles-puzzles de Bartlebooth et Winckler, longuement élaborées dans le seul but d’être détruites, magistral exemple de gratuité absolue de l’objet) demeure l’état, hélas ultime, de cette recherche.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
La nouvelle donne qui s’élabore après la suspension de la multiplication démesurée des pseudo-besoins, le changement de perspective qui s’établit peut-être dans la relation entre l’homme et sa marchandise n’ont pas encore trouvé la voix qui les exprime. Simple question de temps.
Puisque comme l’affirmait récemment Baudrillard, "tout le destin du sujet passe dans l’objet" (13), celui-ci, comme le malin génie de la lampe, n’attend sans doute qu’un Aladin pour réapparaître dans ses habits neufs.
Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe
* Ce texte est paru pour la première fois dans les Cahiers du CCI, n° 2 "Design : actualités fin de siècle" (octobre 1986).
1. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967, thèse 67, p. 50.
2. Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Denoël / Gonthier, 1984 (rééd.), p. 238.
3. André Breton, "Phare de la mariée", Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 85.
4. Jean Ferry, Une étude sur Raymond Roussel, Paris, Arcanes, 1953.
5. Michel Carrouges, Les Machines célibataires, Paris, Arcanes, 1954.
6. André Breton, "Situation surréaliste de l’objet", Positions politiques du surréalisme, Bélibaste, 1970, p. 110.
7. Georges Hugnet, "L’objet utile", Cahiers d’art, n°5/6,1935.
8. Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Paris, Grasset/Fasquelle, 1983.
9. Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 75.
10. Julien Gracq, "Pourquoi la littérature respire mal", Préférences, Paris, José Corti, 1961, p. 75.
11. […] le linge glacé, les couverts massifs, les assiettes épaisses sembleront le prélude d’un festin somptueux. Mais le repas qu’on leur servira sera franchement insipide.", Les Choses, Paris, J’ai lu, 1966, p. 187.
12. Jean Duvignaud, "Effet d’éloignement par rapport aux choses", L’Arc, n° 76, Georges Perec, 1979.
13. Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, op.cit.