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Cartel (2013)
de Ridley Scott
publié le mercredi 20 juillet 2016

Cf. Été 2014
Les saisons, chronique DVD

par Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014

Sortie le mercredi 13 novembre 2013


 


“You are the world you have created. And when you cease to exist, that world you have created will also cease to exist”
The Jefe to the Counselor in The Counselor by Cormac McCarthy and Ridley Scott.

Au moment de la préparation et du tournage de Cartel (*), Ridley Scott a certainement de bonnes raisons de cultiver des idées noires. Celui que l’on peut considérer, eu égard à la longueur, l’épaisseur et la variété de sa carrière, comme le plus passionnant, sinon le meilleur, des cinéastes vivants, vient en effet de perdre son frère Tony, suicidé en pleine gloire. Ce n’est certainement que l’une des raisons à la noirceur sans égale du film, à une époque pourtant où le cinéma n’en finit plus de se tremper dans les eaux fangeuses du nihilisme et de l’inhumanité.

Présenté sur les différents matériaux promotionnels, sûrement à l’attention de ceux qui n’étaient pas nés au moment des sorties de Alien (1979) ou de Blade Runner (1982), comme “le réalisateur de Gladiator", Scott, qui pourrait, pour ces trois films, roupiller tranquillement au Panthéon, peut-être tous les cinq ans cultiver un peu ses thèmes et obsessions pour un film en grande pompe, a pourtant toujours la tête dans le guidon. Tournant presque un film par an (et souvent une grosse machine), il ne se retourne ni ne se répète jamais, Prometheus (2012) constituant la notable exception, et encore lui aura-t-il fallu plus de trente ans pour se décider, sous la pression des fans, à le réaliser.
Chacun de ses films est neuf, formellement et thématiquement, fait table rase du passé, ce qui en fait un réalisateur (à l’instar d’un Fleischer ou d’un Frankenheimer en leur temps) sinon méprisé - nul ne peut nier à tout le moins son savoir-faire - du moins largement ignoré par la critique institutionnelle : comme si l’on ne pouvait être un auteur si l’on n’est pas instantanément reconnaissable, si l’on ne ressasse pas. Évidemment, sa carrière ne s’est pas déroulée avec un égal bonheur, les années 90 furent catastrophiques, et les sommets des débuts rarement atteints depuis.

Cartel demeure néanmoins un cas particulier dans la carrière du réalisateur.
Car s’il est versatile et polymorphe, Ridley Scott s’accapare quasiment toujours le matériau de départ, œuvre d’un tiers, et l’accorde à ses désirs. Or ici, il demeure largement en retrait, comme fasciné mais terrifié par ce qu’il voit se construire sous ses yeux. L’auteur en l’occurrence, c’est Cormac McCarthy, pour son premier script de cinéma. Il faudrait voir le scénario tel qu’il est arrivé sur le bureau de Scott, mais l’écrivain hors norme de Méridien de sang (pour choisir celui de ses livres, et aucun n’en est vraiment chiche, qui jetterait sur le monde le même voile de terreur et de sombreur) ne semble pas s’être soucié le moins du monde des codes et règles cinématographiques en vigueur. C’est ce qui fait toute la grandeur et l’horreur de Cartel, tel que désiré par McCarthy et ensuite mis en images par Scott.
Comme dans la plupart de ses livres jusqu’à La Route, l’écrivain procède par longues tirades déclamatoires et sans ponctuation, sur papier, descriptives, mais qui deviennent à l’écran des dialogues infinis, légèrement pompeux, souvent profonds, parfois abscons.
Cela n’est pas dérangeant, puisque le film ne vise pas à une quelconque dramatisation linéaire, mais à illustrer le monde comme une machine qui fonctionne à vide, à observer, sardonique, un groupe de personnages aveugles qui tournent en rond et soliloquent dans une pièce aveugle jusqu’à, un par un, finir happé par un monstre invisible. Ces tirades sont donc les scènes d’action, l’adrénaline qui aiguillonnent une intrigue filandreuse, sans but et sans motifs, peuplée de silhouettes familières : Michael Fassbender reprend son personnage de cynique-cependant-victime, tout entier défini par sa seule fonction, avocat (on ne le connaîtra que sous cette seule dénomination ; The Counselor est d’ailleurs le titre du film en VO), avec tout ce que cela implique en termes de surestimation de soi, de fourberie et en même temps de frustration de rester à jamais un subalterne à l’écart des centres de décision. Candide, incapable de donner ni prendre conseil, originellement pur mais perverti par la cupidité, qui le fait se mettre en affaires avec Reiner-Javier Bardem, grande gueule bling-bling, favori des coiffeurs, “bon viveur“ comme disent les Américains, affranchi suprême qui s’avère ne rien contrôler du trafic de drogue qui doit tous les enrichir, pas plus que l’obscur intermédiaire Westray, interprété par un Brad Pitt à l’aise en idiot hâbleur. Des hommes sans prise sur le Mal, ici sans visage si ce n’est celui d’une Cameron Diaz prédatrice, plus froide que la mort, mais seulement partie émergée de l’iceberg mortifère. Laura (Penélope Cruz) sera le seul personnage humain, l’Ange du film pour tout dire, qui connaîtra donc la fin la plus inhumaine, massacrée sous la caméra d’un snuff-movie.

À la différence d’autres films qui ont choisi de fouiller les tréfonds les plus putrides de l’âme humaine (disons, pour ne choisir que parmi mes grands traumatismes de spectateur, Va et regarde (1984) de Elem Klimov ou Martyrs (2008) de Pascal Laugier), tout reste dans les limbes, l’horreur, comme le Mal, demeure une donnée mal définie, dont on devine l’ampleur mais pas les contours : par-là même, elle n’en est que plus terrifiante. Des tortures subies par Laura par exemple, on ne verra que le corps raccourci jeté dans une décharge, nous laissant deviner l’indicible. Seule la fin de Westray sera exposée en longueur - perplexe solitaire assis au pied d’une tour de l’inhumaine City de Londres, sous le regard incrédule au mieux, indifférent surtout, des passants, il périra par une diabolique machine à garrotter (la bolita), qui s’attache au cou et se resserre jusqu’à ce que la carotide soit tranchée. Dès le début, on sent qu’il est déjà trop tard, que nos horribles prémonitions se réaliseront, que l’étau se refermera - le souvenir de quelque chose de semblable est le Point Blank (1967) de Boorman.
Franchir la ligne, la frontière à sens unique, dans l’obscurité, vers le grand nulle part innommé et innommable, d’où l’on ne revient pas, voici des thèmes typiquement mccarthyen, l’écrivain s’exprimant directement par la voix du Jefe, le chef du cartel (formidable numéro de Rubén Blades) : "The world in which you seek to undo your mistakes is not the world in which they were made. You are at a crossroad and here you think to choose. But here there is no choosing. There is only accepting. The choosing was done a long time ago".

Comme dans sa Trilogie des confins, comme dans Méridien de sang, la frontière mexicaine est la métaphore de la frontière morale entre “civilisation“ (ou du moins son vernis) et “état sauvage“ où tout est permis, ce qui est le sujet premier de tout bon western, genre qui a révélé McCarthy. Ce monde de traîtrises (pendant les trois quarts du film il est difficile de savoir qui double qui), où toutes les valeurs et qualités humaines sont dépecées ou niées, d’où émane l’odeur méphitique des instincts les plus bas, est aussi porteur du sous-texte très catholique (la religion de McCarthy) selon lequel on doit supporter les conséquences de ses actes.

Il faut insister sur le fait que film n’est pas un livre audio de McCarthy enregistré par Scott, comme ont pu l’écrire certains critiques américains. Face à ce maelström de violence extrême mais non graphique, sans linéarité, le réalisateur avance comme Pialat en son temps ou Steve McQueen aujourd’hui, par empilement de gros blocs de cinéma, chaque scène valant pour elle-même. Pourtant, ces blocs sont reliés de façon subtile afin de permettre au film d’avancer dans la nuit.
Ainsi, Cartel s’ouvre sur une scène érotique lumineuse, étirée de façon déraisonnable, un paradis perdu dans des draps blancs qui présente l’idylle au finale sincère entre Laura et The Counselor, avant que ce dernier ne mette le doigt dans l’engrenage. Le deuxième bloc, également distendu et sublime, voit le Counselor, pour prouver son amour, acheter un diamant à un diamantaire hollandais (Bruno Ganz). Ce diamant, symbole ambivalent de pureté mais aussi d’une somme d’argent considérable, fait le lien entre l’innocence de la scène originelle et la perte des personnages au cours des scènes suivantes par appât du gain. L’hystérie n’a jamais sa place chez Scott - le sentiment de peur abyssale dans Alien naissait déjà de l’incroyable retenue à montrer l’épouvantable - et la folie demeure filmée avec pudeur et rigueur, telle la scène virtuose de décapitation du motard.

Cartel est un film immense et déplaisant, un concerto pathétique, le diagnostic de Nietzsche sur le monde occidental “l’abandon radical de la valeur, du sens et du désirable“. Il est, accessoirement, également la preuve, à l’heure où tout le monde pleurniche (mais aussi loin que je me souvienne tout le monde pleurniche dans le monde du cinéma...) sur une supposée normalisation, infantilisation du cinéma, qu’un film malaimable, tortueux et discursif, produit par un grand studio et porté par un casting all stars a toutes les chances de se faire.

Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014

* 20th Century Fox.

Cartel (The Counselor). Réal : Ridley Scott ; sc : Cormac McCarthy ; déc : Sonja Klaus, Arthur Max ; cost : Janty Yates ; ph : Dariusz Wolski ; mont : Pietro Scalia ; mu : Daniel Pemberton. Int : Michael Fassbender, Penélope Cruz, Cameron Diaz, Javier Bardem, Brad Pitt, Rosie Perez (États-Unis, Grande-Bretagne, 134 mn).

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