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Insoutenable Légèreté de l’être (l’) (1987)
de Philip Kaufman
publié le mardi 26 juillet 2016

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°188, mai-juin 1988

Sorties les mercredis 2 mars 1988 et 27 juillet 2016


 


Il est toujours inquiétant d’aller voir un film tiré d’une grand roman. Et que dire lorsque le roman et le film s’intitulent L’Insoutenable légèreté de l’être !
On s’attend à toute sortes de digressions, à la haute philosophie, aux états d’âme chers à notre cinéma.
Et voilà : nous entrons tout de suite directement dans le film, avant même que le générique soit terminé. Nous sommes mis en forme par une petite musique légère et guillerette qui, comme la parole et l’image, raconte à sa manière. Ne soyons pas irrévérencieux : elle est due au grand musicien tchèque Janacek, mort il y a 60 ans et qui s’inspira largement des musiques des traditions nationales. Le réalisateur Philip Kaufman est aussi écrivain : il a participé au scénario aux côtés de Jean-Claude Carrière dont l’éloge n’est plus à faire. Kundera leur a laissé une entière liberté (il avait l’expérience) les encourageant à prendre des initiatives.

C’est ainsi que le film a réussi à n’être pas indigne de l’esprit de légèreté et de liberté du roman. C’est que la philosophie n’est jamais séparée du réel, de la quotidienneté. Elle touche à tous les aspects de la vie, au métier, aux rapports avec les autres, mais plus particulièrement à deux thèmes : amour et sexualité, à leur rapports aussi à l’histoire. Nous sommes en 1968 à Prague (1).


 


 

Le personnage central est Thomas, un chirurgien réputé, très attaché à son métier. Il est atteint de boulimie sexuelle. Chaque jour il lui faut au moins une nouvelle femme, qu’il prend soin de raccompagner chez elle quand les jeux sont terminés. Retors, il n’a chez lui qu’un divan étroit, car c’est pour lui une règle absolue de passer ses nuits seul. S’il lui arrive de revoir avec plaisir une femme, ce doit être à intervalles espacés. Il en est ainsi pour Sabrina avec qui il partage une sorte d’amitié érotique qui leur convient à tous les deux.

Mais lorsqu’il rencontre Tereza, ils dorment ensemble, et dès le premier matin, il trouve sa main emprisonnée dans celle de Tereza qui la serre fortement. Cette fois, c’est bien l’amour et même le mariage.


 


 

À Prague, elle va trouver, grâce à Sabrina un emploi de photographe de presse. Thomas, lui, conserve néanmoins ses anciennes habitudes. Tereza est affreusement jalouse, et honteuse de l’être d’autant qu’elle ne doute en aucune manière de l’amour de Thomas. Avec Sabrina, elle a des rapports assez ambigus comme en témoigne la célèbre scène où elles se criblent de photographies toutes les deux.


 

Mais aucun discours philosophique n’intervient.
La philosophie est attachée aux faits, aux comportements. Elle est tout au plus suggérée, par une courte réflexion de Thomas généralement, et on n’est jamais très sûr de ce qu’on peut qualifier de légèreté ou de pesanteur. Il y a aussi la conscience aiguë du rôle souvent déterminant du hasard. Là aussi, légèreté, pesanteur ? On s’interroge beaucoup, on médite, mais ce n’est jamais un poids pour le spectateur.

Le quotidien va s’appeler trop vite "1968".
Dans les relations humaines de cette première moitié de 1968, c’est pourtant la légèreté d’être qui l’emporte. La Tchécoslovaquie du printemps de Prague. Les gens sont détendus. Les buveurs de bière absorbent gaiement le contenu de leurs énormes chopes. Les films de l’époque témoignent d’une sensualité très répandue, en particulier chez les femmes, pas chichiteuses pour deux sous. Elles se jettent avec appétit sur l’occasion, quand elles ne la font pas naître, et ne boudent pas leur plaisir. Une franchise et un naturel vraiment extraordinaires.

Une seule chose est gênante dans ce film, mais vraiment très gênante, c’est le parler américain. On ressent l’absence du parler tchèque, avec surtout l’accent de Prague, comme un manque insupportable. Prague de ce printemps, Prague Reine des lettres et des arts, Prague heureuse.

Car voilà que les rues retentissent du fracas des chars et que se lèvent les Tchèques, dans une résistance désespérée. On oublie le brave soldat Chveik pour retrouver la tradition de Jan Hus.


 


 

Les photographes - et Tereza est partout - prennent des clichés avec rage pour perpétuer le souvenir de l’inqualifiable, de l’injustifiable agression contre le seul pays où le communisme se montre encore conquérant, où les hippies se mettent à cultiver la terre, où les curés prient pour le triomphe du socialisme. Impardonnables pour les ronds de cuir moscovites !


 

On demande à Thomas - comme à beaucoup d’autres - de signer une rétractation à l’occasion d’un texte écrit par lui dont on tire une interprétation malhonnête, en l’assurant que la rétractation ne sera pas publiée. Un beau chantage en perspective. Thomas refuse, et, comme beaucoup encore, devra renoncer à son métier.

Il émigrera un temps, puis rentrera au pays par amour pour Tereza. Il gagnera sa vie comme laveur de vitres (métier éminemment favorable à la satisfaction de sa fringale sexuelle). Tous deux finiront retirés à la campagne, avec leur chienne bienaimée Karenine et son copain le cochon Méphisto, l’ami inséparable du président du kolkhoze voisin. Des périodes heureuses, des accidents, comme dans toutes les vies.


 


 


 

Finalement le film est très distinct du roman, repensé et simplifié dans sa composition. Et c’est sans doute à cause de cela précisément, qu’il est une authentique transcription du roman. Même amour entre ces êtres bons et sans prétention, broyés par l’histoire. Même ton direct, même simplicité apparente, fruits d’une recherche rigoureuse. Même effort pour cerner les personnages et les situer dans leur milieu, immédiat ou plus lointain. C’est ainsi qu’ils nous deviennent proches et que nous les sentons vivre.

Ce film né de ce roman : deux œuvres majeures de ces dernières années.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°188, mai-juin 1988

1. Cf. Entretien avec Philip Kaufman (Événement du jeudi du 25 février 1988) et Entretien avec Jean-Claude Carrière (Événement du jeudi du 24 mars 1988).

L’Insoutenable légèreté de l’être (The Unbearable Lightness of Being). Réal : Philip Kaufman ; sc : P.K. & Jean-Claude Carrière d’après le roman de Milan Kundera (1984) ; ph : Sven Nykvist : déc : Pierre Guffroy ; cost : Ann Roth ; mu : Mark Adler ; mont : Mark Adler. Int : Daniel Day-Lewis, Juliette Binoche, Lena Olin, Derek de Lint, Erland Josephson, Pavel Landovský, Donald Moffat, Tomek Bork, Daniel Olbrychski, Stellan Skarsgård, Bruce Myers, László Szabó, Jacques Ciron, Consuelo de Haviland, Clovis Cornillac, Jean-Claude Bouillon, Jean-Claude Dauphin, Margot Capelier (États-Unis, 1987, 171 mn).

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