Délices et détails
Pour le plaisir des amateurs en ligne 35
publié le dimanche 14 août 2016

Jeune Cinéma en ligne directe (9 août 2016)

"Le diable est dans les détails".
Qu’est-ce qu’un détail ? Un petit élément d’un ensemble qu’on néglige et qui se manifeste pour prendre sa revanche.


 


Le vieux savoir des adages est le plus souvent refoulé comme trivial, et on ne sait jamais très bien leur origine.
Celui-là, on l’attribue volontiers à Nietzsche (Der Teufel steckt im Detail).

Mais il est bien plus ancien, venu de la Nuit des temps, lové dans la nappe phréatique commune, où s’abreuvent nos cerveaux poreux et incertains, qui naviguent entre intérieur et extérieur.


 

Pour nous, c’est Jérôme Bosch (#1460-1516) qui le révèle le mieux, lui qui rend "visible le dedans du dehors et le dehors du dedans".


 


 

Bosch était un fin connaisseur des Enfers, des tentations et des terreurs attenantes, des vices et des délices qui y mènent inéluctablement.
Il était aussi fin connaisseur de sa symétrie proche : les Paradis.


 


 

Pour lui, ce qu’énonce Hermès Trismégiste va de soi : "Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas".
Chez Bosch, même le chemin vers le ciel était pavé de noirs desseins et d’obscures créatures.
Et l’ascension des élus, avec son tunnel blanc en spirale accélérée, ressemble fichtrement à ce que décrivent les "revenants" de la Near Death Expérience, rien d’autre qu’un retour sur une Terre profane.
D’autres furent brûlés en place publique pour avoir manipulé de tels savoirs.


 


 


 

Il faut prendre le temps et l’espace nécessaires pour entrer dans ses grandes fresques, ses panneaux, ses tryptiques, ses bois, éparpillés dans les musées d’Europe et d’Amérique. Il faut prendre la peine et avoir le courage de voir ses détails, aussi terrifiants en haut qu’en bas.

Prenons par exemple le triptyque Le Jardin des délices.

Il y a une partie centrale, dominante, la vie foisonnante, et deux périphériques, à gauche l’Eden et à droite l’Enfer.

Il peut se lire de gauche à droite, comme l’écriture occidentale. Il y aura alors une chronologie, une naissance, un vécu, une chute.
Mais si on referme le triptyque, apparaît alors Le Monde, un tout homogène et éternel, qui contient et regroupe tous les détails, inextricablement intriqués.
Il est donc peut-être plus juste, quand le triptyque est déployé, de le lire dans son ensemble, sans histoire, dans un présent de pré-histoire.


 


 

On redécouvre alors la terrible vérité telle qu’au temps de sa splendeur.

Autrefois, épanouie, immense, somptueuse, métaphysique, elle s’est décharnée au fil du temps, et apparaît nue dans les mythologies de nos sombres temps, fanées et éventées, mondialisées.
Squelettique et habituelle, exhibée, la vérité est devenue invisible.


 


 

La voici : dans ce grand ensemble compact qu’est ce monde que nous avons inventé, Dieu(x) et Diable(s) n’existent pas séparément, et, comme lumières et ténèbres, ils s’appartiennent totalement, siamois.

La regarder en face, cette vérité, c’est comprendre que le bien et le mal ne sont que des artefacts "à la colle" et contingents, sans périmètres de sécurité.
Avoir cette révélation, c’est être changé en pierre sur le champ, c’est grelotter d’épouvante, aspiré dans une nuit cosmique absurde et éternelle.
C’est avoir perdu les limites.

Pourtant, si cruelle soit-elle, il est plus que temps de la regarder bien en face, nous autres du 21e siècle qui avons voulu imiter Prométhée.
C’est dans ce courage face à tous les dangers, que résiderait l’honneur de notre espèce arrogante, peut-être en voie de disparition.


 


 

C’est ainsi que Amelia Hamrick, qui a scruté un détail du Jardin des délices et en a transcrit la musique, s’est trouvée confontée à l’intervalle du diable (le triton maléfique). Certes il est utilisé de nos jours dans le Free jazz ou dans le Metal, mais sans conscience du blasphème. Bosch savait ce qu’était le blasphème.


 

À défaut d’effectuer ce voyage initiatique à travers le monde, de Bosch en Bosch, et de célébrations en hommages (500 ans, âge canonique), on peut adopter le voyage immobile des geek.

Avec les historiens, ou avec les adeptes de la marge ouverte à tous.

Avec France Culture, dans son atelier, ou à la manière des autodidactes et des amateurs de dictionnaires.

Jeune Cinéma en ligne directe (9 août 2016)

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