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Le Cabinet Visire (1924)
par Anatole France
publié le lundi 5 septembre 2016

Anatole France

L’Île des Pingouins, Calmann-Lévy, 1924, pp. 346-347.


 


[…]
 


 

On mit aux Travaux publics un socialiste, Fortuné Lapersonne.

C’était alors une des coutumes les plus solennelles, les plus sévères, les plus rigoureuses, et, j’ose dire, les plus terribles et les plus cruelles de la politique, de mettre, dans tout ministère destiné à combattre le socialisme, un membre du parti socialiste, afin que les ennemis de la fortune et de la propriété eussent la honte et l’amertume d’être frappés par un des leurs et qu’ils ne pussent se réunir entre eux sans chercher du regard celui qui les châtierait le lendemain.

Une ignorance profonde du cœur humain permettait seule de croire qu’il était difficile de trouver un socialiste pour occuper ces fonctions. Le citoyen Fortuné Lapersonne entra dans le cabinet Visire de son propre mouvement, sans contrainte aucune ; et il trouva des approbateurs même parmi ses anciens amis, tant le pouvoir exerçait de prestige chez les Pingouins.


 

Le général Débonnaire reçut le portefeuille de la Guerre ; il passait pour un des plus intelligents généraux de l’armée ; mais il se laissait conduire par une femme galante, madame la baronne de Bildermann, qui, belle encore dans l’âge des intrigues, s’était mise aux gages d’une puissance voisine et ennemie.

Le nouveau ministre de la Marine, le respectable Vivier des Murènes, reconnu généralement pour un excellent marin, montrait une rare piété qui eût paru excessive dans un ministère anticlérical, si la république laïque n’avait reconnu la religion comme d’utilité maritime. Sur les instructions du révérend père Douillard, son directeur spirituel, le respectable amiral Vivier des Murènes voua les équipages de la flotte à sainte Orberose et fit composer par des bardes chrétiens des cantiques en l’honneur de la vierge d’Alca qui remplacèrent l’hymne national dans les musiques de la marine de guerre.

Le ministère Visire se déclara nettement anticlérical, mais respectueux des croyances ; il s’affirma sagement réformateur. Paul Visire et ses collaborateurs voulaient des réformes, et c’était pour ne pas compromettre les réformes qu’ils n’en proposaient pas ; car ils étaient vraiment des hommes politiques et savaient que les réformes sont compromises dès qu’on les propose.
Ce gouvernement fut bien accueilli, rassura les honnêtes gens et fit monter la rente.

[…]
 

Anatole France

L’Île des Pingouins, Calmann-Lévy, 1924, pp. 346-347.


 


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