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Viot, Jacques (1898-1973) II
Un scénariste au pays de l’oubli
publié le samedi 15 septembre 2007

par Patrice Allain
Jeune Cinéma 312-313, automne 2007.


 


"Le Destin, complice, favorisa ses desseins en lui proposant une issue : une porte fermée sur laquelle était inscrit en grosses lettres "DANGER DE MORT"... Michel fixa longuement cette porte, puis, comme halluciné, se dirigea vers elle, comprenant qu’il n’avait qu’à en franchir le seuil pour s’évader vers un monde meilleur... pour rejoindre peut-être, au-delà de la mort, le pays de l’oubli et des hommes sans mémoire..."

Juliette ou la Clef des songes de Marcel Carné (1951).
Scénario de Jacques Viot.


"Vous vous souvenez sans doute qu’il y a quelque temps, je vous ai raconté un sujet de film et que je vous ai proposé, s’il vous intéressait, d’y collaborer. Peu de temps après, j’ai raconté ce même sujet à Marcel Carné qui cherchait alors quelque chose pour Jean Gabin".

En août 1937, sur ces quelques mots, Jacques Viot faisait parvenir à Jacques Prévert un synopsis intitulé Fait divers, quatre pages rédigées à la hâte qui allaient donner naissance au Jour se lève (1939).


 

Marcel Carné a rapporté sa première rencontre avec l’auteur de ces quelques feuillets : "Un jour, je reçus un coup de téléphone [...]. – ’Je suis votre voisin de palier..., disait la voix au bout du fil,... J’aimerais vous entretenir d’une idée de film que j’ai eue’ [...]. Je demandai à mon correspondant de traverser le palier afin de venir s’entretenir avec moi. – ’Jacques Viot’, s’annonça-t-il en se présentant". Le metteur en scène paraît alors tout ignorer - ou presque - de son visiteur dont le seul passeport semble être "la véritable vie d’aventurier" (1) qu’il a menée.

De fait, les récits variés de ses divers périples fascineront durablement ses confrères scénaristes et l’auteur de Malaventure (2) exploitera largement cette image de baroudeur, forgée durant ses jeunes années. Octobre 1926 : Jacques Viot débarque à Tahiti fuyant la métropole, sous le coup de poursuites judiciaires. Accusé d’avoir détourné un tableau de Amedeo Modigliani, l’infortuné courtier d’art s’installe dans l’île où, sous une identité usurpée, il exerce en toute quiétude, plusieurs mois durant, l’activité de greffier en chef des tribunaux des Établissements français d’Océanie.
De cette histoire fondatrice qui, à plus d’un titre, contribuera à alimenter sa légende personnelle, Janine Spaak se fera l’écho dans son ouvrage, Charles Spaak, mon mari  : "Au cours d’un voyage dans les mers de Chine, il [Viot] mit le pied un jour sur une île française où l’on attendait le remplaçant du juge de paix défunt. Les indigènes l’accueillirent comme tel et il se garda bien de les détromper. Pendant un an, sans aucun mandat, il se mit à rendre la justice à sa manière et sans que personne s’en plaignit" (3).

Bien sûr, la réalité fut sans doute moins fantasque et insouciante que le laissent croire ces dernières lignes dont il faut bien avouer qu’elles relèvent surtout du récit d’imagination. Du moins illustrent-elles les talents d’adaptateur du scénariste qui sut transmettre et recomposer à sa guise l’épisode. De Papeete aux terres d’Australie où Jacques Viot garda les moutons ou bien de Shanghai, où il fut journaliste, expert en antiquités et commis municipal, aux forêts papoues qu’il explora en quête d’art océanien, ce Breton d’origine s’est entêté à apprendre sa géographie en faisant le tour du monde.

En novembre 1941, dans Cinémondial, Jeander écrit : "Il parle le malais, le beach, la marre (sorte d’esperanto répandu en Malaisie), le polynésien et le chinois. Jacques Viot a voyagé pendant dix ans en Extrême-Orient, dans le Pacifique, et il a passé quatorze fois l’équateur". André Malraux, dans ses Antimémoires, se souviendra de lui comme l’un des derniers aventuriers modernes et Blaise Cendrars s’entichera de sa personnalité de bourlingueur jusqu’à rédiger en sa compagnie, durant l’année 1938, un scénario se donnant comme une adaptation libre de la légende de Mylord l’Arsouille.

Mais le nom de Jacques Viot n’est pas seulement connu des amateurs de récits exotiques et d’art primitif. Le succès critique au début des années trente de Déposition de Blanc (4), un premier ouvrage qui relate son périple en Nouvelle-Guinée, ne fut pas seulement celui d’un explorateur au regard critique et à la plume acérée, mais peut-être tout autant celui d’un homme déjà largement légitime au sein des milieux littéraires et artistiques parisiens. Lié au groupe de André Breton dès 1925, ami intime de René Crevel, découvreur de Joan Miro, marchand de Max Ernst et de Hans Arp, organisateur de la première exposition surréaliste, poète et journaliste, le jeune Nantais monté à la capitale a su tracer son chemin.

On ne s’étonnera donc pas que Jacqus Viot ait initialement soumis le synopsis de Fait divers à Jacques Prévert, un ancien surréaliste comme lui. C’est d’ailleurs par le biais de ses connivences antérieures avec l’avant-garde qu’il pénètre les milieux du cinéma durant les années trente. En effet, il existe alors un important réseau relationnel tissé dix ans plutôt dans le Paris des arts, vaste vivier qui va largement alimenter le cinéma français. De ce bouillon de culture vont émerger des réalisateurs comme René Clair ou Marc Allégret, des musiciens comme Georges Auric, des décorateurs et surtout bon nombre de scénaristes.

Les adaptations de pièces ou de romans qui occupent majoritairement les écrans sont alors jugées comme idiotes ou insignifiantes. Un constat s’impose : il faut des sujets neufs et de nouveaux talents pour le septième art (5). Synops s’établit sur ces bases. Créée en 1935 par Roland & Denise Tual, la société se donne pour but de produire de jeunes auteurs. S’y croisent les frères Prévert, Jean Aurenche et nombre de leurs amis. Jacques Viot est mis au courant de la naissance de l’entreprise par Nora Auric, épouse de Georges Auric, amie de Denise Tual et de René Crevel. Par son entremise, il rejoint cette fertile pépinière. Nino Frank, critique puis scénariste, se remémore l’époque : "Le cinéma approchait de l’âge moyen de la vie [...] et une saison nouvelle débutait [...]. L’indice le plus singulier de ce progrès, on le voyait dans l’apparition de jeunes visages [...]. Jean Aurenche [...] faisait ses premières armes de scénariste. Au Flore, Jacques Prévert tenait toujours de longs conciliabules avec sa bande. Il commençait à mettre dans des films ces humeurs noires [...] qui nous enchantaient depuis Bifur et Commerce. Il y avait encore Georges Neveux, l’homme à la clef des songes [...] ; Roger Vitrac [...] sentimental comme un oiseau de paradis ; Jacques Viot, retour des antipodes, mystérieux et cérémonieux. [...] ; Roland Tual, élégant et sardonique comme au temps des petites revues littéraires". (6).


 

Au cours de l’année 1935, Jacques Viot fait ainsi ses premiers pas sur un film de Marc Allégret, Les Beaux Jours (1935), projet largement initié par Synops. Il succède à Charles Spaak dont le travail vient d’être refusé par le réalisateur qui confie au nouvel arrivant la réécriture du scénario... avant que Charles Spaak, à la demande du producteur, ne le reprenne à son tour, au jour le jour, sur le tournage. Si l’entente de Marc Allégret et de son premier scénariste n’est pas des meilleures, Jacques Viot, quant à lui, noue avec les deux hommes des relations professionnelles durables. Marc Allégret apprécie son travail et lui propose d’enchaîner sur un autre film : Sous les yeux d’Occident (1936). Le scénariste retrouve à cette occasion son ami Georges Auric, lequel signe là une composition puissante dont les accents dramatiques soulignent avec force l’atmosphère pesante du sujet. Au générique, Jacques Viot est crédité pour les dialogues. Pourtant, comme en témoigne l’examen de la répartition des droits S.A.C.D. relatifs au film, il convient de signaler également sa participation au travail d’adaptation, mené principalement par H. Wihelm et Hans Lustig.

Que Marcel Carné, guère soucieux des us de l’avant-garde, ait pu méconnaître le passé de poète de Jacques Viot, en dépit de leur voisinage, reste plausible. Qu’il n’ait pas eu connaissance de sa collaboration à des films non négligeables comme Les Beaux Jours et Sous les yeux d’Occident, un peu moins. Mais qu’il ignore la relation nouée entre son aventurier de voisin et celui qui fut son maître : Jacques Feyder, paraît nettement plus improbable. Au moment même où Jacques Viot fait la connaissance de Marcel Carné, il n’est donc pas tout à fait l’apprenti scénariste que ce dernier s’est employé à décrire dans son autobiographie.


 

Une correspondance croisée réunit en effet Jacques Feyder et le jeune scénariste de Synops depuis les débuts de l’année 1937. Selon toute vraisemblance sur les conseils de Charles Spaak, Jacques Viot est entré en contact avec le metteur en scène de La Kermesse héroïque (1935) pour lui soumettre Une femme disparaît, un scénario récemment achevé et écrit comme sur mesure pour Françoise Rosay.
Jacques Feyder, séduit, a pris une option de douze mois sur le sujet. Pourtant, Une femme disparaît (1938) ne sera tourné que quelques années plus tard, en Suisse, durant l’occupation. Bien qu’étant l’auteur du scénario original et reconnu comme tel par Regina-Distibution, Jacques Viot disparaîtra pour ainsi dire du générique, le film se présentant comme réalisé "d’après une nouvelle de Jacques Viot". Il s’en explique ainsi : "Jacques Feyder étant devenu suspect aux Allemands mon nom a été omis et je n’ai pas eu de contrat. Je n’en ai pas moins eu des embêtements avec les Allemands."


 

En 1937, Jacques Feyder a d’autres engagements, il vient de signer une convention avec la Tobis qui a déjà produit deux de ses précédents films et pour laquelle il doit tourner à nouveau. Afin de répondre à la commande, il songe à réaliser un "film de cirque". En mars, il en soumet le thème général à Jacques Viot, sollicitant son concours : "Un cirque belge est engagé en 1885, époque de Toulouse-Lautrec, pour une tournée en Amérique du Sud. Le bateau fait naufrage aux abords d’une île peuplée de cannibales. Les naufragés arrivent à impressionner les sauvages en créant une mystique du cirque". Après divers échanges et un voyage à Londres pour le rejoindre, la préparation du film débute véritablement. Françoise Françoise Rosay se souvient : "Jacques Viot, très bon auteur, avait beaucoup d’imagination. Il était venu s’installer à Gambais et travaillait dans une pièce différente de celle de Jacques. À midi, ils échangeaient leurs impressions. Tout allait très bien" (7). La Tobis refuse cependant Un homme à la mer, souhaitant plutôt produire un "drame de cirque" "plus banal" (8).


 

Un nouveau synopsis rédigé à la hâte par Jacques Viot, La femme en cage, offre de nouvelles pistes de travail. Mais il faudra attendre l’été pour que s’écrive le découpage des Gens du voyage, Jacques Feyder développant là une œuvre plus conforme aux vœux de la production. En septembre, Jacques Viot lui envoie cinq longues pages de commentaires sur les nouvelles scènes rédigées : "41. : Scène plate et presqu’inutile... Je regrette le vieux clown. 155. : Argot périmé qui choque l’amateur. Je sais bien qu’il faut se faire comprendre, du moins pourrait-on remplacer "une gonzesse", terme qui n’est plus employé que par les douairières du Faubourg Saint-Germain par "une tordue", terme consacré maintenant" (9). De Un homme à la mer, il ne restera que la figure de Flora, la dresseuse de lions que Françoise Rosay incarne dans le film.
Pourtant, dès l’année suivante, Jacques Feyder, très attaché à ce premier texte, le reprendra, en compagnie de son scénariste, sous le nom de La Fête cannibale, pour le ressortir une nouvelle fois de ses tiroirs dix ans plus tard, avec toujours le vain espoir de le réaliser. Cet ultime projet l’obsédera ainsi durant les longs mois de maladie qui précédèrent son décès. Comme le remarque Victor Bachy dans son livre Jacques Feyder, artisan du cinéma, Jacques Viot fut en définitive le dernier des scénaristes de Feyder.

Patrice Allain
Jeune Cinéma 312-313, automne 2007.

* Cf. aussi "Le Mystérieux Jacques Viot", Jeune Cinéma n°312-313, automne 2007.

1. Marcel Carné, La vie à belles dents, Jean-Pierre Ollivier, 1975, p. 142-143.

2. Jacques Viot, Malaventure , Paris, Stock, 1933.

3. Janine Spaak, Charles Spaak, mon mari, France-Empire, p. 242. Charles Spaak avait commencé à écrire ses souvenirs. Après son décès, Janine Spaak a repris et enrichi ces fragments pour publier cet ouvrage où figurent les portraits de la plupart des confrères scénaristes chers à Charles Spaak.

4. Jacques Viot, Déposition de blanc, Paris, Stock, 1932.

5. En 1947, parmi les "sept meilleurs auteurs de scénarios originaux" que Charles Ford reconnaît, citant Charles Spaak, Louis Chavance, Jacques & Pierre Prévert et Jacques Viot, ce dernier fut sans doute le plus prolixe d’entre-eux et peut-être celui qui a tenu le plus radicalement la ligne de conduite édictée par Synops. Nous avons ainsi pu établir qu’il avait déposé entre 1935 et 1965 près de 110 titres : quelques synopsis, des scénarios, voire des continuités dialoguées. La plupart sont des créations. Ainsi, sur les 32 films auxquels il participa, 15 sont ses scénarios propres. À titre de comparaison, sur les 93 films auxquels fut associé Charles Spaak, on ne décompte que 14 œuvres originales signées de son seul nom. De même, d’après Philippe d’Hugues, sur les 70 films de Henri Jeanson, figurent "très peu de scénarios originaux, à peine 10, écrits soit seul ou en collaboration".

6. Nino Frank, Le Petit Cinéma sentimental, La Nouvelle Édition, 1950, p. 86.

7. Françoise Rosay, La traversée d’une vie, Paris, Ramsay, 1990, p. 218-217.

8. Cf. Jacques Feyder, Lettre à Jacques Viot du 15 juin 1947.

9. Jacques Viot, Lettre à Jacques Feyder du 4 septembre 1937.



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