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Noël, Jacques (1946-2016)
L’ouvreuse de l’âme
publié le mercredi 5 octobre 2016

Jacques Noël (1946-2016)
L’ouvreuse de l’âme

par Warren Lambert
Jeune Cinéma en ligne directe*


 


Un ami, un ami cher est parmi nous la veille. Et disparu le lendemain...

J’ai vu Jacques pour la dernière fois il y a quelques semaines, je venais lui amener, fier comme un gosse, un exemplaire du Livre des trahisons (1) sur le quinquennat de la gauche, à lui qui, à chacun de mes passages depuis un an, me demandait en revanche l’état d’avancement de mon essai sur Le Splendid.
J’ai eu le temps de lui dire que je l’avais fini. J’ai eu le temps de lui remettre le premier ouvrage dans lequel j’ai eu l’honneur d’être publié. Je n’aurai pas eu le temps, en revanche, de lui exprimer à nouveau ma reconnaissance éternelle ; combien il est, a été et continuera à être pour moi un des rares cas vivants de sainteté que j’aurais eu la chance et le bonheur immenses d’aimer et de côtoyer : une intransigeance, une persévérance et une foi infinies mêlées à des rires espiègles fracassant les maux, des caresses dans le dos guérissant l’accablement de notre époque, et des cafés ou des sucreries pour ponctuer nos échanges comme autant d’ambroisies régénératrices.

Un des derniers livres, ce jour-là, avec lequel je suis reparti dans ma poche était Socialisme-Satanique de Jean-Louis Costes, un opuscule de quelques feuillets à peine qui, je le pressentais, ridiculiserait d’une certaine manière tous les efforts de notre livre de quatre cent pages sur le gouvernement Hollande.

Jacques a semé dans l’âme de beaucoup. Et avec lui, les livres servaient à se connaître vous et lui. Il les disposait entre vos mains en pensant à chaque fois que les vôtres pouvaient être les bonnes ; celles pour qui ce livre, cette revue, cette BD, ce fanzine, avait été imprimé. Il se trompait rarement ; parfois il était seulement trop en avance.


 

Sa tanière troglodyte exiguë, si les touristes aimaient au grand dam de son hôte la prendre en photo sans même y entrer, sans même y ouvrir un livre, c’est qu’elle était faite pour le collé-serré, les battements de cœur palpables avant tout dans les yeux. Jacques aura au fond moins vendu de livres qu’il n’aura été le foyer centrifuge d’amitiés indéfectibles - car, au fond, les livres aussi restent des sortes de rencontres.

Moins de gens se déplaçaient depuis les récents attentats et cette apoplexie l’emmerdait beaucoup. Les temps étaient de plus en plus durs, et surtout de moins en moins cléments pour un Mohican tel que lui. Mais si le fauve était parfois las, il n’en avait pas pour autant perdu son mordant, en particulier quand il s’agissait de congédier les vautours qui se pressaient de plus en plus périodiquement pour lui proposer, sous couvert de prolonger le "prestige" du lieu, de lui racheter son commerce, son fonds et ses murs.
Quand on arrivait à l’angle de la rue Gît-le-Cœur, on avait une chance sur deux de voir sa silhouette noire rehaussée de sa crinière blanche en train de lire ou de fumer un clope sur le seuil de sa librairie. Il n’attendait pas, bien qu’il attendait beaucoup : il guettait. Quand il vous apercevait, le voilà qui rentrait presque immédiatement d’abord à l’intérieur, comme par pudeur.

Sa librairie m’évoquera toujours la boutique intrigante et magique de cette BD de Fred, L’histoire de la dernière image, et lui, le Baron Tzigane qui prenait le héros par la main dans un voyage halluciné de sa propre psyché. Dedans, ça dansait, ça fouettait le regard ; c’était l’anti-caverne de Platon. Plutôt un long film ininterrompu, un mash-up sans cesse plus affolant dont les dessins, les images, les mots procrastinaient les limites de votre âme. Il régnait une gloutonnerie enfantine dans sa librairie. On se retrouvait bel et bien entre gosses dans une piaule qu’on savait ne jamais être rangée... alors qu’elle l’était. Chaque chose exactement à sa place, vous y compris.


 

Cette échoppe avec son requin en vitrine de la BD de Fred, c’est ça pour moi Un Regard Moderne. Chesterton écrivait que les plus belles pages de Robinson Crusoé étaient l’inventaire des objets qui avaient réchappé au naufrage. "Le plus beau des poèmes est un inventaire", concluait l’auteur anglais. À chacun le sien désormais ; inventaire et poème. Peu importe puisque le seul point commun indéfectible entre tous, sera celui de nos amis trouvés ou amenés là-bas.

Jacques Noël est mort à la suite d’une rupture d’anévrisme dans la nuit du 30 septembre. Cette nuit, j’ai pu le revoir en rêve, j’ai pu encore entendre son rire, et rien que pour ça, ce matin est du coup moins gris. Si les nerfs ont lâché, jamais son cœur, lui, n’aurait flanché. Ce cœur, comme chacun sait, qu’il avait gros comme un radeau.

Warren Lambert
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Laurent de Sutter, éd., Le Livre des trahisons, PUF, 2016 (NDLR). Contributions de Dorian Astor, Philippe Beck, Véronique Bergen, Félix Boggio Éwangé-Épée, Antoine Böhm, Gabriel Bortzmeyer, Fabrice Bourlez, Arthur-Louis Cingualte, Yves Citton, Balthazar Clamoux, Thomas Clerc, Jérôme Dittmar, Camille le Doze, Jean-Michel Durafour, Johan Faerber, Jean-Luc Florin, Barbara Formis, Aléric de Gans, Tristan Garcia, Aliocha Imhoff & Kantuta Quiros, Mathias Kusnierz, Ariel Kyrou, Warren Lambert, Stéphane Legrand, Aurélien Lemant, Camille Louis, Patrice Maniglier, Jean-Clet Martin, Morgane Merteuil, Yann Moulier-Boutang, Frédéric Neyrat, Pierre Pigot, Stephen Sarrazin, Ivan Segré, Clément Sénéchal, Laurent de Sutter, Fanny Taillandier, Nicolas Tellop, Pacôme Thiellement, Marion Zilio.


 

* Ce texte est paru pour la première fois sur le blog des Éditions du Feu sacré.
Dont le frontispice est : Malheur à qui fait croître le désert !


 


Cf. aussi les Brèves de Jeune Cinéma et quelques autres sources.


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