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Chouf (2016)
de Karim Dridi
publié le mercredi 26 octobre 2016

par Jacques Pelinq
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle au festival de Cannes 2016

Sortie le mercredi 5 octobre 2016


 


"…Les quartiers nord de Marseille, c’est le genre d’endroit où les éducateurs sociaux se font dépouiller de leurs santiags avant d’avoir eu le temps de dire Cool brother !" (1).

Mais les quartiers nord, ce n’est pas le Bronx et dans Chouf on ne parle pas l’anglais, même escagassé ; juste un sabir local peu articulé dont on comprend avec peine les trois quarts bien qu’on soit passablement métissé question langage depuis l’arrivée des pieds-noirs puis des travailleurs maghrébins dont quelques petits enfants préfèrent aujourd’hui la kalachnikof au Bled (2).
Mais passé le péage d’Avignon sud, pas sûr que l’homme de la rue entrave quoi que ce soit au créole nord phocéen.

Faut-il pour autant, avec certains critiques de l’émission éLe masque et la plume", regretter l’absence de sous-titrage auquel Pierre Perrault, Ken Loach et d’autres ont eu recours ?
En quoi le film y gagnerait-il ?

À vrai dire, les dialogues sont moins parlants que la gestuelle et les regards. La détresse du père devant le désastre humain et social qui plane sur sa famille ne passe pas par les mots et la mort violente d’un de ses fils ne déclenche aucun flot de paroles.

Le langage n’est pas ici ce qui unit, ce qui permet de se comprendre, mais ce qui sépare, ce qui sert à marquer des frontières.
Sur une rafale de kalach adressée au ciel, un des jeunes lance avec rage "Ici c’est chez nous !". On a déjà entendu ça chez d’autres extrémistes défendant eux-aussi leur petit bout de terre...

Pas de sous-titres, donc. Comme si, au fond, il devait nous en coûter de pénétrer dans cet univers.


 

D’ailleurs le constat est réversible : la langue plus polissée de Sofiane-l’étudiant reste opaque pour certains membres de la petite bande dont les racines ne plongent pas bien loin : on naît dans la cité, on y grandit et on y meurt. Pas de plan, pas de projet, pas d’ailleurs. Du coup, pas de personnage construit dont on suivrait l’évolution, mais une communauté d’êtres étrangers à eux-mêmes qui n’ont pour horizon que de revendiquer les limites de leur territoire.

On est loin d’un Philippe Faucon chez qui on admire l’élaboration patiente et réussie de personnages riches d’une culture collective restée sous l’éteignoir des maudits quartiers, et qui se bagarrent pour affirmer leur singularité.
Ici c’est tout et maintenant. Les marionnettes ne pensent guère ; elles font leur triste boulot quotidien pour avoir des sous et les sous filent vite ; les mamans, les sœurs et leurs petits en dépendent. L’Audi noire à vitres fumées c’est pour les histoires de go fast. Eux, c’est plutôt le dernier maillon de la chaîne, le deal bas de gamme, rentable dans l’immédiat, mortifère à très court terme.


 

Le 21 octobre on annonce un nouveau règlement de compte. 28 mères en pleurs depuis le début de l’année. Peu avant, le maire de Marseille déclarait sur France Inter qu’il n’irait certainement pas voir le film. Le dénigrement systématique de "sa" ville auquel se livreraient les medias (parisiens par nature), est devenu chez lui une véritable obsession.
C’est dommage car il va manquer le rap du film qui lui dit : "Regarde comment ça marche"…
Mais le maire de Marseille, ça ne l’intéresse pas de savoir comment ça marche. Sa préoccupation à lui c’est de durer. En réponse à des rumeurs de manœuvres pour sa succession, il vient de déclarer : "En République, tous les dauphins finissent par échouer. Si je désigne quelqu’un, il se fera fusiller par les autres. Tant que je peux, je reste !". On se croirait chez les Corleone.

Mais Chouf n’est pas un film sur Marseille.
La ville ne sert que de décor. On ne sort de la cité que pour aller régler ses comptes sur les hauteurs de la ville face à la mer, façon Tarantino.
Bâti sur les codes du polar et du western, le scénario ne réserve aucune surprise : héros solitaire et jusqu’au-boutiste, soupçons, trahisons, exécutions, vengeances en retour et dénouement sanglant.

L’intérêt du film réside surtout dans le traitement ethnographique d’un récit centré sur les efforts de ces jeunes desperados occupés à survivre dans leur ghetto et à construire leur prison. Rien à voir avec la pègre traditionnelle qui sait se protéger et en connaît un bout question développement durable. À côté de ces professionnels, nos pieds nickelés spécialisés dans la vente du chichon ont quelque chose de dérisoire. Ils sont d’ailleurs épatés lorsque Sofiane, le frère du petit caïd assassiné, brillant étudiant en sciences commerciales à Lyon, met en place un système moderne, façon MacDo Drive, qui se révèle des plus efficaces. Ainsi, les jeunes filles blondes montées des beaux quartiers d’en bas, n’ont même plus besoin de descendre de la voiture pour se ravitailler.


 

À part quelques respirations qui rendent le récit plus léger, le film s’attache à une démonstration implacable : en même temps qu’ils construisent leur territoire, les sans-espoir élaborent les armes qui conduisent à leur auto-destruction, processus accéléré par quelques flics véreux qui, participant du et au système, monnayent des informations destinées à semer la zizanie chez les délinquants. Double bénéfice.

Dridi connaît ses classiques. Quelques plans qui ne trompent pas, dans un récit sec vivement mené, bien rythmé, font penser à Coppola, à Scorsese et même à Melville avec ces images d’automobile arpentant les collines pierreuses de Marseille dans un très large plan général.
On pense aussi à un vieux film du Colombien Victor Gaviria, Rodrigo D : no futuro (3) dont la démarche est similaire à celle de Karim Dridi : immersion dans le milieu, construction du scénario (maigre, ici aussi) à partir du réel et ateliers pour les acteurs du cru.
Dans cette chronique de la vie d’un quartier de Medellín, on suit des jeunes qui ont le choix entre travailler comme manœuvre, devenir sicario ou, comme Rodrigo D, essayer de s’évader dans le heavy metal. Une longue déambulation désabusée à l’issue fatale.

À la fin de son entretien sur France Inter, le maire de Marseille finissait par concéder : "S’il faut vraiment aller voir le film, hé bien j’irai".
Mais pour ce faire, il faudra qu’il monte dans le car pour Aix car à Marseille, nada ! Trop moisie la programmation commerciale !
Marseille pecaïre, abbandonata da tutti !

Jacques Pelinq
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Série Léo Loden n°2 Les Sirènes du Vieux-Port, par Arleston & Carrère, Soleil productions (1992). L’ex-commissaire Léo Loden retrouve une nouvelle fois les quartiers nord dans le n°23, Brouillade aux embrouilles (2015).

2. En vente dans toutes les bonnes librairies.

3 Dans la sélection officielle de Cannes 1990. Pour les fauchés, vision gratuite sur YouTube en VO non sous-titrée. Gaviria reste le cinéaste le plus intéressant de Colombie. Un film tous les dix ans environ. La Femme de l’animal, son dernier, a été présenté ces jours-ci à Rome.

Chouf. Réal, sc : Karim Dridi ; ph : Patrick Ghiringhelli ; mont : Monique Dartonne ; mus : Casey, Jérôme Bensoussan, Chkrr. Int : Sofiane Khammes, Foued Nabba, Zine Darar, Oussama Abdul Aal, Nailia Harzoune, Mohamed Foziwa, Simon Abkarian, Tony Fourmanb (France, 2016, 108 mn).

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