home > Films > Edvard Munch, la danse de la vie (1973)
Edvard Munch, la danse de la vie (1973)
de Peter Watkins
publié le mardi 22 novembre 2016

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°100, février 1977

Sélection officielle Les Yeux fertiles du Festival de Cannes 1976

Sorties les mercredis 24 novembre 1976 et 23 novembre 2016


 


L’impression première est d’éblouissement devant un film aussi riche qui propose, autour de quelques tableaux de Edvard Munch, une évocation de sa vie, une interprétation de son œuvre et un tableau de la vie culturelle et sociale norvégienne à la fin du siècle.


 

Nous sommes éblouis, mais aussi frustrés parce qu’assaillis par les voix diverses du peintre, de Peter Watkins, des témoins qui parlent de lui, parce que les images tourbillonnent comme des souvenirs obsédants, s’enfuient avant d’avoir pu être fixés et nous laissent d’abord incapables de situer et d’organiser les informations reçues.
Quelques points fixes cependant dans ce tourbillon : un enfant qui crache le sang, une jeune femme pensive, le regard oblique de l’interprète de Edvard Munch qui nous interroge comme l’autoportrait de 1881. Des images blêmes, sans contexte, infiniment répétées, comme si sa vie s’était arrêtée à 14 et 18 ans à la mort de sa sœur et à la rencontre de Mme Heiberg.


 


 

Puis, petit à petit, dans notre mémoire, se compose le déroulement d’une vie que Peter Watkins nous a présentée en fragments, libérée du temps.
Autour de la chambre de mort, la "vie" de famille, les sœurs figées et douces, la jeune mère pieuse, le père terrifiant.
Au dehors, la bohème, le second père - l’anarchiste Hans Jaeger - les femmes, une femme, Mme Heiberg.
Peter Watkins ne livre d’elle longtemps qu’un visage et une voix avant de restituer la scène traumatisante de la promenade de la rue Karl-Johan : la jeune femme au bras de "l’autre" et "qui riait". Et Edvard Munch immobilisé pour toujours dans la position de celui qui épie, relégué sur le côté du tableau.


 


 

La mort de l’enfant et l’amour jaloux, ce sont les deux pôles de sa peinture. Le thème de l’enfant crachant le sang est sans cesse repris, gratté, effacé, simplifié, toujours trop opaque aux yeux du peintre pour signifier la mort imminente.


 

Dans la série des femmes, Madonna, Le Baiser, Le Vampire, les portraits font place à l’archétype où la femme apparaît comme un être qui dévore ou dissout la personnalité de l’homme. En multipliant autour du vampire les plans de Mme Heiberg se penchant sur la nuque de Edvard Munch, Peter Watkins en fait l’inspiratrice de tous ces tableaux terribles où l’amour implique toujours une menace de mort.
Mais il utilise aussi ces deux thèmes pour évoquer la société norvégienne.


 


 

La mort de la sœur devient le symbole de la condition misérable des enfants d’ouvriers, forcés au travail précoce, à la prostitution. La vie coupée en deux, dans et hors la famille, trace un tableau de la condition féminine : celle des femmes de la bourgeoisie, figées dans l’immobilité puritaine, et celle plus libre des compagnes des artistes, dont certaines comme Oda Lasson, revendiquent leur autonomie avec une fierté qui fait penser à Henrik Ibsen plutôt qu’à August Strindberg, l’ami de Edvard Munch. Quant au père, sa figure de tyran en chapeau haut-de-forme l’identifie aux critiques imbéciles qui condamnent le peintre au nom de la morale et de la santé. C’est donc beaucoup plus qu’une vie d’artiste que tente de restituer Peter Watkins.
À travers la vie de Edvard Munch, suivie jusqu’à l’internement volontaire à l’asile, c’est toute une période de la vie sociale et culturelle en Norvège qui nous est proposée. Mieux, une série de dates, de références aux événements politiques européens, tisse un réseau de relations entre ces événements et la vie du peintre. Tout l’élément visuel du film, et une partie de la bande sonore, tente de nous faire entrer dans sa subjectivité. Si bien que le film se met à ressembler à ses tableaux : des fragments d’expérience sont présentés de manière discontinue comme des tableaux exposés. Les personnages - frontaux comme les portraits - parlent aux spectateurs, jamais entre eux. L’effacement des décors les fait émerger du néant.


 


 


 

Plus on avance dans le film, plus il est difficile de suivre le déroulement historique des événements, parce que les repères donnés par le commentaire sont sans cesse recouverts par d’autres voix et contredits par les images. Le film pourrait être conçu par Edvard Munch lui-même, au plus profond de son délire.

Dans la plus belle scène du film - une visite au bordel où les plans d’une jeune prostituée s’entremêlent à l’évocation des femme aimées - le tourbillon des images se résout dans la lente apparition d’une épreuve du Cri. Noire et blanche, la gravure se décolle du rouleau de la presse comme une bouche qui s’ouvre au rythme lent d’un cancan étonnamment triste.


 


 

Seule alors émerge du chaos d’une réalité confuse, l’œuvre du peintre toujours plus dure, plus nette, plus tranchée.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°100, février 1977


Edvard Munch, la danse de la vie Réal, sc, mont : Peter Watkins ; ph : Odd Geir Saether ; son : Björn Harald Hansen ; cost : Ada Skolmen. Int : Geir Westby, Gro Fraas, Eric Allum, Amund Berge, Kerstii Allum, Inger-Berit Oland, Susan Troldmyr, Camilla Falk, Gro Jarto, Ragnvald Caspari, Erik Kristiansen, Gunnar Skjetne, Katja Pedersen, Anne-Marie Daehli, Berit Rytter Hasle (Suède-Norvège, 1973, 210 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts