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Une vie (2015)
de Stéphane Brizé
publié le mercredi 14 décembre 2016

par Lucien Logette
Jeune Cinéma ligne directe

Sélection officielle de la Mostra de Venise 2016
Prix louis-Delluc 2016

Sortie le mercredi 23 novembre 2016


 


La question que l’on peut se poser de prime abord, c’est "pourquoi ?"
Pourquoi refaire ce que Alexandre Astruc, en 1958, et Élisabeth Rappeneau, en 2004, ont déjà fait, de façon appliquée, certes, mais honnête ?


 

On était habitué, depuis Le Bleu des villes (1999) à voir Stéphane Brizé explorer des territoires contemporains, le suicide assisté ou les eaux glacées de l’esclavage moderne.
Aller chercher son inspiration dans la province française d’il y a cent quarante ans n’était-il pas signe d’assèchement, de souci de ne pas affronter une nouvelle fois une réalité immédiate désenchantée ?


 

Question de pure forme : les mariages arrangés existent toujours, au même titre que les épouses trompées et les fils ingrats. La pâte brassée par Flaubert, Mirbeau ou Zola, si elle est le produit de leur époque, n’est pas spécifique de leur temps. Tout est dans le traitement.

Et là, Brizé a choisi la seule manière qui pouvait renouveler l’approche de Maupassant, en refusant le spectaculaire ou la reconstitution selon France 2, et en focalisant sur les personnages, qui ne deviennent plus contingents (d’un lieu et d’un moment) mais essentiels.


 

Aucun plan d’ensemble, sinon quelques paysages campagnards ou marins, comme une simple respiration, aucune scène de groupe - ou alors filmée et découpée de telle sorte qu’on ne voie justement pas ce groupe, la partie de croquet en étant un bel exemple, qui ne joue que sur les gestes et les regards. Le resserrement du cadre - jamais plus de trois acteurs dans le plan - traduit bien la sensation d’étouffement du roman et la folie qui va gagner peu à peu Jeanne, l’héroïne malheureuse.

Vouloir privilégier une narration elliptique, le récit étant constitué d’une série de situations parcellaires, en sacrifiant la linéarité habituelle des fictions d’après Maupassant était un pari.

Pari bien tenu et même au-delà. Ainsi, l’adultère entre Swann Arlaud et Clotilde Hesme n’est suggéré qu’en un plan éloigné, et les trois cadavres qui le concluent surgissent sans que rien ne s’intercale, sinon une discussion avec le prêtre. À l’image du premier adultère avec Rosalie, dont l’issue n’est pas montrée ni même évoquée, sans qu’aucun doute ne subsiste sur les faits.


 

Brizé n’insiste jamais, filmant le minimum avec suffisamment d’intelligence pour que le maximum soit exprimé - ce qui suppose un spectateur attentif, qui ne se laisse pas porter mais reconstruit le film, en en comblant les esquives narratives.

Une scène, parmi d’autres : la découverte par Jeanne, après la mort de sa mère, des lettres d’amour que celle-ci avait conservées et qui remettent en question tout son univers familial. Rien n’est dit, juste un geste pour les jeter au feu, quelques secondes sur lesquelles on pourrait gloser longuement, mais déjà, on est passé à autre chose.

L’itinéraire "objectif" de Jeanne (aucun psychologisme ici), avec son amour perdu, ses divers désespoirs, sa folie maternelle, n’est constitué que de moments émergents, le reste demeurant sous la ligne de crête du film, tout en étant constamment perceptible.


 


 

Il s’agit de la transposition de Maupassant la plus intelligente et la plus sensible que l’on connaisse. Et formellement, la plus hardie par sa mise en scène et sa construction scénaristique - l’équivalent pour Brizé de Thérèse pour Cavalier.
On est loin du naturalisme un peu collant de La Loi du marché.

Il n’est pas certain que le public le suive aussi passivement que nous - il n’y a pas pour le spectateur de quoi apaiser à bon compte sa mauvaise conscience. Mais, les pesanteurs sociales, le jeu des apparences, le faux amour, l’aveuglement maternel, la tristesse des destins ratés, ce que, sous les costumes datés, le film met en question de façon magnifique, nous paraît autrement important.

Lucien Logette
Jeune Cinéma ligne directe

Une vie. Réal : Stéphane Brizé ; sc : S.B. & Florence Vignon, d’après Maupassant ; ph : Antoine Héberlé ; mont : Anne Klotz ; mu : Olivier Baumont. Int : Judith Chemla, Swann Arlaud, Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau, Finnegan Oldfield, Olivier Perrier, Clotilde Hesme (France-Belgique, 2016, 119 mn).

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