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Tree of Life (the) (2011)
de Terrence Malick
publié le vendredi 15 juillet 2011

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°338-339, juillet 2011

Palme d’or Festival de Cannes 2011.

Certains films, portés par une ambition démesurée, suscitent, avant même d’être vus, une attente, un désir d’autant plus forts que leur auteur se situe sur la ligne de crête d’un vrai cinéma de création, un cinéma habité par un élan philosophique et esthétique rare.
C’est évidemment le cas de Terrence Malick dont chaque film laisse dans la mémoire une marque indélébile.

Inévitablement, un film comme The Tree of Life ne peut que décevoir ceux qui ne parviennent pas à accepter l’idée que le cinéma peut aussi constituer une expérience sensible dans laquelle émerveillement et puissance visionnaire participent d’un même élan. Il faut accepter d’entrer dans un espace raréfié, dans une apesanteur cosmique, peut-être celle d’une apnée. Non qu’il faille se départir de tout sens critique, mais celui-ci se trouve reporté dans un après, celui du temps où l’esprit émerge doucement de ce que les sens ont enregistré.

Car il y a un avant Tree of Life (celui de l’attente), un présent (celui de l’éblouissement), un après (celui de l’imprégnation). Il n’est même pas sûr que cet après puisse aisément se dissoudre dans les brumes de l’oubli. Et puis, dans la position de celui qui se pose pour écrire, la difficulté à se mesurer par les seuls mots à une œuvre justement avare de mots, qui définit à chaque pas son propre langage.

Il y a d’abord cette entrée dans un film sans titre, sans générique, avec seulement un verset du livre de Job, "Où étais-tu quand je posais les fondements de la terre ?"
Et tout de suite, la plongée dans un univers visuel qui, de la première à la dernière image, instaure un monde esthétique sans pareil, une beauté qui aspire le regard, abolissant la distance qui sépare l’écran de notre rétine.

Comment rendre compte de la fascination que le cinéma de Malick exerce sur le spectateur ? Il faudrait convoquer le geste du créateur qui ici s’applique à ne jamais laisser retomber le désir de beauté comme si chaque plan contenait en lui l’urgence et l’exigence de la création. Une telle expérience relève du défi, trouve peu d’équivalent au cinéma. Là où d’autres s’essayent à composer une esthétique au-dessus de la norme, convoquant parfois des références picturales, Malick semble imprimer à chacun de ses plans la marque du créateur pour créer un univers visuel totalement personnel, unique. À aucun moment il n’y a hiatus, rupture.

La cohérence profonde vient bien sûr de la qualité de lumière qui est le marque de Malick. Il affectionne tout particulièrement ce moment de la journée où le soleil caresse les corps, les objets.
On se souvient qu’il avait demandé à Nestror Almendros de filmer dans la dernière heure de la journée pour Les Moissons du ciel. Pour lui, le plan fait l’objet d’un travail sur la durée : jamais de précipitation, un goût pour les travellings lents. L’effet contribue à installer chez le spectateur un état de contemplation qui pour The Tree of Life s’apparente à un rêve éveillé, un état d’apesanteur. Chaque plan contient son sens propre et même lorsqu’il constitue un chaînon narratif, il semble marqué du sceau de l’unicité à tel point qu’il est impossible de prévoir de quoi il sera suivi. D’où cette attention perceptive mêlée au désir de l’image suivante.

Au regard ainsi fortement sollicité, il faut associer la place tout à fait novatrice que Malick accorde au son, les deux sens travaillant dans une étonnante simultanéité.
La partie narrative du film accorde une faible place au dialogue allant même jusqu’à s’en passer totalement dans certaines scènes, telle celle de la noyade de l’enfant à la piscine, qui enchaîne le corps qui flotte, l’agitation des adultes, l’enterrement dans un sens du raccourci qui se passe de paroles.
Si, in fine, on a le sentiment que le film parle tant, c’est dans la présence de la voix off qui elle aussi depuis toujours donne une telle profondeur aux films de Malick. Parfois associée à un personnage, elle est plus souvent sollicitation du réalisateur à atteindre une vérité essentielle, comme susurrée à l’oreille et à l’intelligence du spectateur. Cela commence avec la première occurrence : "Il y a deux voies dans la vie : la voie de la nature et la voie de la grâce". La musicalité de cette voix s’accorde aux choix musicaux de la bande son qui fait une place de choix à la musique classique (splendeurs de l’Agnus Dei et du Requiem de la Grande Messe des morts de Berlioz vers la fin). Dès lors le musicien Alexandre Desplats doit composer en écho avec ces grandes références, trouver la note juste, ce qu’il fait de manière admirable.

Cette articulation entre le visuel et le sonore fait l’objet d’une véritable démonstration. La voix off dit : "Pour entendre, il faut bien regarder".
Suit une série de plans où l’enfant parcourt l’espace de la maison vide avec une alternance de sons et de regards sur les grincements du parquet, le souffle du vent qui agite les rideaux. Il faut regarder comment les acteurs, surtout le jeune interprète de Jack et Sean Penn (Jack adulte) incarnent cette prégnance de l’œil. "L’œil écoute, l’oreille voit" disait Norman McLaren.

L’attention qu’il faut porter au style de Malick est indispensable pour situer le propos du film à son véritable niveau.
Voir une opposition entre l’histoire familiale située dans le Texas des années 50 et les scènes contemporaines (avec Sean Penn) et la longue séquence cosmique ne peut que conduire à une vision parcellaire du film. Tout s’articule dans la perte du frère qui déclenche cette quête du sens qui englobe et dépasse le simple besoin du deuil. Ici encore la voix off donne des indications précieuses lorsque Sean Penn arpente un paysage minéral au début du film, comme posé sur la page vierge de sa conscience.

 How did I lose you ? (Comment t’ai-je perdu)
 Find me. (Trouve-moi)

Sur quoi suit le plan sur le visage de la mère qui ferme les yeux (Lord why ? Where were you ? Answer me. Seigneur pourquoi ? Où étais-tu ? Réponds-moi).

C’est alors que commence l’étonnante séquence sur l’origine du monde, depuis l’espace sidéral jusqu’à l’infiniment petit.
Malick se livre à une composition qui s’apparente à une genèse dans laquelle il inscrit le drame individuel dans un ordre cosmique, dans lequel le finale des hommes et des femmes errant, se croisant sur une plage, ne peut se résumer seulement en une parabole de la communion des âmes.

Assimiler la vision de Malick à un discours religieux ne peut être que réducteur. Comme nous l’avons vu dans l’approche du style, il se pose en poète qui dans sa quête insensée de la beauté du monde cherche à en proposer une vision dans laquelle l’intellect cède le pas à la sensation.
Il faut chercher du côté de Walt Whitman pour trouver une telle poétique du monde capable d’embrasser dans un même mouvement le cosmique et l’intime. Un mouvement qui montre que Terrence Malick se situe clairement sur la voie de la grâce.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°338-339, juillet 2011

The Tree of Life. Réal, sc : Terrence Malick ; ph : Emmanuel Lubezki ; mu : Alexandre Desplats. Int : Brad Pitt, Jessica Chastain, Sean Penn, Hunter McCracken (USA, 2011, 138 mn).

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