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Le documentaire américain des années 30
Sur cinq documentaires américains d’avant-guerre
publié le dimanche 27 novembre 2016

par Jacques Chevallier
Jeune Cinéma n°222, mai-juin 1993

"Loin de Hollywood", Cinéma du Réel, 15e édition (12-21 mars 1993).


 

Cf. aussi
* "Pare Lorentz et le documentaire New Deal" par Guy Gauthier, Jeune Cinéma n°324-325, été 2009.


C’est l’image, en tous lieux et à tous moments que privilégient les documentaristes des années 30 : l’image qui témoigne sur une société en crise, sur l’homme victime de cette crise, mais aussi - l’une ne va pas dans l’autre - l’image qui ne se capte pas au hasard, qui doit être cadrée, trouver place et signification dans et par le montage.

Le son, ce sera pour plus tard - quand le matériel s’y prêtera - avec les films de Robert Drew, de Richard Leacock, des frères Albert et David Maysles, puis de Frederick Wiseman… (1)

Pour Paul Strand, cela va pour ainsi dire de soi : il est photographe avant de se consacrer au cinéma et, après Native Land, il reviendra à l’image fixe (2).


 

L’enseignement et l’influence du sociologue et photographe Lewis Hine (3), les rencontres de Paul Strand avec Alfred Stieglitz à sa galerie 291 (4) sont déterminantes sur deux plans : le respect des faits et la recherche de formes capables de les exprimer de la manière la plus juste, au delà de l’immédiate apparence.


 

Lorsque, assisté de Claude Sheeler, Paul Strand prend une caméra pour filmer les premiers gratte-ciel de New York, dans Manhatta (1921), il est fort loin de ce qu’on a cru bon d’appeler un "poème visuel", d’une vision anecdotique ou impressionniste de la cité. Il cadre rigoureusement chaque plan, fait surgir sous sa caméra la masse d’un bac bourré de passagers traversant l’Hudson, "plonge" sur des lignes de métro qu’il associe aux files rectilignes des autos ou des piétons, détache des ouvriers perchés sur les poutres métalliques d’un immeuble en construction. Lien entre des structures urbaines et ceux qui y vivent et y travaillent, regard porté sur les hommes autant que sur les lieux, Manhatta laisse présager ce que seront, dans les années 30, des témoignages plus directement "de société" mais tout aussi élaborés sur le plan formel.

Est-ce le film d’un photographe ? Peut-être.
Le montage associe des images plus qu’il ne construit un récit et l’image elle-même, comme façonnée par le graphisme, est proche parfois de l’abstraction. De toute façon, le lien entre ce que sera le documentaire socialement engagé à venir et la photographie ayant même projet dépasse largement le cas Strand.

Dès lors qu’il est question de témoignage par l’image, les références américaines sont anciennes et fortes. Ce sont tout particulièrement les photographies des taudis du Lower East Side de Jacob Augustus Riis à la fin du 19e siècle et celles du travail des enfants dans les filatures de coton et dans les mines de Lewis Hine, au début du 20e siècle (5). Des documents dont le rôle a été décisif dans l’évolution de la société américaine comme dans celle de la photographie.


 

Les enquêtes des photographes des années 30 - Walker Evans, Dorothea Lange, Ben Shahn, Arthur Rothstein… (6) s’inscrivent dans le droit fil des témoignages de Riis et de Hine. Elles ont pour commanditaire la Farm Security Administration (FSA), l’une des pièces maîtresses de la mise en œuvre du New Deal de Roosevelt, après son élection en 1933, un organisme qu’on retrouve derrière The Plow That Broke the Plains (La Charrue qui brisa la terre, 1936) et The River (1937) de de Pare Lorentz (7).


 

Entre telle ou telle image d’abandon des terres et des fermes de The Plow… et la célèbre photo de Dorothea Lange, La Ferme abandonnée (1938), la parenté est évidente. Les Raisins de la colère de Steinbeck, on le sait, y ont pris racine.


 

Là une photo (parmi d’autres), ici un film, mais dans un cas comme dans l’autre, la même volonté de saisir l’image la plus juste pour rendre compte d’une tragédie humaine et écologique. La plus juste et la plus significative sur le plan esthétique. Sur la photo les sillons vides de cultures convergent vers la ferme abandonnée au sein d’un paysage désert jusqu’à l’infini. Dans le film de Pare Lorentz, la caméra balaie horizontalement une terre privée de vie, rendue infertile par la surexploitation qui en a été faite, cadre des maisons vides avant de décrire, en images rapides et répétitives, l’exil des paysans - des Okies - fuyant la misère, "sans rien à faire, nulle part où aller".

Destiné à montrer les tentatives des "Land Projects" pour revaloriser les terres et y installer les paysans - c’est la conclusion du film - The Plow… ne dissimule pas son propos didactique. Mais celui-ci n’édulcore en rien la force des images dans lesquelles un drame est inscrit. Pour l’expliquer, le récit associe le passé au présent avec un commentaire en forme de récitatif et une musique signée Virgil Thomson. C’est le montage qui est décisif. Vigoureuse alternance des plans alternés de tanks et de tracteurs pour évoquer les conséquences économiques de la Première Guerre mondiale, ou encore des séquences sur l’exil des familles paysannes confrontées aux images des terres devenues stériles. Au sein même du témoignage immédiat, le cinéma garde tous ses droits.

The City (1939) de Ralph Steiner & Willard van Dyke (8), documentaire plus classique et film de commande pour l’exposition de New York, s’ouvre même sur une séquence purement subjective : ce que "voit" un enfant couché à plat dos dans une charrette paysanne.


 

Ce film sur l’urbanisme (les excès de la croissance des villes américaines, la nécessité de créer des "villes vertes") livre son message à travers des témoignages implacables sur les conditions de vie, de travail, d’habitat, d’hommes, de femmes d’enfants broyés par ce que Jack London avait appelé "le talon de fer".
"Ils disent que la fumée fait la prospérité" martèle le commentaire, mais le mot, ici, importe moins que les images, qui dénoncent l’envers de cette "prospérité" : les pollutions, les rues encombrées, les déchets abandonnés, l’eau qu’il faut aller chercher à la pompe, le visage résigné d’un gosse en haillons. L’évocation des charmes d’une green city, à la fin du film, relève presque du message publicitaire, mais elle ne fait pas oublier la vigueur accusatrice de ces images-là.


 

The River de Pare Lorentz (1937), à nouveau pour le compte de la FSA (9) n’a pas la puissance évocatrice de The Plow... Certes Lorentz trouve des images éloquentes pour décrire l’érosion des terres arables provoquée par la destruction des forêts, les inondations ainsi entraînées dans le bassin du Mississipi, la lutte vaine des paysans pour sauvegarder leurs cultures - images qu’il fait alterner à différentes reprises dans son montage -, mais c’est de manière conventionnelle qu’il traite de la nécessaire construction de barrages sur le Tennessee. La commande officielle prend le pas sur le témoignage. un piège difficile à éviter. Quelques années plus tard, sur un sujet voisin, Robert Flaherty lui-même dans The Land (1942) devra tenir compte de ces impératifs.

Frontier Films

 

Plusieurs cinéastes s’y refusent et notamment Paul Strand et Leo Hurwitz (10) qui ont collaboré au tournage de The Plow…

Au début des années 30, avec d’autres, ils ont participé aux actions de la Workers Film and Photo League (11), avec ses groupes militants filmant dans l’urgence, sous forme d’actualités, les luttes sociales, les grèves, les marches de la faim, et notamment la grande "National Hunger March" de décembre 1932 dont rend compte le documentaire Hunger (12).


 

Strand, la même année, est parti pour le Mexique où il a dirigé la production et les prises de vues des Révoltés d’Alvarado (1934), réalisé par Fred Zinnemann, un film dont le thème et le réalisme annoncent une œuvre comme La terra trema de Luchino Visconti (1948).

En créant la coopérative Frontier films en 1935, Paul Strand, Leo Hurwitz, Ralph Steiner et leurs amis (13) entendent élargir leur action dans le domaine du cinéma documentaire, tout en marquant leurs distances à l’égard des films "officiels" destinés à illustrer les thèses du New Deal. Réalisés en toute indépendance, les films de Frontier Films ont été peu nombreux, mais ils ont marqué l’histoire du documentaire américain à la fin des années 30 et au début des années 40, et leur influence ultérieure a été grande.

C’est la Guerre d’Espagne, tout d’abord, qui mobilise les énergies du collectif. Les images prises par Herbert Kline (14) dans les rangs des Républicains sont montées et intégrées par Strand et Hurwitz dans un film destiné à alerter l’opinion américaine, à combattre l’immobilisme officiel : Heart of Spain (1937), un court métrage réalisé avec Charles Corvin, et Return to Life (La Victoire de la vie, 1938) que Kline a réalisé avec Henri Cartier-Bresson, attirent l’attention sur les mutilés de la guerre et sur leur rééducation.


 

Autre intervention de Frontier Films : les événements de Chine alors largement ignorés.
C’est Harry Dunham, danseur et cameraman d’occasion, qui rapporte des documents exceptionnels sur l’action des révolutionnaires chinois de Yenan. Images prises sur le vif des jeunes Mao Tsé Toung et Chu Teh dans un documentaire qui connaît alors de nombreuses projections dont une à Moscou : China Strikes Hack (La Chine contre-attaque, 1937) (15).

Aux États-Unis même, Ralph Steiner (assisté de Elia Kazan) filme The People of the Cumberland (1937). Paul Strand, Sidney Meyers, Erskine Caldwell participent à l’écriture du sujet et du commentaire. Le film est destiné à encourager prise de conscience et syndicalisme dans la région du Cumberland où un centre d’éducation populaire - la Highlander Folk School - poursuit une action de formation. L’un de ses militants a été assassiné par des tueurs à gages et des témoignages sur ce crime figurent parmi d’autres.

Mais la production la plus marquante de Frontier Films demeure à coup sûr Native Land co-signé par Paul Strand & Leo Hurwitz. C’est aussi la plus ambitieuse quant à son projet et aux moyens engagés. Terre natale, terre des libertés civiles, terre des droits bafoués… Pour écrire le scénario d’un film qu’ils conçoivent comme une fresque, les deux réalisateurs s’inspirent des auditions d’une commission de sénateurs, la commission Thomas-La Follette (16), dont l’enquête sur la violation des droits civiques avait été relayée par la presse.

Tout en situant la lutte pour les libertés fondamentales aux USA sur le plan historique, Stand et Hurwitz s’attachent surtout à relever et à "illustrer" des cas contemporains de violation des droits. Cela va de l’espionnage et de la délation (un mouchard, rôle tenu par Howard Da Silva, à la solde d’une grande compagnie) à la chasse à l’homme et au meurtre (deux métayers, un blanc et un noir, traqués et finalement abattus par des shérifs de l’Arkansas) et aux exactions racistes du Ku Klux Klan.
C’est la violence de la police, des milices privées au service du patronat ou des grands propriétaires qui est vigoureusement et précisément dénoncée. Entre les documents d’archives et d’actualités et les nombreuse séquences reconstituées, il n’y a pas de solution de continuité. La visée documentaire est constante dans le choix des images et jusque dans les contrastes du noir et blanc. C’est le montage qui donne au film sa tension dramatique. Dénonciation des atteintes aux droits, révélation des faits, mais sans démonstration : l’éloquence du film tient dans ce qu’il montre et dans ce qu’il narre.


 

"Nous le peuple…" Le texte qui accompagne les images, dit par Paul Robeson, fait fréquemment référence aux libertés et aux droits fondamentaux garantis par la Constitution depuis 300 ans. C’est le point d’ancrage historique du film, c’est aussi, d’une certaine manière son message.
Au point qu’on a pu, par la suite, reprocher aux auteurs de Native Land de "ne pas appeler à un changement révolutionnaire décisif mais à un retour à un temps où la déclaration des droits était appliquée - un temps qui n’a jamais existé dans notre histoire" (17). Un commentaire écrit dans la foulée des révoltes étudiantes de 1968 et qui, tout compte fait, est plus éclairant sur la radicalisation de l’analyse critique en ces années-là que sur la visée réelle de Native Land dont Strand et Hurwitz ont entrepris le tournage quelques trente ans auparavant.

C’est seulement en 1942 qu’ils peuvent en terminer le montage. Les États-Unis entrent en guerre. Les luttes sociales ont fait place au consensus face au Japon et à l’Allemagne nazie. Native Land ne connaît alors qu’une diffusion restreinte. Cet échec sonne le glas de Frontier Films. Paul Strand abandonne le cinéma. Quant à Leo Hurwitz, il va encore réaliser quelques documentaires et notamment, en 1948, Strange Victory, dans lequel il dénonce le racisme renaissant et les menaces fascistes aux États-Unis après la victoire - cette "étrange victoire… sur le nazisme (18)

Moins de deux ans plus tard, le sénateur McCarthy part en guerre contre les Rouges et la subversion dans le cinéma américain. Dans la longue liste des syndicats et groupements auxquels il est fait grief d’avoir appartenu, Frontier Film figure en bonne place

Jacques Chevallier
Jeune Cinéma n°222 de mai-juin 1993

1. Les cinq documentaires des années d’avant-guerre présentés en mars 1993, par le Cinéma du Réel, dans l’ensemble "Loin de Hollywood" (les années ultérieures étaient plus abondamment illustrées) témoignent à l’évidence de cette priorité accordée à l’image.

2. Paul Strand (1890-1976), né à New York, est mort en France à Orgeval.

3. Lewis Wickes Hine (1874-1940).

4. La Galerie 291, sur la Vth Avenue à New York a été créée en 1905 par Alfred Stieglitz (1864-1946) et Edward Steichen (1879-1973).

5. Jacob Augustus Riis (1849-1914).

6. Walker Evans (1903-1975) ; Dorothea Lange (1895-1965) ; Ben Shahn (1898-1969) ; Arthur Rothstein (1915-1985).

7. Pare Lorentz (1905-1992). Cf. aussi "Pare Lorentz et le documentaire New Deal" par Guy Gauthier, Jeune Cinéma n°324-325, été 2009.

8. Ralph Steiner (1899-1986) ; Willard Van Dyke (1906-1986).

9. Autre point de convergence entre cinéma et photographie : c’est aussi en 1937 qu’à la demande de Roy Stryker le section documentaire de la Farm Security Administration, Walker Evans photographie les crues dévastatrices du Mississipi.

10. Leo Hurwitz (1909-1991).

11. À New York, la Workers Film and Photo League, agent actif du Mouvement ouvrier des États-Unis, a été créée en 1930. Elle a produit des documentaires notamment sur les marches nationales de la faim de 1931 et 1932, qui étaient projetés dans les circuits militants. En 1933, elle est devenue la Photo League, coopérative de photographes active jusqu’en 1951.
Frontier films, créé en 1935, en est issu.

12. Workers Newsreel. Hunger : The National Hunger March to Washington 1932. Le film a été programmé au Cinéma du Réel 2016.

13. Strand, Hurwitz, Steiner ainsi que Irving Lerner, Sidney Meyers, Jay Leyda, Harry Dunham, Willard van Dyke, etc.

14. Herbert Kline (1909-1999).

15. Harry Dunham & Irving Lerner, China Strikes Back (1937)

16. The La Follette Civil Liberties Committee. Pour les passionnés de l’histoire de la gauche américaine, il s’agit de Robert Marion La Follette Jr, alias Young Bob (1895-1953) et non de son père, Robert Marion La Follette Sr, alias Fighting Bob (1855-1925).

17. Jeffrey Youdelman, "Narration, Invention and History, in Alan Rosenthal ed., New challenger for documentary, ‪University of California Press, Berkeley‬ (1988), pp. 454-464.

18. Des extraits des films précédents de Leo Hurwirz figurent dans son film With a Woman Departed (1980), un très long film de montage dans lequel l’autobiographie et l’œuvre sont étroitement mêlées.

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