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Insoumission vs Résistance
18 mars 1871-18 mars 2017
publié le mardi 21 mars 2017

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Ce samedi 18 mars 2017, c’était circuit court.
Un Bastille-République traditionnel et sobre, chacun connaissait ses marques, nul besoin de répérage.

Il faisait gris, il ne pleuvait pas. Il y avait quand même du vent, balayant les diverses pollutions, pour qu’on puisse hisser la grand voile. Les dieux, et la République, rameau d’olivier et flambeau, avaient décidé de rester (presque) neutres.


 

Mais dès le départ, il flottait dans l’air un je-ne-sais quoi de neuf, et on ne retrouvait nulle part les fameux "bon-enfant", "traîne-savate", "sono braillante" et autres joyeusetés de la vie militante populaire.


 

Les mots d’ordre étaient partout, lisibles plus qu’audibles, même les jeunes gens, très nombreux, étaient graves. La manif ne s’est pas "élancée" de la Bastille, ce ne fut pas vraiment "un cortège", mais, immobile ou en mouvement, "ça" vibrait de toute part.


 


 

Les habitués faisaient comme comme d’habitude : remonter en aval la manif, pour revenir vers son départ.
Alors ils passaient obligatoirement devant le Cirque d’hiver et tiraient un bord vers une étape obligée : le meeting de l’ADMD, où on interpellait les candidats-présidents à s’exprimer sur la liberté de mourir. Ou pas.


 


 

Plus on s’approchait de la place, de la tribune, de la statue, plus la foule s’épaississait. C’était de plus en plus difficile de se frayer un passage, ne serait-ce que pour parvenir devant un écran.


 

Il y avait des drapeaux bleu-blanc-rouge neufs, comme spécialement confectionnés pour l’occasion. Le bleu, pas encore délavé, plutôt noir. Il y avait aussi quelques drapeaux arc-en-ciel, des drapeaux grecs ou bretons, mais pas de drapeaux rouges.


 

Il y eut d’abord les chauffeurs de place.
À l’avant-garde, les musiciens et les chanteurs.

Ceux qui étaient loin de la tribune, sous l’enseigne de Wall Street English, entendaient mal. Et ne pouvaient pas, malgré leur enthousiasme fasciné, reprendre en chœur.


 

D’ailleurs Le Temps des cerises en entier ? C’est à peine s’ils savaient le premier et le dernier couplet. Quant aux Mains d’or de Bernard Lavilliers, ils ne connaissaient pas. Bon choix du texte, mais mauvais choix musical de la chorale ouvrière, et a capella, belle idée d’autrefois, mais pas quand tout le monde devient sourd, abruti de décibels et de cacophonies. Ils ne reprirent que "Travailler, travailler encore". Et encore, faiblement.


 


 

C’était pas au point, il aurait fallu un karaoké, avec des paroles apparaissant sur les écrans. Mais l’instant était formidablement juste : c’est en chantant ensemble qu’on apprend les chansons, et on avait été si divisé ces dernières années. C’était un début, on en était à l’apprentissage, pour la prochaine fois, on réviserait.

Après les chanteurs, les penseurs et les amis prirent le micro.
Tous parlèrent simplement, avec des mots de tous les jours, tous lurent des citations prises dans des livres qu’ils tenaient à la main.
Un meeting sous le vent, vent debout, où on lit des poèmes, c’est forcément autre chose.

Et puis, Jean-Luc Mélenchon, alias JLM, est arrivé, heureux de cette immense place remplie à ras bord.
Il y avait même un type posté sur un toit qui prenait des photos au péril de sa vie, et des envolées de piafs qui traversaient le ciel gris en tous sens.


 


 

Il a parlé, comme il aime. Il aime parler, il sait le faire, il est le meilleur orateur qu’on ait eu depuis des lustres.
Avant lui, on avait cité explicitement Sartre, Neruda, Jaurès, Hugo souvent…
Lui, il cita peu, mais chacune de ses phrases se référait à cette nappe phréatique commune, à laquelle les ignorants comme les savants ont accès, par mille voies. Chacune de ses phrases était cadencée, comme pour faire musique ou chanson, un jour, plus tard peut-être.


 

Il rappela ses "fondamentaux" à lui, que tout avait commencé en 1789, à la Bastille avec son aura de sortie de prison. Que tout s’était poursuivi par la Commune de Paris de 1871 enthousiasmée un 18 mars et massacrée en mai. Qu’en 2017, on était encore là, aux pieds de la grande allégorie en bronze à bonnet phrygien. Que le sang était toujours recyclé en monuments sacrés et qu’il fallait que ça serve à quelque chose.

Connaissant les surdités comme les malentendus, il ne prononça aucun de ces vieux mots chargés des poussières du temps et d’innombrables détournements, attendus au tournant : capitalisme, révolution, lutte de classes, parti, ces outils mal entretenus, jamais encore rénovés.
Il ne prononça pas non plus ces mots trop neufs, mécaniques, trop vite périmés parce que répétés à l’envi, ces mots vieillis avant l’âge par les médias pressés.
À chacun de faire son marché, dans son discours, pour identifier son mal ou son bien, avant, peut-être, d’aller acheter un livre au coin d’une rue, en rentrant à la maison.


 

La foule n’était pas homogène, à l’image du pays, toute une population variée sans mode et sans uniforme. Il y avait cette petite infirmière de Chalons, qui ne voyait rien ne pouvant bouger derrière une grand échalas, et qui racontait que c’était sa première fois, avant elle était infirmière, et elle avait eu trois enfants, jamais eu le temps. La foule, bienveillante, l’entourait, lui apprenait les codes, à huer les maux dénoncés et et à applaudir aux articulations.
Chaque monade solitaire de la place, protégée du vent et bien au chaud dans cette marée humaine, ne s’en rendait sans doute pas compte. Et pourtant, la marée appartenait déjà à une de ces sédimentations qui font l’histoire des époques.

Deux cents seize ans après la Commune, c’était comme si Paris se réveillait autrement, exfoliée de ses peaux mortes. Cent ans après 1917, après s’être perdu, on revenait au carrefour d’avant.

Et puis, régulièrement, la foule scandait Résistance ! Résistance !.
C’était comme des cartons d’Eisenstein.

Dans ce mot d’ordre non-violent, plusieurs imaginaires se chevauchaient .
Celui de l’insoumission, bien sûr. L’audace de dire non.
Mais aussi celui du programme du Conseil de la Résistance de 1944, jamais abouti.
Et enfin, sans que cela soit encore très conscient, ce sentiment de la nécessité de la freiner cette course vers l’abîme du capitalisme mondial désormais dominant, mais très malade, qui convulse comme chez Dr House, et dont les défenses immunitaires s’ébranlent vers le fascisme, stade ultime.

JLM est un homme à hauteur d’hommes.
Un homme différent, loin désormais de tout modèle. Il n’a pas l’avenir devant lui, il n’a pas de plan de carrière. Il n’est pas pour autant un aventurier, puisqu’il est un descendant légitime de toute une généalogie de penseurs et de sages souvent évincés de l’histoire officielle, depuis les temps les plus anciens de la démocratie. Il est porteur de leurs gènes, il lui revient de les adapter. C’est devenu comme un destin, celui de passeur du 21e siècle, dans un retour de l’individuel au collectif sur un chemin nouveau.


 

Il n’a pour concurrents, aujourd’hui, que des automates en bois de l’ancien régime qui se calcifient doucement, alors il n’a pas besoin de haute tribune pour diffuser son amour secret du vivant. Son temps est venu, mais les oripeaux de président ne lui iraient peut-être pas. Peut-être même est-il déjà dans son rôle dernier, parmi ses pairs, dans son peuple et vers les autres peuples, à défricher en éclaireur.

Accompagner cet homme, ce n’est pas choisir un programme, ni un bulletin de vote, ce n’est même pas caresser un grand dessein, et ce n’est sûrement pas le décréter homme providentiel.

C’est, pour ce temps terrien qui fout le camp et prend l’eau de toute part, trouver une vision du monde à peu près ordonnée, un horizon qui permet de ne pas baisser les bras.

Affirmer cela, ça ne relève pas de l’élégie, comme celles qu’on affectionnait au 20e siècle, chez les politiciens comme chez les militants ou chez les peuples sous influence, sur ce ton qui nous faisait rire et qui engendra ce qu’on sait.

À la fin de tout récit, arrive inéluctablement l’heure de la morale qui en fait une fable. À la fin de toute vie, arrive l’instant philosophique qui en fait une trajectoire unique.
C’est à cette heure, à cet instant que nous sommes.

La Marseillaise fut chantée naturellement à la fin, comme un chant de notre région du monde, et L’Internationale, seulement à la toute fin par quelques-uns, alors que tous les provinciaux avaient regagné leurs cars, comme un chant du monde.
Les deux chants, sur cette place, ce jour-là, étaient ceux de Rouget de l’Isle et d’Eugène Pottier.


 

Ce feeling de "18-mars", ressenti comme inédit, que ce soit à Paris, à Washington ou ailleurs, c’était une odeur de lutte finale, pacifique.
Une odeur de mort et résurrection.
La découverte d’un de ces passages secrets entre les époques, que les historiens autant que les théologiens tentent si souvent de figurer après l’avoir recherché en vain.

Ceux qui étaient place de la République, ce 18 mars 2017, qu’ils le sachent ou non, tous en ont été traversés.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

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