home > Personnalités > Pietrangeli, Antonio (1919-1968)
Pietrangeli, Antonio (1919-1968)
Sur deux films majeurs
publié le mercredi 29 mars 2017

Se souvenir de Antonio Pietrangeli

À propos de :

* Du soleil dans les yeux (Il sole negli occhi, 1953)
* Je la connaissais bien (Io la conosceve bene, 1965)

par Philippe Roger
Jeune Cinéma n° 377, décembre 2016


 


Parmi les meilleurs moments de l’édition lyonnaise 2016 du Festival Lumière (1), on se souviendra du modeste hommage rendu à un cinéaste italien important quoiqu’un peu oublié : Antonio Pietrangeli (1919-1968. Modeste, car trois seulement de ses onze réalisations figuraient au programme. Mais, parmi elles, on dénombrait deux de ses achèvements majeurs : son rare premier film, Du soleil dans les yeux (Il sole negli occhi, 1953) et son dernier film important, le réputé Je la connaissais bien (Io la conosceve bene, 1965). Entre les deux, une petite curiosité (d’ailleurs présentée en copie 35 mm non restaurée, à l’inverse des deux autres) : Fantômes à Rome (Fantasmi a Roma, 1961).


 

Du soleil dans les yeux répond idéalement à ce qu’on attend d’un premier film : définir le programme thématique et esthétique d’une œuvre cohérente à venir ; en l’occurrence, le mélodrame social, genre hybride où va s’illustrer le réalisateur italien.
Au cinéma, le mélodrame social porte, dans le meilleur des cas, une égale attention aux registres de l’individuel et du collectif : Antonio Pietrangeli fait preuve d’une même finesse révélant lucidement les fêlures d’un personnage et celles d’une société. Centré sur un personnage féminin dont on suit le parcours difficile, ce premier long métrage fait preuve d’une sensibilité qui le rapproche avec bonheur de la veine intime du cinéma italien, celle des Valerio Zurlini et Francesco Maselli (sans doute le meilleur de ce cinéma dont on a trop vanté l’opposé, le seul histrionisme masculin). Rappelons que c’est Valerio Zurlini qui acheva, en 1968, son dernier film, interrompu en raison de son décès accidentel, et que Francecso Maselli s’inspira d’un sujet de Antonio Pietrangeli pour le scénario des Dauphins (I delfini) en 1960.


 

En parallèle aux touches de comédie éclairant par instant Du soleil dans les yeux, le registre du mélodrame est présent dès l’ouverture, par un mauvais présage : la statuette d’ange perd ses ailes en chutant. Célestine, la paysanne bien nommée, perdra elle aussi des plumes en gagnant la ville, et se verra peu à peu dépouillée de toutes ses illusions. L’attention du cinéaste à la durée juste des plans ou à la présence précise des musiques signe ce cinéma d’une rare qualité de facture. Un cinéma d’une sourde inquiétude : une identité friable transparaît dans le moindre détail (ainsi d’un rouge à lèvres mis de travers). L’épilogue se conforme au genre mélodramatique tout en le dépassant, comme chez les plus grands.

Le très mineur Fantômes à Rome prouve d’une part l’imperméabilité du cinéma italien classique au genre fantastique, aussi le peu d’appétence de Antonio Pietrangeli à la franche comédie (et à la couleur ?). Nino Rota compose certes une partition étendue, et Vittorio Gassman s’en sort plutôt bien, mais on ne peut guère en dire plus.


 

En revanche, Je la connaissais bien mérite sa réputation de chef-d’œuvre de son auteur. (2) C’est son Lola Montès : le portait brisé d’une femme dépersonnalisée (en fin de parcours, ne restera d’elle qu’une perruque abandonnée sur le plancher) et d’une société italienne aussi frivole qu’indifférente. L’idée forte de la mise en scène est autant musicale que visuelle : le cinéaste dope son film de chansons populaires pour 45 tours, jusqu’à l’écœurement. Déjà présent dans son premier long métrage, le motif de la chute trouve là sa résolution. Stylistiquement, Antonio Pietrangeli s’accomplit entre poésie intimiste et réalisme documentaire (il s’intéresse aux banlieues de Rome, ces grands ensembles modernes anonymes).


 

De façon très personnelle, la comédie de surface est sans cesse altérée par d’autres tons, plus dramatiques les uns que les autres : Ugo Tognazzi (en Gigi Baggini) trouve l’un des rôles les plus poignants de sa carrière en une éprouvante scène d’humiliation, et Jean-Claude Brialy (en Dario Marchionni) joue avec aisance un gigolo légèrement abject. En une scène prémonitoire, le personnage de l’écrivain brosse un portrait sans fards d’Adriana ; la cruauté s’intensifie au moment où la jeune femme se croit sur le chemin de la réussite : détournée par son montage, l’interview filmée étalée sur grand écran la ridiculise définitivement aux yeux de ses amies ouvreuses de cinéma. Quant à la dernière scène, c’est un précis de décomposition du personnage, réduit à l’état de pantin tragique.

Philippe Roger
Jeune Cinéma n°377, décembre 2016

1. Le Festival Lumière 2016 s’est déroulé à Lyon (8-16 octobre 2016).

2. Une remarque personnelle sur la fragilité des souvenirs cinéphiliques : pour avoir découvert cette merveille lors d’un CiCi des années soixante-dix (en 1979, dans une belle salle à l’ancienne d’Annecy, non loin du lac, aujourd’hui rasée), grâce à l’ami Freddy Buache, on avait le souvenir d’un scope couleurs s’achevant sur un suicide au son d’une chanson de Gilbert Bécaud. La récente revision du film prouve les condensations qu’opère la mémoire : le film est en panoramique noir et blanc, et la chanson Toi de Gilbert Bécaud (en italien) se situe non pendant, mais peu avant le suicide (c’est une autre musique, ironiquement martiale, qui prélude en fait au geste fatal). Au moins, on se souvenait du zoom avant vertical (comment l’oublier ?) qui reprend celui de Max Ophuls dans son dernier film, lors du saut de Lola (1).

Philippe Roger
Jeune Cinéma n°377, décembre 2016

1. Lola Montès de Max Ophuls (1955).


* Du soleil dans les yeux (Il sole negli occhi). Réal : Antonio Pietrangeli ; sc : A.P., Ugo Pirro, Lucio Battistrada ; ph : Domenico Scala ; mont : Eraldo Da Roma ; mu : Franco Mannino. Int : Gabriele Ferzetti, Irène Galter, Paolo Stoppa, Turi Pandolfini, Mimmo Palmara, Anna Maria Dossena, Pina Bottin, Maria Pia Trepaoli, Scilla Vannucci (Italie, 1953, 98, mn).

* Je la connaissais bien (Io la conosceve bene). Réal : Antonio Pietrangeli ; sc : P.A., Ruggero Maccari, Ettore Scola ; ph : Armando Nannuzzi ; mu : Benedetto Ghiglia, Piero Piccioni ; mont : Franco Fraticelli. Int : Stefania Sandrelli, Jean-Claude Brialy, Nino Manfredi, Ugo Tognazzi, Enrico Maria Salerno, Robert Hoffmann, Mario Adorf, Franco Fabrizi, Karin Dor, Joachim Fuchsberger, Franco Nero (Italie-France, 1965, 97 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts