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Becker, Jacques (1906-1960)
Une rétrospective
publié le jeudi 6 avril 2017

Prélude à une rétrospective (*)

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°378-379, février 2017


 


Cinéaste "à la française", pour reprendre l’expression de Claude Beylie - normal pour lui, qui fit ses classes auprès de Jean Renoir -, Jacques Becker commence sa carrière sous le signe de la comédie, dans l’acception théâtrale du mot, en adaptant et coréalisant, avec Pierre Prévert, la pièce de Georges Courteline, Le commissaire est bon enfant (1935).

Le tournage de son second film, L’Or du Cristobal, inspiré du roman éponyme de Albert t’Serstevens sur des corsaires contemporains, interprété par Charles Vanel, Albert Préjean, Conchita Montenegro, Dita Parlo et Étienne Decroux, est interrompu par la guerre - Becker en reniera la version distribuée en 1940 tandis qu’il se trouve en captivité.


 

Séries Noires

Dès son premier long métrage pleinement assumé, Dernier Atout (1942), il change de registre et, sentant le goût du public pour le genre policier dont il est sevré, il amorce à sa façon la Série Noire qui auréolera un Marcel Duhamel à la Libération.

Ce thriller tourné sur la Riviera, situé dans un pays imaginaire d’Amérique du sud, interprèté par Raymond Rouleau, Mireille Balin, Pierre Renoir, Noël Roquevert et Gaston Modot, se veut dans la lignée de ceux de William Wellmann, Howard Hawks et Raoul Walsh.
Jean Quéval, dans la monographie sur le cinéaste publiée par Seghers en 1962, cite ses propos : "En revenant de captivité, nous avons flairé l’atmosphère. C’était fin 41. Nous avons pensé que ça plairait sans doute aux gens qui se trouvaient privés de films américains de voir un film d’aventures dont les héros seraient des gangsters". Ce divertissement est bien accueilli.


 

Touchez pas au grisbi (1954) est une adaptation du roman de Albert Simonin, qui avait eu un beau succès lors de sa parution en 1953. C’est indiscutablement le film qui relance en France la carrière de Jean Gabin - et qui lui vaudra la coupe Volpi à Venise.
Jacques Becker y explore de nouveau le monde de la pègre, avec ses hiérarchies et ses codes d’honneur. Le genre n’est pas encore si habituel que cela dans le cinéma français de l’époque. À rebours de ce qui se passe dans tous les films d’action, le cinéaste ralentit le rythme, trouvant un équivalent à la lassitude et à la mélancolie du héros qui va passer la main. Comme il le fera dans Le Trou, le réalisateur décrit un monde d’hommes, avec, en sus, la figure convenue de la garce, campée par la débutante Jeanne Moreau.


 

Douce France

Avec Goupi Mains-Rouges (1943), chronique paysanne solidement ancrée dans le terroir, tirée d’un roman à succès de Pierre Véry, Jacques Becker démontre son savoir-faire en matière de naturalisme.
Les péripéties des Goupi, un clan gouverné par une matriarche, n’ont rien à envier à celles d’un film noir : menées à un rythme haletant, elles rebondissent à l’aide d’une multiplicité de personnages et se soldent par un vol et même un assassinat.
Les extérieurs sont tous tournés en décors naturels, dans les Charentes.
La distribution (Fernand Ledoux, Blanchette Brunoy, Robert Le Vigan) est non seulement éblouissante, mais elle donne jour à une mémorable galerie de portraits. Jacques Siclier considère qu’il s’agit là de "l’un des films les plus anticonformistes, les plus noirs tournés sous l’Occupation", tant il est vrai qu’à partir d’un exercice obligé, pétainiste d’apparence, Jacques Becker fait œuvre universelle, tournant et détournant subtilement le sujet imposé. Le succès commercial de Goupi n’est donc pas usurpé.


 

Falbalas (1945) se situe aux antipodes de Goupi puisqu’il se déroule dans le monde de la mode, que Jacques Becker connaissait bien : sa mère avait exercé la direction d’une maison de couture. Le héros est un couturier qui ne peut créer que lorsqu’il est amoureux. Survient la fiancée de son meilleur ami : la demoiselle (qui fait un mariage de raison) lui cède. C’est la première de ses héroïnes à bousculer les convenances. Elle se ravise pourtant et renonce à se marier. L’artiste se tue.

L’atmosphère de luxe et l’aisance d’une famille de la haute bourgeoisie font (presque) oublier la guerre. Le film est tourné dans les rues des beaux quartiers, absolument désertes, dans les cafés et grands restaurants. L’aspect le plus intéressant est la peinture de l’univers de la mode, avec son artiste un peu fou, sa stricte hiérarchie féminine, ses codes, le rituel chronométré des défilés. Et tout le monde des "petites mains" est observé avec une rigueur quasi documentaire.
On a pu y voir une métaphore de l’art collectif qu’est le cinéma. Il s’effectue dans la hâte, la fièvre (tout doit être prêt pour la collection, pour le mariage), le rythme est extrêmement nerveux.
Falbalas est un des grands films sur la mode, celui que citent toujours un Gaultier ou un Lacroix. Il n’eut guère de succès à sa sortie… parce qu’il se terminait mal.


 

Belle Époque et Années folles

Le mélodrame Casque d’or (1952) fait revivre la Belle Époque, ainsi que le monde des apaches et des affranchis, surfant sur la vague nostalgique.
Pour Jacques Becker, c’est la première occasion de faire un film en costumes, de reconstituer un monde perdu et de rendre hommage aux Renoir, père et fils, avec les scènes au fil de l’eau inspirées, voire démarquées, de toiles impressionnistes telles que Les Canotiers à Chatou (1879).
On pense également à Une partie de campagne (1936), film auquel il avait participé.
Casque d’or, qui fait aujourd’hui figure de classique, est un semi-échec à sa sortie. C’est sans doute le film le plus lyrique de Jacques Becker, lyrisme auquel contribue pour une large part le couple, à la fois innocent et fatal, formé par Serge Reggiani et la rayonnante Simone Signoret.


 

Les Aventures d’Arsène Lupin (1957) est une curiosité esthétique, située également autour de 1900. Ici, le cinéaste s’essaie à l’exercice du contre-emploi : celui, en l’occurrence, qui consiste à faire jouer le célèbre gentleman cambrioleur par un célèbre chansonnier parigot (l’inattendu Robert Lamoureux). Une façon de montrer de la sorte l’aspect double, trouble, en tous les cas ambigu, du personnage créé par Maurice Leblanc, tout en guignant en direction du grand public.
On est sensible au travail de reconstitution soignée, et en couleurs, d’une époque définitivement révolue.


 

Montparnasse 19 (1958) reprend le projet de Max Ophuls qui aurait suggéré avant de mourir le choix de Jacques Becker, pour qui il avait une grande estime.
Pour ce biopic sur l’artiste maudit que fut Modigliani, avant d’être reconnu universellement, il opte pour le noir & blanc. Il veut présenter une époque pauvre, au lendemain de la Première Guerre mondiale et refuse tout effet pittoresque, tout côté flamboyant, toute approche baroque d’un genre qu’il aborde pour la première fois. Il ne cherche aucunement à rendre une carte postale des "heures chaudes" de Montparnasse, mais se concentre sur un destin individuel, sur la tragédie de l’artiste, au moyen de scènes nocturnes tournées en studio.
Comme il le craignait, Gérard Philipe, choisi par la production, détone par une théâtralité hors de propos, tandis que Lino Ventura, qu’il lança dans le Grisbi, est saisissant de sobriété dans son rôle de marchand d’art. Il faut dire que, comme le rappelle Françoise Fabian, Jacques Becker avait la réputation de retenir tous ses comédiens.


 

Comédies de jadis et du temps présent

La découverte du vérisme cinématographique italien, au sortir de la guerre, est un choc esthétique pour Jacques Becker.

Antoine et Antoinette (1947) est un film néoréaliste bien de chez nous, situé dans un milieu modeste : il est ouvrier typographe, elle travaille dans un Prisunic où elle s’occupe du photomaton. Ils habitent sous les toits, au métro La Fourche. On les suit chez l’épicier où les tickets de rationnement ont encore cours - un commerçant est à cette époque un personnage influent.
Toutes les femmes de leur entourage travaillent ; une seule a un enfant, ce qui s’explique, selon une réflexion d’Antoinette, par la dureté des temps.
Pour le reste, on se débrouille, avec de l’astuce, de la bonne humeur et de l’énergie. L’intrigue est mince et rappelle celle du Million (1931) de René Clair : Antoine a acheté un billet de loterie qui s’avérera gagnant, mais qu’il égare malencontreusement… Adieu veaux, vaches, cochons, couvée ! Mais le couple reste solidaire.
Filmé en grande partie en extérieurs, avec des scènes qui semblent prises sur le vif, des détails toujours justes, des dialogues sonnant vrai dits, comme toujours chez Becker, avec le plus grand naturel, Antoine et Antoinette conserve une grande fraîcheur et une certaine humanité. C’est également un document sociologique sur l’immédiat après-guerre, sur le mode de vie des jeunes ouvriers et employés, sur leurs difficultés et leurs rêves.


 

Rendez-vous de juillet (1949) est de la même veine.
Le film est tourné dans les rues de Paris, en été, dix ans avant la Nouvelle Vague. Les protagonistes sont jeunes, pas encore entrés dans la vie active. Ils appartiennent à des milieux différents : enfants de coiffeurs, de bouchers, d’industriels, d’enseignants. Ils sont liés par leur passion : le jazz, l’ethnologie, le théâtre.
Le film a un aspect nettement documentaire. Plusieurs scènes, reconstituées en studio, sont consacrées aux caves de Saint-Germain-des-Prés, animées par Claude Luter et Rex Stewart. Cette jeunesse qui use du téléphone et a le goût de l’automobile la plus moderne illustre déjà la société de consommation, voire la contre-culture à venir. La musique n’est pas ici qu’un fond sonore, mais exprime la joie et le besoin d’expérimentation de cette génération.
Ce film extrêmement fluide est peuplé d’une foule de personnages traversant différentes intrigues, nouant des chassés-croisés amoureux.


 

Édouard et Caroline (1951) et Rue de l’Estrapade (1953) sont le fruit de la collaboration avec la jeune scénariste Annette Wademant.
Ils font intervenir les mêmes acteurs principaux : Daniel Gélin et Anne Vernon. Il s’agit d’un couple de jeunes mariés issu d’un milieu bourgeois.
Les deux longs métrages s’apparentent à deux simples actes théâtraux, temporellement resserrés : une soirée dans le premier cas et quelques jours dans le second, ainsi que quelques lieux investis. Dans les deux cas, le sujet est voisin, pour ne pas dire le même : une brouille dans un couple, l’apparition d’un rival potentiel, une séparation, une réconciliation. Du coup, peu de scènes sont tournées en extérieur - aucune dans Édouard et Caroline.
Malgré la fraîcheur et la spontanéité des comédiens, la vivacité de la caméra, on peut avoir l’impression de se retrouver dans un univers balisé, celui du vaudeville.


 

Ali Baba et les quarante voleurs (1954) peut faire, au contraire, figure d’ovni dans une filmographie à la fois succincte et variée.
Le film est clairement destiné au public du samedi soir.
Il prend pour prétexte l’un des contes les plus plaisants des Mille et Une Nuits, mais est limité par son approche farcesque qu’accentue encore le jeu débridé, pour ne pas dire incontrôlable, de Fernandel, comédien que l’on a connu plus subtil avant la guerre. Néanmoins, le film est habilement agencé par la fidèle cheffe-monteuse Marguerite Renoir, qui rattrape comme elle peut les hésitations scénaristiques. En outre, la danse orientale de Samia Gamal est impeccablement captée.
Jacques Becker innove aussi, techniquement parlant, en tournant son film en Eastmancolor.


 

Film d’évasion

Le Trou (1960), le dernier film de Jacques Becker - achevé par son fils Jean Becker -, est basé sur une histoire vécue et racontée par le mauvais garçon José Giovanni, celle d’une tentative d’évasion via un tunnel creusé des semaines durant.

Il s’agit sans doute du plus classique des films de l’auteur, qui respecte l’unité de lieu, de temps et d’action. La ville ou la vie extérieure est hors champ, un seul plan, vers la fin du film, montrant le boulevard Arago qu’évoque Jean Cocteau dans Le Sang d’un poète. Tout se passe en surface, dans la cellule, au parloir, dans les couloirs et dans le bureau du directeur de la prison, ou bien dans les profondeurs, dans le boyau que les prisonniers creusent en se relayant.
Le film montre la solidarité entre des hommes qui mettent tout en commun, la nourriture comme les efforts, déploient une grande ingéniosité et transforment le moindre objet en outil au service de leur libération - deux flacons chipés à l’infirmerie font office de sablier leur permettant de se réapproprier le temps ; une brosse à dents se transforme en périscope. Constamment épiés, ils se mettent à leur tour à l’affût des faits et gestes de leurs gardiens. Ils tentent de renverser la situation.

Le film s’apparente au documentaire, avec peu de dialogues, nombre de gros plans sur les protagonistes, aucune musique mais une bande sonore bruitiste, constituée de coups, de chocs, de râclements, d’éboulements, de chuchotements et d’éclats de voix. Le lyrisme est absent, le récit est sec.
La distribution est remarquable, qui réunit des comédiens débutants (Philippe Leroy-Beaulieu, Marc Michel), un des protagonistes du fait réel, Jean Kéraudy, et l’international de volley-ball, Michel Constantin.
Par son austérité, c’est le film de Jacques Becker qui se rapprocherait de l’univers de Robert Bresson - on pense naturellement à Un condamné à mort s’est échappé (1956) qui inaugure le genre du film d’évasion.


 

Nous avons tenté de rendre compte de la singularité de ce cinéaste à la fois populaire et rigoureux qui, en à peine plus d’une douzaine de titres, a exploré une grande quantité de genres et a été le témoin de son temps, tout en abordant des sujets très pointus, comme celui de la mode, de la jeunesse et de la prison.
Cet éclectisme assumé n’empêche pas un talent rare de mise en scène, une détection et direction d’acteurs remarquable et certaines innovations formelles dont nous avons partiellement rendu compte.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°378-379, février 2017


* La Cinémathèque française présente, à Paris, une rétrospective Jacques Becker du 5 au 29 avril 2017.



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