par Jean Delmas
Jeune Cinéma n° 9, octobre 1965
Lion d’or du festival de Venise 1965
Sorties les mercredis 26 novembre 1965 et 17 mai 2017
Ceux des critiques italiens, qui comme Aristarco et Renzo Renzi, avaient regretté que dans Le Guépard, Visconti ne fût plus solidaire des combats des vaincus, mais nostalgiquement attaché à un monde mort, ne trouveront sans doute pas, dans les Vaghe stelle la réponse qu’ils souhaitaient.
En ce domaine, nous sommes apparemment loin de La terre tremble.
Le décor d’une ville irrémédiablement condamnée à disparaître, à cause des glissements de terrain, le souvenir de la civilisation étrusque avec ses rites funéraires, son étrangeté et sa mort aussi irrémédiable, l’albâtre même, fragile et vieillotte, qui emplit la ville et le palais, faisaient de Volterra un décor et presque un personnage pour un drame de vaincus sans réaction et sans espoir.
Dans cette Volterra condamnée, dans l’un de ses palais d’une autre âge, au bord d’une nuit qui sans cesse vient envahir l’écran, c’est un drame moderne renouvelé de l’Orestie.
Sandra revient dans la maison de son enfance, après des années passées au loin. Elle vient de se marier, elle est accompagnée de son mari, un jeune Américain, homme "normal", rationnel, bon. Sortant des ombres du jardin, son frère Gianni. Brusquement replongés dans le cadre de leur enfance, Sandra et Gianni prennent conscience qu’ils s’aiment.
Le père, intellectuel juif, est mort dans un camp de concentration. La mère, une odieuse bourgeoise, s’est remariée à Gilardini (l’un de ses nombreux amants d’autrefois). Comment le père a-t-il été livré ? La mère et Gilardini n’y sont-ils pour rien ? Sandra et Gianni accusent et enquêtent, et s’unissent encore davantage dans cette accusation et cette enquête. Mais Gilardini accuse d’inceste Gianni et Sandra. Le jeune mari américain, réfractaire à cette délirante Volterra quitte Sandra bien malgré lui. Elle veut rester dans ce monde clos de son enfance. Pas définitivement, elle s’y replonge parce que c’est le seul moyen de refaire surface ensuite, bien qu’après le suicide de Gianni, il y ait peu de chance qu’elle remonte vers la vie, comme l’admet bien volontiers Visconti.
Une telle analyse fixée, en dehors du mouvement psychologique, ne rend compte de rien.
Dans l’unique commentaire qu’il ait consenti à ajouter à l’œuvre elle-même, Visconti précise : "Tout ici est clair au début et obscur à la fin, et c’est en vérité un ’policier’, mais inhabituel. Pour expliquer ce que j’entends dans ce cas par ’policier’, je citerai une autre tragédie classique que Électre, Œdipe-Roi, qui est l’un des premiers policiers jamais écrits dans lequel le coupable est le personnage le moins suspect. Il peut se faire que les spectateurs du temps de Sophocle aient quitté le théâtre convaincus que le vrai coupable n’était pas Œdipe. De même dans mon film, il y a des morts et des présumés responsables de leur mort. Mais il n’est pas dit que ce soient les vrais coupables et les vraies victimes. Prenons Sandra et Gilardini, par exemple. L’une ressemble à Électre par la circonstance qui la met en mouvement, l’autre à Égiste parce qu’il est en dehors du noyau familial. Mais il s’agit d’une analogie schématique. Sandra a le visage de la justicière, Gilardini celui de l’accusé, alors qu’en vérité leurs situations pourraient fort bien être retournées. L’ambiguïté est la véritable explication de tous les personnages du film à l’exception d’Andrew, qui, plus proche du spectateur, est finalement amené à se demander si un crime a été commis et lequel, et si ne se cachent pas en chacun d’entre nous une Sandra, un Gianni, un Gilardini…". (1)
En cette totale ambiguïté, en ce "drame du non-être", Visconti affirme que se prolonge son œuvre ancienne et que Sandra obéit, dans un autre cadre, aux même mobiles qu’en leur temps Ntoni, Livia, Rocco et le prince Salina, qu’elle a la même exigence de justice et de vérité, que son drame est aussi un drame de famille. "S’il m’est permis de reprendre un thème qui me fut cher au début de ma carrière, je dirai que ce qui m’intéresse plus que jamais, c’est un cinéma anthropomorphique".
Ce mot fut employé jadis à propos de La terre tremble. Il est difficile de se convaincre d’une continuité entre les Vaghe stelle et La terre tremble.
Ce n’est pas le Visconti que nous attendions, mais que c’est beau !
Secoué pourtant par une passion tumultueuse et sombre qui vient peut-être des Élisabéthains plutôt que du drame antique (2), le drame est tenu en mains (comme aucun Visconti jusque-là), de bout en bout et dans tous ses détails par un génie maître de ses moyens, dominant les passions déchaînées : un Goethe débouchant sur l’œuvre classique à travers des années de tempêtes et d’assauts.
Tout porte vers le but dramatique avec la minutie, le goût violent et raffiné à la fois qui émerveillent dans les mises en scène de théâtre de Visconti : scénario, mise en situation des personnages, décor-personnage, direction d’acteurs.
Le texte même de Leopardi, placé en titre bien qu’introduit en cours de tournage, est minutieusement "mis en situation". Les "Vaghe stelle" de Leopardi (3) sont celles un peu fascinantes des souvenirs d’enfance au dessus du jardin familial : souvenirs communs et envoûtants de Sandra et Gianni, jardin du vieux palais que Sandra lègue à la ville de Volterrra, nuit qui tient dans le film une si étrange place… Vieille culture d’un Visconti. Rien à voir - c’est Pietro Bianchi qui le remarque - avec le jeu des citations "interchangeables à volonté" auxquelles nous ont habitués les films de Godard.
À Venise, pendant la conférence de presse, un des fans de Godard demandait "si ce film, en 1965, pouvait être considéré encore comme du cinéma". Et Visconti, souriant, laissait, bien entendu, la provocation sans réponse.
Mais la plus sotte grossièreté et la plus grossière sottise peuvent encore donner à réfléchir. S’il est vrai (comme le veut Pasolini), que dans le cinéma moderne, on sent toujours une caméra, ici on sent toujours une pensée rigoureuse. Cette rigueur de construction, sans une faille, des Vaghe stelle est l’alternative la plus entière, la plus forte, la moins démodable, non seulement à Godard, mais à tout ce qui relève de la "caméra libre".
On peut préférer brutalement l’un à l’autre
On peut aussi penser que, très utilement, le cinéma se fait à travers ces contradictions.
Jean Delmas
Jeune Cinéma n° 9, octobre 1965
PS. C’est être bien susceptible que de prendre ombrage (comme certains l’ont fait) de ce que les personnages sont liés au milieu juif. La mère (aryenne et fière de l’être) est représentée si odieuse et si folle qu’aucun spectateur ne peut être tenté de prendre à son compte ses éructations antisémites d’un instant. Par contre, on voit bien qu’un des ressorts de la tragédie est, comme le souligne Visconti lui-même, "le complexe de supériorité de la race hébraïque" qui lie plus fort encore, le frère, la sœur, le père contre la mère et les autres.
1. Les citations sont empruntées à l’ouvrage Luchino Visconti & Pietro Bianchi, Vaghe stelle dell’Orsa, Bologna, collection Dal soggetto al film, Cappelli, 1965.
2. Visconti a donné comme source d’inspiration du film sa mise en scène théâtrale de la pièce Dommage qu’elle soit une putain (’Tis Pity She’s a Whore) de John Ford (1626). Mise en scène et décors de Luchino Visconti, adaptation française de Georges Beaume ; costumes de Piero Tosi ; avec notamment Alain Delon, Romy Schneider, Silvia Monfort, Valentine Tessier, Daniel Sorano (Théâtre de Paris, 1961).
3. Les Canti de Giacomo Leopardi (1798-1837), composés entre 1818 et 1836, comportent 36 chants. Le XXIIe Chant, Le ricordanze, commence ainsi :
Vaghe stelle dell’Orsa, io non credea
Tornare ancor per uso a contemplarvi
Sul paterno giardino scintillanti,
E ragionar con voi dalle finestre
Di questo albergo ove abitai fanciullo,
E delle gioie mie vidi la fine.
Sandra (Vaghe stelle dell’Orsa... Sandra). Réal : Luchino Visconti ; sc : L.V., Suso Cecchi D’Amico, Enrico Medioli ; ph : Armando Nannuzzi ; mu : César Franck ; déc : Mario Garbuglia, Laudomia Hercolani ; cost : Bice Brichetto ; mont : Mario Serandrei. Int : Claudia Cardinale, Michael Craig, Jean Sorel, Marie Bell, Renzo Ricci, Fred Williams (Italie, 1965, 105 mn).