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Deville, Michel (1931-2023) I
Une vie une œuvre
publié le mardi 21 février 2023

Un cinéaste étrangement méconnu

par Michel Volkovitch
Jeune Cinéma n°326-327, automne 2009


 



Il a dirigé la plupart des grandes actrices de son temps. Elles n’ont jamais été aussi belles que filmées par lui. Non, ce n’est pas George Cukor.
Tous ses films portent sa griffe inimitable. Vivacité, fluidité, légèreté, raffinement, élégance, humour, touche de perversité, son nom déclenche toujours la même salve d’éloges. Non, ce n’est pas Ernst Lubitsch.
Il est français, a débuté vers 1960 en même temps que la Nouvelle Vague, mais cet indépendant, ce solitaire n’en a jamais fait partie. Technicien hors pair, virtuose du montage, il tient à se renouveler de film en film et chacun d’eux surprend. Ce timide audacieux nous a donné certaines des comédies les plus bizarres et décoiffantes qui soient. Non, ce n’est pas Alain Resnais.
Michel Deville, vous connaissez ?


 

Il a bientôt quatre-vingts ans (1) et une belle carrière derrière lui, achevée en 2005 : une trentaine de films, œuvre d’un artisan patient amoureux de la belle ouvrage, d’un artiste inspiré qui ne cesse de chercher, d’inventer. Côté public, pas mal de hauts, quelques bas, de grands succès commerciaux alternant avec plus d’un plantage public, rançon de sa hardiesse.
Tout le monde a entendu son nom, a vu certains de ses films, les a aimés probablement, il a su toucher les esthètes autant que le grand public, et pourtant cet homme discret, cinéaste fort et subtil, reste au bout du compte étrangement méconnu.


 

La parution récente en DVD de ses œuvres quasi-complètes, aubaine pour le cinéphile pointu comme pour l’amateur voluptueux, doit donc être saluée comme le premier pas vers la réparation d’une injustice (2). Vingt-quatre films en quatre volumes, plus les deux derniers sortis en DVD auparavant : de quoi s’offrir une rétrospective digne de ce nom. On se l’offre avec gourmandise, à raison de deux films par mois, pendant un an. On en sort ébloui. On s’attendait à un trip nostalgique, c’en est un, et en même temps tout le contraire : les films vus autrefois n’ont pas pris une ride, ils auraient plutôt rajeuni. On en découvre d’autres, de purs bijoux. On découvre surtout à quel point ces films aimés séparément jadis constituent un tout, une œuvre dont la cohérence n’est pas moins frappante que la variété. Autre paradoxe : cette œuvre inclassable, et par endroits carrément foldingue, pourrait en même temps servir d’exemple classique dans les écoles de cinéma, tant Michel Deville excelle dans tous les domaines de l’écriture cinématographique, dont il n’a cessé d’explorer les possibilités en expérimentateur inlassable.


 

Côté scénario d’abord, voilà un homme qui a eu de la chance - ou du flair : il a su s’appuyer sur le travail de trois scénaristes de première force : Nina Companeez, qui l’accompagna dans ses onze premiers films et fut aussi sa monteuse ; Rosalinde Damamme, devenue son épouse et sa collaboratrice tous azimuts, qui a scénarisé et produit presque tous les dix derniers. Et enfin lui-même, qui a signé seul les scénarios de plusieurs films - Le Voyage en douce (1980), Le Paltoquet (1986) -, et participé activement à l’écriture des autres. Les scénarios de certains de ses films, à partir de livres réputés inadaptables, Le Dossier 51 (1978) et La Maladie de Sachs (1999) notamment, sont souvent cités parmi les sommets du genre.


 

Faute de pouvoir dresser ici un tableau exhaustif des thèmes devilliens, limitons-nous à l’un d’eux qui parcourt toute l’œuvre comme un fil rouge, ou plutôt rose : l’érotisme.
C’est Nuit d’été en ville (1990), où un homme et une femme passent ladite nuit, nus la plupart du temps, à se caresser en paroles et se parler en caresses. C’est Péril en la demeure (1985) où un autre couple, davantage vêtu, ne s’en donne pas moins à cœur joie. C’est la fameuse Lectrice (1988), où une jeune femme affronte les situations scabreuses avec un mélange délicieux de coquinerie et d’innocence.
C’est surtout le prodigieux Voyage en douce, où deux jeunes femmes ne font que parler des hommes et fantasmer l’amour - sans jamais le faire, car Michel Deville, en bon libertin, sait que l’amour est cosa mentale, si bien que ses films jouent avant tout sur l’allusion, la suggestion pour dessiner la cartographie la plus détaillée, la plus fervente, la plus alléchante qui soit des territoires enchantés du désir.


 

Tout cela est de notoriété publique. On parle moins, semble-t-il, de Michel Deville maître de la couleur. Il a pourtant été dès le début, là encore, aussi inventif qu’efficace, changeant de palette selon les besoins, osant le criard comme la demi-teinte, les couleurs qui s’aiment et celles qui jurent, cinglant ou suave tour à tour. D’un côté, les taches de couleur crues dans La Petite Bande (1982) ou La Divine Poursuite (1996), sans quoi ces deux histoires ne paraîtraient pas aussi joyeusement délirantes. De l’autre côté, les blancs mousseux, les bleus azur, les verts frais de Benjamin ou les Mémoires d’un puceau (1968), tendrement éclatants, ou encore les teintes sombres, les rouges sanglants, les mauves vénéneux de Raphaël ou le Débauché (1971).


 

Et puisqu’on parle d’ombre et de lumière, saluons les éclairages extraordinaires du Paltoquet (1986), ces fonds noirs et ces giclées lumineuses, ces faux raccords de lumière insensés, qui rendent plus étrange encore cet incroyable rêve éveillé.
Coloriste inspiré, Michel Deville n’est pas moins attentif, cinéma oblige, au mouvement : celui des acteurs, de la caméra, du montage, dont la combinaison donne son rythme au film. Chez lui, tout est mis au point avant le tournage, méticuleusement, et les acteurs s’entendent parfois dire : "C’était très bien, pouvez-vous le refaire un peu plus vite ?" Il aime aller vite, même s’il pratique aussi, quand il le faut, la lenteur. Mais que le tempo soit lent et contemplatif comme dans l’élégiaque Femme en bleu (1973), ou effréné comme dans L’Apprenti salaud (1977) ou Un fil à la patte (2005), que le montage se fasse lié, fondant, dans Le Voyage en douce, ou au contraire morcelé, sec et grinçant, comme dans Le Mouton enragé (1974) ou La Maladie de Sachs (1999), ou qu’il combine les deux, comme dans Toutes peines confondues (1992), à la fois fluide et brutal, chaque œuvre suit un train soutenu et donne, à des degrés divers, la même impression euphorique de légèreté, de liberté, acquise au prix d’une précision rigoureuse : réglé comme un ballet, comme papier à musique, le film a trouvé le bon rythme, il respire bien, il avance de façon dansée, musicale - ce qui nous console un peu de ce que Michel Deville n’ait jamais pu jouer dans la cour des Vincente Minnelli ou Jacques Demy... Il y a pensé, bien sûr, il y eût été parfait.


 

La musique, il la connaît à fond, et l’on ne voit guère quel cinéaste l’a utilisée de façon aussi fine, aussi forte. On sait combien certains réalisateurs sont ignares et routiniers dans ce domaine, et combien une bande-son lourdingue peut plomber un film. La musique chez Michel Deville, puisée pratiquement toujours dans le répertoire classique, est la seconde voix d’un contrepoint complexe avec l’image, et presque un personnage à part entière. Citons, en vrac, les grands crescendos de Bellini dont les vagues nous emportent dans Raphaël  ; le mystérieux dialogue Schubert-Bartok dans La Femme en bleu  ; le Bizet trafiqué, grimaçant de L’Apprenti salaud  ; Chostakovitch, des bribes de ses quatuors, déchirées, déchirantes de Toutes peines confondues  ; et le commentaire narquoisement guilleret, Aux petits bonheurs (1993), du piano charmant de Gottschalk. Il connaît même Louis Moreau Gottschalk (1829-1869).


 

Le "DVDeville" en quatre coffrets récemment paru est l’équivalent cinéphilique de la Pléiade : cette édition exemplaire, couronnée d’ailleurs par le prix du Syndicat français de la critique de cinéma, nous propose un dossier critique substantiel, des entretiens avec les participants aux films, et surtout une passionnante leçon de cinéma, où après chaque film, autour d’un thème, un montage de scènes prises dans toute l’œuvre est commenté off par le réalisateur à sa façon : claire, modeste, souriante. S’il doit choisir entre les quatre coffrets - mais l’intégrale s’impose -, le cinéphile sera bien en peine : Michel Deville et son équipe ont vicieusement réparti la matière afin que les quatre soient tous également alléchants (3).

Michel Volkovitch
Jeune Cinéma n°326-327, automne 2009

1. Michel Deville (1931-2023) est mort le 16 février 2023.

2. Coffret Michel Deville, vol.1, 5 DVD chez ESC distribution.

3. On trouvera l’analyse des 4 coffrets et de chaque film sur le Blog de Michel Volkowitch.



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