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Argent (l’) (1928)
de Marcel L’Herbier
publié le lundi 17 novembre 2014

par Prosper Hillairet
Jeune Cinéma n°322-323, printemps 2009

Sortie le mardi 25 décembre 1928

Sortie en DVD en 2008 (Carlotta)


 


C’est une histoire de transport et de transfert.
Transport d’un continent l’autre, tranfert d’un support l’autre.
Soit la traversée océanique, de Paris en Amérique, ou de l’argentique vers le numérique, pour l’édition DVD du chef-d’œuvre de Marcel L’Herbier, L’Argent, d’après le roman de Zola.


 


 

Des colonnes, une foule. Foule devant la Bourse.
Dès les premières images, les traits caractéristiques du film sont en place : grouillement sur fond de géométrisme. Spéculation, augmentation de capital, mouvements d’argent.

L’Argent. L’argent comme moteur, des actions, des pensées, des sentiments. L’argent comme force. Tous y succombent, même, à sa façon, l’aventurier idéaliste Hamelin. En tout cas il laisse faire : son expédition en Guyane sera l’occasion saisie par le banquier Saccard pour se refaire financièrement et éviter ainsi la banqueroute.


 

"Une seule force" argumente Saccard pour justifier l’aventure guyanaise : "L’Argent", mot d’or et mot d’ordre, dont les lettres s’inscrivent sur le visage du banquier.
Même les corps et les images en sont marqués. Les corps des acteurs/personnages : Saccard / Alcover, dont la masse corporelle est à elle seule une augmentation de capital ; le sec et puissant Gunderman / Abel, ex-maître de Metropolis ; transfuge de Metropolis, elle aussi, la baronne Sandorf / Brigitte Helm, serpent monétaire toute en lascivité manœuvrière ; et la douce, et amoureuse, et finalement vénale Line / Marie Glory ; sans oublier le, ici, "canalisé" (1) Mazaud / Artaud, dont l’effacement en fait un spectateur complice mais au regard sans faille.


 


 

Tous les autres, au contraire, faillissent, ou tente d’échapper à la faillite, chacun selon son "caractère", face à cette force qui emporte tout dans le tourbillon. Avion et actions, expédition et spéculation, s’envolent et chutent au même rythme. Car il s’agit de cela : de la spéculation sur un vol.

Actualité de ce film, avec ses profiteurs et ses faux moralistes : "Je veux me mettre en travers des spéculations éhontées qui sèment la ruine" déclare Gunderman à un Saccard défait. Il y aurait toute une étude à faire sur les intertitres de ce film pour comprendre la déclaration de L’Herbier : "J’ai remplacé la chronique cinématographique… par une chronique financière". Augmentation de capital, Manœuvres et spéculations sont comme autant d’actions de titrisation du cinéma, son devenir spéculatif et financier.

Où l’argent brille. Et coule, et circule, à travers le monde. Là aussi, un temps où le cinéma, comme la Banque, est universel.
Où les manœuvres et les sentiments se déroulent et s’expriment sur fond de globes et de cartes du monde.


 


 

Salle / studio où les mouvements-cinéma renvoient aux mouvements-argent, chaque ligne de mouvement augmentant ou contrariant les puissances de l’autre.
Ainsi de la caméra rotative alors que grouille la foule autour de la corbeille et que tourne l’argent. Rotation de la caméra, rotation du capital, rotation des hélices, rotation du globe. À cette figure du tournoiement se combine celle des avancées qui fendent les foules ou le ciel, ainsi des grands travellings dans les cohues, d’un chaos du monde, traversées de la multitude, traversée des océans.

Actualité de ce film, et sa modernité par la mise en jeu de toutes les technologies que la spéculation requérait à cette époque : téléphone, télégraphe, circuits et pneumatiques. Un art de la transmission. Un film au fait de toutes les innovations technologiques.

À considérer, vers la fin du muet, dans toutes les mutations de la technologie et du cinéma, d’où l’intérêt de le voir aujourd’hui en DVD. Et à ce jeu du transfert, comme à la Bourse, on y perd, on y gagne.
On y perd le monumentalisme géométrique, une des dimensions essentielles du film (la Banque, le Palais de la Bourse) ; on y gagne en intime : les sulfureuses scènes Saccard / Sandorf, les adieux Line / Hamelin, et on y découvre un L’Herbier portraitiste (dimension renforcée par les essais des acteurs présentés en bonus), où le portrait psychologique fait partie de cette description prise sur le vif du monde de l’argent. Et du monumentalisme de la projection, on passe à la diffusion du numérique, même si, de l’analogique argentique au numérique, c’est toujours le numéraire qui gagne. Digital triomphant, en sur-numéraire.


 

Et toujours à faveur de ce transfert, on y gagne aussi bien sûr des bonus. Primes supplémentaires au bénéfice du spectateur. Les Portraits des essais, dont nous avons déjà parlé, en particulier un essai de Madeleine Renaud, et un portrait duo de Alcover et Yvonne Guilbert. Et une séquence bruitée de la Bourse en parallèle avec le départ d’Hamelin, composée d’une basse répétitive et continue, où L’Herbier montre, qu’à l’instar d’un Epstein, il pensait travailler sur la plasticité de la matière sonore comme sur celle de la matière visuelle.

Un film réalisé par Laurent Véray (2), Marcel L’Herbier, poète de l’art silencieux, accompagne ces documents, où sont retracés les différents épisodes et aspects de la production et du tournage de ce film hors norme.
Documentaire informé et détaillé qui est aussi une bonne introduction à l’œuvre de Marcel L’Herbier, en particulier dans sa relation avec les grands mouvements artistiques de l’époque.


 

Mais cette édition DVD de L’Argent ne pouvait exister sans la présence du film de Jean Dréville, Autour de l’Argent.
Film sur le tournage du film, dont il ne faudrait pas sous-estimer les mérites, qui, s’il n’a pas la force dramatique du film de L’Herbier, est à lui seul, outre son intérêt documentaire, une œuvre à part entière, Dréville ayant su capter les forces et mouvements de L’Argent pour une composition de lumière/rythmes dans l’esprit de l’avant-garde des années 20, dont il peut être considéré comme un des chefs-d’œuvre.
Sans les fatigants entretiens d’acteurs et réalisateurs des making of d’aujourd’hui, où chacun vient dire à quel point il est heureux d’être là et d’avoir fait de si belles rencontres…, on y voit alors l’envers du décor, de la scène, l’œil de Dréville s’immisçant dans le moindre interstices pour être au plus près du travail de L‘Herbier, et parler de Autour de l’Argent est comme parler de L’Argent lui-même. On y suit avec la caméra de Dréville, derrière, sous, à côté, au-dessus, celle de L’Herbier, transportée dans l’espace, jetée dans le vide (la Bourse, l’antichambre-monde de Gunderman), caméra glissante, enrobante, planante, dansante, au plus près des acteurs-personnages, comme L’Herbier lui-même, comme dans la scène Alcover / Helm, combats amoureux sur fond de spéculation mondiale, danse de séduction d’un monde de fauves, où l’on a le sentiment de découvrir des secrets d’alcôve, des secrets d’initiés, des secrets entre le réalisateur et ses acteurs, secrets d’un L’Herbier entreprenant, enveloppant, chorégraphe, au plus près des corps.


 

Cette oscillation, ballet amoureux des corps, placements financiers fructueux, mouvements tumultueux du monde, leurs rapports indissociables et incommensurables dans et par le cinéma, est une des grandeurs du film de L’Herbier.

Car, tout au long, c’est de danse qu’il s’agit, danse au bord d’un précipice, d’un film monumental où s’est lancé L’Herbier et où on le voit tenter de contrôler tous ces grouillements, ces effondrements, qui peuvent être l’histoire de son film lui-même, comme le relate le documentaire de Laurent Véray.
Maîtriser les mouvements fous de l’argent, les mouvements insensés du cinéma, pour le risque, pour l’intensité. Mouvements lancés, arrêtés, repris, tronqués, en zigzags permanents. Chorégraphie dont le motif secret pourrait être la si belle scène où Line Hamelin apportant cigarettes et boisson à Saccard, se prend, la caméra la suivant, les pieds dans le tapis, révélant ainsi la misère de son appartement.


 

Ici, dans ce mouvement entravé, s’exprime, par le regard amusé, condescendant et concupiscent de Saccard, toute la dimension psychologique et sociale des puissants et des perdants. Ici est la beauté de ce film, dans le détail de ce petit mouvement contrarié, un monde de conquête, terres, corps, argent, un monde de désir, un monde de forces, y sont condensés. Film-monde.

Prosper Hillairet
Jeune Cinéma n°322-323, printemps 2009

1. L’Herbier, sur Artaud : "On avait du mal à le canaliser, mais rien qu’avec sa présence, son regard, et l’intelligence de ses mouvements, il donnait une vie prodigieuse à son rôle de secrétaire un peu inquiétant." (Noël Burch, Marcel L’Herbier, Seghers, 1973).
L’Herbier tiendra en substance les mêmes propos à Odette et Alain Virmaux dans leur film Artaud le Visage. Propos repris dans Artaud vivant (Nouvelles Éditions Oswald, 1980) où L’Herbier poursuit sur le mode financier, évoquant la dualité d’Artaud : "On pourrait dire, par jeu, que je disposais ainsi de deux acteurs pour le prix d’un seul."

2. Laurent Véray a également dirigé Marcel L’Herbier, l’art du cinéma, Actes du colloque de 2006, AFRHC, 2007.

L’Argent. Réal, sc : Marcel L’Herbier ; sc : M.L. & Arthur Bernède, d’après Émile Zola ; ph : Jules Kruger ; déc : Lazare Meerson, André Barsacq ; cost : Jacques Manuel. Int : Alcover, Alfred Abel, Henri Victor, Antonin Artaud, Jules Berry, Raymond Rouleau, Brigitte Helm, Marie Glory, Yvette Guilbert (France, 195 min, 1928).

Autour de l’Argent. Réal : Jean Dréville. Avec : Alfred Abel, Pierre Alcover, Jules Berry, Marie Glory, Yvette Guilbert, Brigitte Helm, Marcel L’Herbier, Raymond Rouleau, Henry Victor. (France, 40 mn, 1929). Documentaire.

Marcel L’Herbier, poète de l’art silencieux. Réal : Laurent Véray (France, 2007, 54 mn). Documentaire.

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