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Un frisson dans la nuit (1971)
de Clint Eastwood
publié le mardi 29 août 2017

par Jean-Pierre Jeancolas
Jeune Cinéma n° 61, février 1972

Sorties le dimanche 2 janvier 1972 et le mercredi 30 août 2017


 


C’est là la première mise en scène du comédien Clint Eastwood, célèbre en Europe par les westerns de Sergio Leone, et aux USA par un feuilleton télévisé, Rawhide, et quelques films récents, dont Sierra torride et Les Proies, dirigés par Donald Siegel. Ce même Siegel tient ici le petit rôle d’un barman complice, ce qui nous vaut une des meilleures séquences du film : le jeu absurde qui permet à Eastwood, avec la complicité de son aîné, de lever la fille dans le bar - là, nous sommes effectivement proches d’un goût sophistiqué, à la Minnelli ou à la Richard Quine…

Résumons.
Le disc-jockey en vogue d’une station de radio locale (à Carmel, dans une Californie côtière rendue familière tant par le Big Sur de Henry Miller que par le Sandpiper de Minnelli, encore) amorce, dans le bar précité, une aventure qu’il pense être l’affaire d’une nuit, avec une fille rencontrée par hasard.
Du moins le croit-il un instant.


 

En fait, la demoiselle (Jessica Walter), qui lui téléphonait quotidiennement pour lui demander de passer sur l’antenne le Misty de Errol Garner, n’était pas là par hasard. C’est elle qui voulait son aventure, et pour plus d’une nuit : elle s’inscruste, empoisonne littéralement la vie privée de Eastwood, tente de se suicider et assassine à demi la femme de ménage noire qui entretenait la somptueuse villa de la vedette.
On l’interne. Fin de la première partie.

Deux, l’élégie : Eastwood file un amour sans nuages avec une petite amie blonde retrouvée (Donna Mills). Ils s’aiment sur la plage, en forêt, au festival de Monterey.


 

Troisième partie : l’emmerdeuse, sortie de son asile, reparaît, menace, s’enferme avec la petite fiancée blonde qu’elle séquestre, et attend notre disc-jockey dans le piège ainsi monté, pour lui faire un mauvais sort.
Elle se fait la main en poignardant, avec une paire de ciseaux, le portrait de l’amant abhorré - et exécute, avec la même arme, un flic irlandais arrivé sur les lieux le premier.


 

Le film se dénoue par un combat sanglant autour d’un couteau de boucher, dans un appartement plein de rideaux mouvants et de recoins mal éclairés. Clint Eastwood, blessé, ensanglanté, finit par précipiter la furie par une baie qui domine la baie de toute la hauteur de la falaise. Exit celle par qui la violence arriva. La petite blonde, libérée saine et sauve, soutient un héros fatigué, déchiré et saignant, mais triomphant…


 

L’acteur est un être paradoxal - merci, monsieur Diderot.
Au cinéma et à la télévision plus qu’ailleurs, car notre philosophe n’avait pas pu imaginer, d’une part, le pouvoir de fascination quasi universel, d’autre part, la fabuleuse fortune que le comédien ou la star pourrait un jours totaliser.
Fortune et bonnes fortunes, de quoi affoler, déséquilibrer plus d’un. Et troubler profondément les meilleurs, les plus lucides, qui tentent alors, en passant à la mise en scène, de dépasser la contradiction entre la volonté d’être un artiste créateur et la situation de fait qui les réduit à une fonction d’outil ou d’idole.


 

Il est rare qu’un film d’acteur, surtout un premier film, soit entièrement réussi. Il est rare aussi - en admettant, bien entendu, que l’acteur en question ne soit pas un faiseur, en lui faisant le crédit de le prendre au sérieux dans la mesure où il s’est lui-même mis dans son œuvre - qu’un tel film soit dénué d’intérêt.

Celui qui nous occupe aujourd’hui rappelle La Vengeance aux deux visages, le premier et, à ce jour, l’unique film de Marlon Brando.
On y sent le même trouble chez un homme que le succès dépasse et affole et qui veut rester lucide au sein du tourbillon de sa vie professionnelle. Il s’en tire, ou essaie de s’en tirer, en animant une créature qui est à la fois son double exagéré, emphatisé (le cow-boy plein de morgue, hautain, impérial même dans son poncho de pourpre pour Brando, ou le disc-jockey, figure moderne de la vedette populaire, avec son luxe, ses voitures anglaises, ses tableaux et les femmes qui pleuvent dans ses bras sans même qu’il ait à les ouvrir, pour Eastwood), et le même personnage humilié, abaissé (Brando littéralement tailladé à coup de lanière de cuir, attaché, sanglant et impuissant - Eastwood lacéré d’abord en effigie, puis lardé de coups de couteaux bien réels, et par une femme…).


 

C’est cette sorte de compensation masochiste (1) qui fait le prix d’un film point réussi, souvent démodé, mais fascinant pour qui sait aimer le cinéma américain.

Jean-Pierre Jeancolas
Jeune Cinéma n° 61, février 1972

1. Déjà dans Les Proies, Eastwwod passait par toutes les étapes de l’avilissement et de la mutilation, disputé, amputé et empoisonné par une société exclusivement féminine. Misogynie, masochisme autopunitif, gageons que la collaboration Eastwood-Siegel était déjà profonde dans ce film.

Un frisson dans la nuit (Play Misty for Me). Réal : Clint Eastwood ; sc : Jo Heims & Dean Riesner ; ph : Bruce Surtees ; mont : Carl Pingitore ; mu : Dee Barton, Ewan MacColl & Erroll Garner. Int : Clint Eastwood, Jessica Walter, Donna Mills, John Larch, Jack Ging, Irene Hervey, James McEachin, Clarice Taylor, Don Siegel (USA, 1971, 102 mn).

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