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Wiazemsky, Anne (livres)
Sur Godard
publié le jeudi 14 septembre 2017

par René Prédal
Jeune Cinéma n° 378-379, février 2017

Anne Wiazemsky raconte Jean-Luc Godard
À propos de trois livres : Jeune fille (2007) ; Une année studieuse (2012) ; Un an après (2014).


 


Michel Hazanavicius, auteur brillant des OSS 117 (2006 et 2009) et The Artist (2011), a tourné l’été 2016, sous le titre inattendu de Le Redoutable, l’adaptation de deux livres de Anne Wiazemsky, dans lesquels la romancière raconte les années où elle vivait avec Jean-Luc Godard. (1) En attendant la sortie du film, nous sommes revenus examiner son récit, car il s’agit des années cruciales - 1967-1969 - où, séduit par le maoïsme et bousculé par les événements de Mai 68, Jean-Luc Godard traverse une grave crise d’identité et de création qui modifie radicalement sa conception et sa pratique du cinéma. Après avoir décrit dans Jeune fille (2007) son tournage de Au hasard Balthazar avec Robert Bresson, Anne Wiazemsky poursuit ses souvenirs : Une année studieuse (2012), puis Un an après (2014) concernent sa rencontre, l’été 1966, avec Jean-Luc Godard, leur mariage en été 1967, leur vie de couple en 1968-1969. Ils se sépareront en 1970, mais l’auteure ne va pas jusque-là.


 

On peut déterminer plusieurs périodes dans l’existence de Anne Wiazemsky. Sa jeunesse se déroule dans la maison familiale de son grand-père François Mauriac. Dès 17 ans, elle commence une carrière d’actrice qu’elle mène une vingtaine d’années (1966-1988), presque exclusivement au cinéma. Elle devient alors écrivaine en 1988, à plus de 40 ans : une douzaine de livres en vingt-cinq ans, dont quatre autobiographies car, à sa trilogie cinéma, il faut ajouter Mon enfant de Berlin (2009), sur le mariage de ses parents et sa propre enfance. Elle relate son premier tournage avec Robert Bresson, quarante-deux ans plus tard, ses amours avec Jean-Luc Godard quarante-cinq ans après.

Jeune Fille

 

On pourrait disserter longuement sur les raisons personnelles et littéraires qui la font, à 57 ans, replonger dans l’année de ses 17 ans. Antoine Gallimard étant l’un de ses plus proches camarades d’adolescence, elle est tout naturellement éditée par la célèbre maison et peut écrire ce qu’elle veut. Or ce qui l’intéresse, c’est de parler d’elle, et d’elle comme prototype de la "jeune fille" (des années 60). De fait le titre est sans ambages. Ce n’est pas "Souvenirs de ma jeunesse" ou "Mes jeunes années". En outre, elle qualifie Jeune fille (et les deux suivants sur Jean-Luc Godard) de "romans". Il s’agit en effet d’un classique roman d’apprentissage mais, dans ce cas, nous dirions plutôt roman autobiographique, avec toute l’ambiguïté que suppose une telle appellation.


 

Jeune fille excelle à décrire la mise en scène de Robert Bresson, surtout sa direction d’acteurs. Certes tout cela est bien connu, mais le témoignage vécu est précieux. On est moins séduit, littérairement, par sa quête de la "première fois", pont-aux-ânes de ce genre de récit. Reste donc le comportement de Robert Bresson dont Anne repousse systématiquement les avances de plus en plus pressantes.
On est toujours très circonspect vis-à-vis des auteurs de mémoires qui citent textuellement - comme elle - des dialogues échangés depuis plus de quatre décennies. Mais alors, est-ce du roman ? Dans ce cas pourquoi vouloir peindre de manière si déplaisante -ironique, vis-à-vis de ce "vieux" de 65 ans, et surtout humiliante - un cinéaste mort depuis 1999, que par ailleurs l’auteure dit admirer très profondément ? Est-ce pour parfaire son autoportrait en jeune fille libérée s’affirmant par le rejet désinvolte (c’est son droit) du grand homme, alors qu’elle se complaît à décrire tout le mal qu’elle se donne pour séduire quelqu’un d’autre, certes jeune, mais qu’elle juge médiocre et n’aime pas ?

Une année studieuse

 

Cinq ans séparent Une année studieuse de Jeune fille, c’est-à-dire ses souvenirs des années Godard de ceux de l’année Bresson. Avait-elle l’intention, en 2007, d’en rester là ? Quel rôle exact a pu jouer dans sa décision la parution en mars 2010 de la monumentale et excellente biographie de Antoine De Baecque (2) ?
Car celui-ci raconte évidemment longuement la période 1967-1969, c’est-à-dire les "années Wiazemsky". C’est même la meilleure partie de son œuvre. L’auteur rapporte avec une grande précision (presque au jour le jour) tout ce que Jean-Luc Godard fait, ne fait pas, et même pense, Mai 68 représentant "un moment clé dans sa vie qu’il montre fort justement subir "cette année avec une certaine passivité […] L’impression générale est celle d’un retrait […] L’homme est gêné, peu à son aise".
Or Antoine de Baecque parle beaucoup du couple qu’il forme alors avec Anne Wiazemsky, celle-ci s’étant en effet à plusieurs reprises exprimée dans les médias sur ses rapports avec J.L. Godard, et le biographe citant à plusieurs reprises ces entretiens. Remarquons pas exemple qu’il raconte qu’elle ira voir À bout de souffle, avec François Mauriac, détail révélateur à plus d’un titre qu’elle ne retiendra pas dans Une année studieuse.

Quoi qu’il en soit, Une année studieuse reprend la suite de ses mémoires exactement au point où elle les avait laissés à la fin de Jeune fille.
Le ton est le même. Son amoureux apparaît comme un chien fou, léger, inventif et tendre qui l’entraîne dans une drôle de vie, telle en somme que pourraient l’imaginer aisément les cinéphiles au milieu de ces années 60. C’est pourquoi on la lit d’abord avec plaisir malgré son irritant nombrilisme : ils tombent tous sous son charme, Jean-Luc Godard bien sûr, qui l’amène voir Louis de Funès, mais aussi Francis Jeanson qui lui donne des cours de philosophie, et même Daniel Cohn-Bendit, encore inconnu, qui l’aurait poursuivie, de façon totalement improbable, dans les couloirs de Nanterre. Ses rapports avec son illustre grand-père sonnent par contre assez juste, mais sa mère n’est vraiment pas gâtée. Il est vrai que c’est un peu la loi du genre : certains doivent prendre des claques. Pour sa part elle se laisse aimer et se demande surtout - en 2012 - si elle-même aimait autant en retour.

Néanmoins, le lecteur cinéphile est bientôt mal à l’aise. Anne Wiazemsky, - qui aurait pourtant envoyé une lettre à JLG qu’elle ne fréquentait pas encore, pour lui dire son amour à la vue de Masculin féminin et de Pierrot le fou, - est en effet alors la maîtresse de l’auteur de Vivre sa vie et du Mépris qu’elle ne cite pas une seule fois.


 

A-t-elle vu ces films pendant leur liaison ou même dans les cinquante années suivantes ? Il est stupéfiant qu’elle occulte totalement, d’entrée et pendant de longs mois, ce caractère fondamental de son amant (sinon pour évoquer, très rarement, les désagréments que son métier occasionne parfois dans l’agenda de leurs rencontres ou chez elle).
Comment a-t-elle pu vivre un temps son amour pour lui tout à fait en dehors de ce qu’il était avant tout : un cinéaste célébrissime. Certes, elle se décrit mal dans sa peau, mais cela la rendait-elle à ce point aveugle ou indifférente ? Un demi-siècle plus tard, elle est toujours aussi complaisante envers son propre égocentrisme, se justifiant en somme d’avoir été une bourge sosotte fière de son pedigree, ignorant avec superbe tout ce qui n’affectait pas directement sa petite personne. Mais ce qui est le plus étonnant est que, en 2012 avec le recul, aucun doute ne l’effleure, elle n’éprouve pas le désir de s’auto-analyser, d’essayer de comprendre son incompréhension. Probablement trouve-t-elle encore naturel son comportement à 18 ans, car elle n’a toujours rien compris à son aventure.

Heureusement, Anne Wiazemsky retrouve, dans les chapitres quelle consacre au tournage de La Chinoise, son sens de l’observation de Au hasard Balthazar.


 


 

Les anecdotes retenues sont pertinentes : rapports avec Juliet Berto et Jean-Pierre Léaud, bévues de la costumière, séquence dans le train avec Francis Jeanson, après le refus de Philippe Sollers. Il semblerait que son implication (forcée) dans l’univers cinématographique de J.L. Godard commence à lui entrouvrir les yeux. Certes elle continue à défendre son libre arbitre - qui pourrait l’en blâmer ? -, à craindre que l’amour ne l’aliène, mais elle pénètre ce qui fonde l’existence de son compagnon et elle réalise la nécessité absolue pour lui que sa vie sentimentale et son cinéma ne soient pas des domaines séparés.
Dès lors, elle fréquente et apprécie ses amis - François Truffaut, Jacques Rivette, Michel Cournot ou Bernardo Bertolucci -, ce revirement lui inspirant dans Une année studieuse une (trop) rapide psychanalyse (dont elle n’a pas trouvé trace dans ses carnets) : "Je n’aurais pas su l’exprimer à l’époque, mais dans mon amour pour Jean-Luc, il y avait l’amour de son métier, de ses films et de ses amis. J’étais autant amoureuse de lui que de son univers. Cet amour n’avait-il pas commencé quand j’avais vu Pierrot le fou et Masculin féminin  ? Lui, intuitivement, devait le comprendre et savait ce qu’il gagnait en m’entraînant à sa suite". Ouf, enfin !


 

De fait, le dernier tiers du livre devient de qualité : mariage en Suisse et remous familiaux, cauchemar des paparazzi, présentation au Festival d’Avignon et brusque hospitalisation de la jeune femme le soir de la conférence de presse Antoine Vitez et Jean-Luc Godard (ou le gag de la Tonkinoise !). Leurs enfantillages, leur passion mise à l’épreuve, sont convaincants. Pourtant, un an après, rien ne va plus.

Roman vs biographie

 

Mais attardons-nous encore sur le statut de l’auteure et sur la nature autobiographique de son récit, éludés dans Jeune fille, établis dans Une année studieuse et poursuivis dans Un an après.
On l’aura compris, cette histoire d’amour entre une fille de la haute bourgeoisie et un cinéaste à la mode, on dirait aujourd’hui people et bling bling, n’aurait que bien peu de valeur, pas davantage littéraire que thématique, si ce n’était pas de Jean-Luc Godard qu’il s’agissait. Or il n’y a aucun doute, c’est bien de Anne Wiazemsky, petite-fille de François Mauriac qui écrit à la première personne et de J.L. Godard qu’il est question. Si le terme roman inscrit sur les couvertures souligne la liberté (infime ? immense ?) que prend la romancière par rapport à l’exactitude de ses souvenirs, la valeur de témoignage en est réduite d’autant et le livre n’a plus de véritable intérêt pour le cinéphile.

On aurait donc souhaité que Anne Wiazemsky, plutôt que d’afficher orgueilleusement son ego d’auteur d’une fiction, présente honnêtement ces livres comme des autobiographies. Certes, personne n’aurait pu croire à la fidélité totale de sa mémoire ; mais elle pouvait recourir à des documents réexaminés à partir d’une position d’observatrice lucide et critique de son propre passé. Pour coller aux faits, elle disposait par exemple des films de l’époque dont elle parle : Made in USA, Deux ou trois choses que je sais d’elle à peine cités ; les deux sketches, qu’elle ne mentionne même pas, du Plus Vieux Métier du monde et de Loin du Vietnam  ; La Chinoise sans oublier les textes du cinéaste et les nombreux entretiens publiés. Pour retrouver son propre état d’esprit, l’auteur avait son inestimable journal intime qu’elle a conservé puisqu’elle en cite de trop rares et courts extraits, préférant naviguer à vue.


 

Une seule fois, elle se sert du recul de quarante-cinq ans pour reconsidérer un texte de J.L. Godard daté de 1966. Pour REconsidérer en effet car, d’après son livre, elle n’a pas donné son avis sur cet extrait du présumé Journal du réalisateur, semble-t-il plutôt écrit spécialement pour être publié dans les Cahiers du cinéma n° 184 et qu’il lui dépose sur le paillasson, afin évidemment qu’elle le lise et, probablement, qu’elle lui dise ce qu’elle en pense. Intitulé Trois mille heures de cinéma, le texte n’est ni présenté ni commenté dans les Cahiers qui ne sont plus, fin 1966, ceux des critiques-cinéastes (bien qu’encore à l’ours), mais ceux de Daniel Filipacchi (directeur de Lui) et un peu déjà de Jean-Louis Comolli, nouveau rédacteur en chef de l’année. C’est dire que la revue est alors en plein tiraillement rédactionnel et chaos idéologique. D’où l’aspect OVNI d’un brillant papier d’humeur auquel on s’est reporté : Jean-Luc Godard note les heures au lieu des jours où ça se passe et, selon les paragraphes, traite de sa vie intime, du cinéma en général ou de ses projets et relations professionnelles.


 

Se disant "amusée et déconcertée", elle commente finement ce qui concerne la sphère privée, se reconnaissant quand il lui demande de chercher à Nanterre un marxiste-léniniste pour son film La Chinoise, quand elle décide de changer de couleur de cheveux alors qu’il ne veut pas, ou qu’ils se chamaillent à perte de vue à propos de Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty. Globalement, elle remarque que, chaque fois, il enjolive l’anecdote d’un trait d’humour, d’une contrepèterie ou d’un private-joke.
En fait, elle est troublée qu’ils se souviennent rarement des mêmes faits et, quand c’est le cas, qu’ils ne retiennent jamais de l’anecdote les mêmes détails. Bref, ils voient chaque fois les choses différemment parce qu’ils ne les ont pas ressenties de façon identique. Ainsi est-elle fortement choquée par son compte rendu du soir où, alors qu’ils s’embrassent à la sortie du Blue Note dans la voiture en écoutant du Vivaldi, la police frappe à la portière pour les faire circuler. Elle se souvient que "la réaction de Jean-Luc avait été immédiate et effroyable. Avec une violence inouïe, il avait insulté le policier" de manière tellement haineuse et méprisante qu’elle s’était mise "à sangloter et à le bourrer de coups de poing" qui sauvèrent Godard d’être embarqué par d’autres policiers appelés en renfort. Or Jean-Luc Godard note platement dans les Cahiers  : "En sortant du Blue Note, Albertine et moi, nous nous embrassons dans ma voiture en écoutant du Vivaldi. Tout à coup, on frappe à la fenêtre, et les portières s’ouvrent. C’est la police. Elle nous fait circuler."

On peut difficilement avoir des souvenirs - proches pour lui, lointains pour elle - si opposés et ce fait (réel ou arrangé par l’un ou l’autre) est infiniment plus révélateur que bien des pages floues de Une année studieuse. D’autant plus que ce qui nous étonne surtout dans Trois mille heures de cinéma est que, non seulement il ne cite jamais nommément Anne W. (peut-être pour respecter leur goût du secret), mais il attribue chaque événement à des filles différentes : plusieurs fois Claudine et Albertine, mais aussi Alissa et Gilberte.
Or, dans son livre, l’auteure termine le passage concernant cet article en notant : "Dans les jours qui suivirent la sortie des Cahiers du cinéma, Jean-Luc me raconta que ses connaissances s’étonnaient qu’il sorte avec autant de jeunes filles - Je passe pour un Don Juan. Cette situation l’amusa un moment." Ainsi Jean-Luc Godard s’était donc beaucoup diverti à jouer au tombeur pour les lecteurs de la revue (et faire la nique à François Truffaut qui, de notoriété publique, couchait avec toutes ses vedettes). Mais comme Anne Wiazemsky oublie de signaler la raison - les quatre filles avec lesquelles il semblait sortir simultanément -, le lecteur du livre ne comprendra strictement rien à ce paragraphe. Gallimard n’a-t-il pas de correcteur d’épreuves pour relever les bévues de ses auteurs à l’écriture incertaine ?

Remarquons que ce que nous pouvons prendre pour une goujaterie minable vis-à-vis de sa compagne est joliment qualifié par Antoine De Baecque de manière subtilement "cryptée" d’attribuer à quatre jeunes personnes ses propres agissements. Par ailleurs, le biographe ne retient évidemment pas l’épisode de la sortie de la boîte de jazz, étant donné qu’il ne connaissait pas le violent affrontement avec le flic. Tous ces ajustements, distorsions et non-dits prouvent en tous cas que Anne Wiazemsky a lu de très près la biographie. Sans quoi elle n’aurait pas fait un sort à ce seul texte de J.L. Godard dont elle ne cite aucun autre écrit ou entretien.

Un an après

 

Un an après - Godard 2 - est le tome le plus intéressant puisque presque entièrement consacré à Mai 68, point de vue privé du couple Anne et Jean-Luc traversé par l’Histoire, le devenir du cinéma et l’échec de leur amour.
Le portrait qu’elle dresse de son époux durant cette période est assez inquiétant : cette façon qu’il a, au lit, de s’endormir comme une masse au milieu d’une phrase, sa soudaine haine grossière de certains de ses amis les plus proches - Bernardo Bertolucci -, ses colères de fou furieux vitupérant les pires insanités et injures - contre les CRS ou François Mauriac -, sa manie de se ruer physiquement sur ses adversaires, même mieux armés que lui…
Il apparaît nettement, par ces descriptions, que s’il est fortement séduit par l’idéologie maoïste, il est tout à fait défavorable au côté guérilla urbaine et révolte étudiante qui dévastent Paris. Agoraphobe, il fuit autant qu’elle les débordements populaires qui les terrifient et les mènent plusieurs fois à se réfugier chez eux. Et ils habitent en plein Quartier Latin.
Cette - relative - contradiction le désoriente complètement en tant que cinéaste : doit-il abandonner carrément le cinéma ? Du moins, lui faut-il renoncer totalement à ce cinéma bourgeois d’auteur dont il est devenu l’icône ?


 

Jean-Luc Godard apprécie beaucoup le travail de Chris Marker et ses ciné-tracts dont il réalisera d’ailleurs quelques-uns, mais il est hostile aux tentatives professionnelles de récupération type États Généraux du Cinéma et même Société des Réalisateurs de Films. Antoine de Baecque le qualifie de "maoïste pro-étudiant" (p. 412). C’est moins conceptualisé dans Un an après J.L. Godard est saisi dans sa détestation de tous ses amis d’hier et surtout de lui-même. Anne Wiazemsky montre qu’il en vient à saboter son propre travail, non seulement celui qui a encore rapport avec ses anciennes conceptions - le film avec les Rolling Stones -, mais aussi ses essais révolutionnaires : abandon du film à New York avec Richard Leacock et D.A. Pennebaker, effarante aventure au Québec où il quitte le tournage des mineurs en grève par -30°, jusqu’à Pravda, en Tchécoslovaquie en 1969, où il dénonce Milos Forman comme réformiste.
Les errements du cinéaste sont pathétiques, son choix du silence et de l’anonymat, son suicide artistique, sont bouleversants. Mais sa fascination du collectif et sa recherche d’un autre cinéma (célèbre formule du rejet du cinéma politique pour faire politiquement du cinéma) ne peuvent qu’interroger les cinéphiles.
Anne Wiazemsky n’a pas senti qu’il a été énormément touché d’être lui-même contesté en tant que pape de la Nouvelle Vague, et par là devenu idole obsolète à détruire, chez ceux dont il partageait largement les idées et la révolte. Nulle trace dans les livres de sa compagne des deux slogans qui font florès à l’époque et entre lesquels le réalisateur perd l’équilibre : "Vive Pierrot le fou" ou "Godard, le plus con des Suisses pro-Chinois", cela moins d’un an après le sommet de la godarmania. En 1967, Jean-Luc Godard faisait en effet la une, des médias politiques à la presse people, les magazines de gauche lui consacrait des pleines pages d’entretiens et d’analyse, il était encensé par Louis Aragon. Il avait été célébré comme une star de l’auteurisme et de la culture au Festival d’Avignon, dont il était sorti, il est vrai, déjà dégoûté de cette renommée basée sur des contresens.
Car 1967 était non seulement marqué par La Chinoise, mais aussi par sa participation à Loin du Vietnam (3) ou à La Contestation réalisé avec P.P. Pasolini et de nombreux cinéastes italiens : les projets politiques, tiers-mondialistes et collectifs avaient donc déjà ses faveurs.


 

Décidément, Anne Wiazemsky n’a rien vu venir avant 1968, rien interprété pendant le mois de mai, et rien rattrapé ensuite. À sa décharge, on pourra dire qu’elle n’était pas la seule à n’avoir rien compris à Mai 68, surtout dans son milieu, ni à l’œuvre de JLG avant, pendant et après 68, même parmi des cinéphiles très estimables perdus dans les années underground et Dziga Vertov. Mais puisqu’ils s’aimaient, on attendait qu’elle puisse nous éclairer de l’intérieur, or c’est raté.


 

Il reste clair que cette remise en cause radicale du cinéma par JLG a directement provoqué le naufrage de son couple - bien qu’il ne faille pas négliger le démarrage fulgurant de la carrière d’actrice de sa femme avec de grands metteurs en scène, qui exacerbe sa terrible jalousie - il n’avait d’ailleurs pas toujours tort : d’après Antoine de Baecque, elle le quitte pour un autre pendant le tournage de Vent d’est, ce qui ne figure pas dans Un an après.
Son explication de leur échec est intéressante. Elle considère avoir été trompée par son époux, tombé littéralement amoureux, successivement d’un certain Jock, très jeune maoïste qu’il voit tous les jours et qui campe souvent la nuit sur leur canapé - il s’agit de Jean-Henri Roger dont elle se plaint amèrement en 1983 dans Cinématographe n°91 - puis de Jean-Pierre Gorin qui arrivera plus tard, à Rome, pendant le tournage calamiteux de Vent d’est, et formera, en octobre 1969, le groupe - ou plutôt le duo Dziga-Vertov. Ils passeront dès lors plusieurs années quasiment ensemble.
Anne Wiazemsky s’embrouille en fait un peu et confond l’un et l’autre, selon les dates et les lieux, mais elle a raison sur leur complète symbiose cinémato-idéologique. Il faudra attendre l’arrivée de Anne-Marie Miéville pour provoquer la dissolution de Dziga-Vertov / Godard-Gorin qui aura signé tous les films jusqu’en 1972.

Quant à la mésentente Anne-Jean Luc, elle est patente en mai 68 : l’auteure raconte qu’elle se baigne nue sur la plage privée de la somptueuse villa des Lazareff au Lavandou, alors qu’il est, dans le même temps, suspendu au rideau de la grande salle du Festival de Cannes. De retour à Paris, elle sera toute contente et fière de faire du patin à roulettes dans les rues désertes, avec la petite amie de Antoine Gallimard, pendant que J.L. Godard fait le coup de poing au cœur de quelque obscure échauffourée. À peine si, en 2014, semble-t-elle prendre, dans deux ou trois lignes, conscience que ce n’était pas tout à fait normal. Ce troisième volume du triptyque se termine abruptement par la tentative de suicide à l’Imménoctal de Jean-Luc Godard dans la chambre d’hôtel d’Anne à Rome, où elle tourne Il seme dell’uomo de Marco Ferreri.
Puis l’auteure conclut très brutalement : "La fin malheureuse de notre histoire devint banale et privée, je cessai d’être un témoin privilégié de l’époque. Je ne l’écrirai pas."
Décision irrévocable ou y aura-t-il, dans quelques années, un quatrième volume ? (4)


 

En tous cas, elle va encore participer aux tournages de plusieurs films Dziga-Vertov, jusqu’à (y compris) Tout va bien en 1972, bien que le couple se soit séparé en 1970, c’est-à-dire l’année suivant cette tentative de suicide.

René Prédal
Jeune Cinéma n° 378-379, février 2017

1. Le Redoutable de Michel Hazanavicius (2016) a été sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes 2017.

2. Antoine De Baecque, Godard. Biographie, Paris, Grasset, 2010.

3. Loin du Vietnam de Chris Marker avec Jean-Luc Godard, Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Alain Resnais, Agnès Varda (1967).

4. Anne Wiazemsky (1947-2017)



Anne Wiazemsky, Jeune fille Paris, Gallimard, col. Blanche, 2007, 224 p. (Prix Jean-Freustié 2007) ; Une année studieuse, Paris, Gallimard, col. Blanche, 2012, 272 p. (Prix Saint-Simon 2012) ; Un an après Paris, Gallimard, col. Blanche, 2015, 28 p.



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