Le jeune cinéma français est inconnu dans son propre pays
Jeune Cinéma n°124, février 1980 .
Avec Gabriel Auer, Luc Béraud, Danielle Jaeggi, Jérôme Kanapa.
Le stage de la Fédération Jean-Vigo à l’INEP de Marly-le-Roi (novembre 1979) était pour les 4/5e consacré au jeune cinéma français : 15 longs métrages, 8 courts métrages (1).
Ce fut une découverte. Certains de ces films, en effet, n’avaient jamais bénéficié d’une sortie commerciale, d’autres avaient eu une sortie confidentielle.
Présenter ces films, c’était comme faire œuvre de pionnier, découvrant des terres nouvelles. Dans les cartes de la cinématographie en France, il y a les grandes taches blanches des espaces inexplorés comme dans les cartes d’Afrique du siècle dernier : terra incognita. Et ces taches blanches correspondent précisément à la production des jeunes auteurs dans leur propre pays.
Comment expliquer un fait aussi paradoxal ?
Le dernier jour du stage, de jeunes auteurs appartenant à la SRF, Luc Béraud, Jérôme Kanapa, Gabriel Auer, Danielle Jaeggi, sont venus expliquer aux stagiaires.
G.D.-G.
Jeune Cinéma : Ce serait pour nous une grande prétention de vouloir faire une mise en point sur le cinéma sans avoir vu plus de films, mais nous pouvons dégager quelques idées.
Luc Béraud : Nous représentons déjà trois tendances relativement claires de la situation, sans compter Auer qui n’a pas encore réussi à tourner son film. Jérôme a un film qui est fini depuis deux ans et qui demeure dans ses boîtes. Danielle a mis un an à sortir son film. Il est sorti dans un seul cinéma, et là, il a très bien marché. Il a duré deux mois et demi et a été repris trois mois. Donc un film qui est sorti à la force du poignet et qui a trouvé son public, ce qui est d’autant plus remarquable que pour un premier film les spectateurs prennent relativement peu de risques. Et mon cas personnel : j’ai bénéficié d’une sortie normale - six salles à la fois - et même bonne, grâce à une subvention pour la publicité, mais le public n’est pas venu.
Gabriel Auer : Quant au court métrage, lui, il ne sort pas du tout. Une sortie exigerait un certain nombre de normes : qu’il soit en 35 mm, en couleurs, qu’il fasse une durée maximum de 13 minutes, et qu’il soit le plus anodin possible dont tout le monde puisse s’accommoder : exploitants, distributeurs, producteurs. Une sorte de produit passe-partout, le "docucu" sur la pêche à la sardine ou la Terre vue du ciel. Et il y aurait encore plein de choses à dire avec les films qui ne sont que de la publicité déguisée et passent bien sûr beaucoup plus facilement que les autres.
J.C. : Les tentatives de regroupement de court métrages en un programme ne seraient-elle pas une solution ?
Gabriel Auer : C’est ce que nous avons fait à la SRF (Société des réalisateurs de films), avec mon film et ceux de Pilard, Haudiquet et Carré, Quand j’aurai vingt ans, je serai heureux. Nous avons tenu l’affiche pendant dix semaines mais nous avions fait nous-mêmes un énorme travail militant, distribution de tracts au quartier latin, collage d’affiches… Les tentatives de regroupement qui ont suivi n’ont pas très bien marché. Cela tient, semble-t-il, à ce qu’il n’y avait pas de lien entre les films, tandis que pour les nôtres, il y avait entre eux le thème commun de la jeunesse d’aujourd’hui. Et toi, Danielle, tu as dû faire une information parallèle ?
Danielle Jaeggi : Non, de ce côté-là, je n’ai pas eu d’effort à faire. Mais j’ai dû m’occuper énormément des problèmes de la sortie du film, trouver un distributeur, régler la question des droits.
Gabriel Auer : Pourquoi donc les films ne marchent-ils pas ? Il y a trois gros distributeurs en France qui tiennent la quasi totalité du marché commercial de première exclusivité : UGC, Parafrance, et Gaumont. Ces trois sociétés choisissent des films selon leur critères qui sont d’ordre commercial : budget, vedettes (vedettes pour le réalisateur aussi bien que pour les comédiens). Elles mettent un énorme paquet de publicité sur ces films ; elle obligent un certain nombre de circuits de salles à les prendre ; il y a de moins en moins de distributeurs indépendants, et de moins en moins d’exploitants de salles indépendantes. Ce qui fait que, obligatoirement, les autres films, quelle que soit leur valeur, se trouvent confinés dans des circuits extrêmement limités, avec des budgets de plus en plus petits.
Danielle Jaeggi : Même la salle où je suis sortie - Le Seine - qui fait partie du petit circuit vient d’être vendue. D’année en année, cela se réduit. Au quartier latin, dans ce qui fut le royaume du cinéma indépendant, il ne reste plus qu’un cinéma indépendant, le Saint-Séverin. Ou il faut aller plus loin, à La Clé, au Saint-André-des-Arts. Ça se rapetisse de plus en plus.
Luc Béraud : Pour être juste, il faut signaler que dans les multisalles, il y a quelque fois une petite place pour un film d’auteur. Mais il sort mal, en bouche-trou, pour trois jours, une semaine, et on le balance ensuite.
J.C. : Au niveau de la production, quand un auteur connaît les exigences du producteur, jusqu’où peut-il être amené à transformer son projet pour qu’il existe encore ?
Gabriel Auer : J’ai écrit un scénario, il y a deux ans. J’ai fait tous les circuits classiques ; les producteurs m’ont envoyé aux distributeurs, parce qu’ils en attendent un "à-valoir" avant de s’engager dans la production. On a modifié le scénario dans le sens que les producteurs estimaient correspondre au désir des distributeurs. Ensuite les distributeurs ont dit qu’ils n’étaient pas d’accord. Il fallait un budget de moins de 250 millions d’anciens francs, mais il fallait aussi des vedettes, et qui acceptent de travailler à un tarif un peu réduit. Cela forme une sorte de cercle vicieux : on n’arrive jamais à réunir toutes les conditions comme ce fut mon cas. Alors on essaie avec les 70 millions d’avance sur recettes ; quand à l’origine, on a prévu 450 millions, il faut beaucoup réduire… Beaucoup dans ces conditions finissent par abandonner. L’exemple de Luc montre les difficultés qu’on peut rencontrer.
Luc Béraud : Après un premier échec, j’ai fini par obtenir l’avance sur recettes. J’ai eu comme vedettes Jean-François Stévenin et Bernadette Laffont. Un producteur - celui de La meilleure façon de marcher, qui est en faillite maintenant - a coproduit avec moi, puis il y a eu un achat anticipé d’Antenne II, puis un crédit. Le film a coûté 115 millions, y compris la version sous-titrée en anglais, tout le monde payé. Puis il y a eu la distribution, mais le succès n’est pas venu, malgré des ventes à l’étranger, et le film n’est pas rentré dans ses frais.
J.C. : Et Jérôme ?
Jérôme Kanapa : Comment faire un film contre la volonté du producteur ? Une anecdote : J’avais confié mon film à quelqu’un avec qui j’étais lié amicalement. Mais il a probablement lu le film en travers, parce qu’il m’a dit : "Alors pour le rôle principal, qu’est-ce qui serait bien ? Annie Girardot peut-être ? Ça serait bien quand même ! Mais ce n’est pas tout à fait ça. Catherine Deneuve, ça ne lui irait pas…".
Je le laisse un peu parler, et au bout d’un quart d’heure, je lui dis : "’Mais as-tu remarqué que la femme était noire ?" – "Ah oui ? Mais ça n’intéresse personne, les nègres …"
Pour moi, c’est l’anecdote définitive sur la production française du jeune cinéma.
On a, le plus souvent, affaire à des gens qui ne savent même pas regarder un film ou lire un scénario. Je ne dis pas ça avec amertume, avec acrimonie, mais c’est une triste constatation. Pourtant ce sont des gens ayant pignon sur rue et disposant d’un quotient intellectuel très élevé : il n’y a qu’à lire leurs théorisations sur la production et la distribution.
Luc Béraud : Il ne faut pas oublier que Samuel Goldwyn ne savait pas lire. Tout ce qui a fait la force du cinéma américain a été fait par des incompétents, mais qui avaient le sens des affaires. Des joueurs. Et maintenant, les types ne sont même plus des joueurs.
Jérôme Kanapa : Les autres, souvent, ils seraient guichetiers dans un bureau de poste, vous n’iriez pas leur acheter un timbre, vous auriez peur qu’ils vous braquent le porte-monnaie. Les exploitants, c’est un peu ça, c’est terrifiant : quand vous ne vous faites pas engueuler dans la queue, vous vous faites maltraiter dans la salle, et quand ce n’est pas vous qui êtes maltraité, c’est le film. Il y a là toute une idéologie du cinéma, et, dans ce contexte, des petites gens comme nous, des petits artisans, on a du mal à travailler et à se sentir à l’aise.
Quand Daquin nous raconte comment se passait la production de son temps, il est extrêmement critique. Il ne se leurrait pas sur les producteurs. Il raconte comment un jour un producteur lui a rendu un scénario qu’il avait écrit avec Roger Vailland, en lui disant : "C’est de la merde. Voilà trois briques : allez me réécrire ça à la campagne". C’était tout de même un rapport, un rapport professionnel, même s’il passait par l’argent et la vulgarité. Mais maintenant, il n’y a même plus cette vulgarité et ce rapport, puisqu’on vous demande carrément de payer pour faire un film.
J.C. : Les comédiens ne se sentent-ils pas un peu responsables de ça en demandant des cachets exorbitants ?
Jérôme Kanapa : Il y a eu un tournant historique dans ce domaine. Les responsables, à l’origine, sont deux ou trois producteurs qui avaient intérêt à ce que les films coûtent le plus cher possible. Il s’agissait d’opérations financières de haut vol, intéressant plusieurs pays et le producteur exécutant français était rémunéré, non seulement par un énorme salaire fixe, mais aussi au pourcentage sur le budget. Aussi un budget de 400 millions ne les intéressait guère, ça commençait à 6, 8 ou 900 millions : ils comptaient des frais généraux en proportion. Il existe des films qui ont coûté volontairement beaucoup plus cher qu’il n’était nécessaire pour faire monter les frais généraux des producteurs.
Luc Béraud : J’ai connu cela dans un film où, comme directeur de production, j’étais bien placé pour voir. Je me suis battu pour essayer d’empêcher la gabegie. J’ai suggéré qu’on répartisse le reste du financement sur d’autres films, mais il n’en était pas question.
Jérôme Kanapa : Les comédiens ont donc grimpé. C’était dû aussi à une maison d’imprésarios qui s’est mis dans la tête, chaque fois qu’un comédien avait eu du succès, de lui augmenter son cachet et de ne jamais le faire redescendre. Alors qu’aux USA, le box-office monte et redescend. Ainsi, j’ai vu l’autre jour que Newman qui a été en tête, se retrouve maintenant en 17e position. Et chez nous, on faisait monter, monter, monter… Deux producteurs ont fait faillite, laissé des ardoises dans les laboratoires, chez les fournisseurs, et même les acteurs, et ont asséché une grande partie de la production française. Maintenant l’imprésario revient à des choses plus cohérentes, et certains acteurs mettent une partie de leur cachet en participation dans le film.
L’acteur est une des valeurs essentielles dans le circuit actuel. Qu’un acteur qui a la cote soit bien payé, d’accord. Le cachet d’acteurs ne concerne qu’un petit nombre de gens. Par contre ce dont on ne parle jamais, ce sont les bonnes opérations de l’industrie. On ne parle jamais de Kodak, et du prix de la pellicule. Or il est prohibitif, et là, il n’y a pas moyen de mettre en participation.
À la limite, et par un coup de folie, Montand est capable de faire un film avec Corneau - le deuxième film de Corneau. Il y a des coups de cœur. Avec Kodak, il n’y a pas de coup de cœur. Le seul coup de cœur, c’est le chèque, et le chèque avec plusieurs zéros. Ça, on n’en parle jamais.
Le prix du repiquage, par exemple, une opération qui nécessite vraiment un matériel minable, extrêmement peu onéreux, une technicité absolument ridicule, se facture une fortune. Il y a comme ça un certain nombre d’aberrations. Pourquoi est-ce qu’on ne tourne plus en studios ? Parce que le prix de la planche de bois dans le studio est de 30% plus cher que la planche de bois achetée au marchand de bois de la rue d’en face. Ça on n’en parle jamais.
On ne s’attaque pas aux industries du cinéma.
J.C. : Qu’est-ce qui coûte le plus dans un film ?
Jérôme Kanapa : Le coût d’un film, c’est avant tout les salaires. Le cinéma est un métier intermittent, avec de longs chômages, ce qui fait que quand les gens travaillent, ils demandent des salaires assez élevés. Dans le coût d’un film, les salaires, c’est autour de 30% au moins, si ce n’est pas 40.
Pour un court métrage - précisément parce que c’est court - il est possible de travailler en participation, de faire un film entre copains, de s’arrêter ou de reprendre.
Pour un long métrage au contraire, il faut un planning assez précis, toute une préparation. Il est impossible de demander aux gens de travailler en participation. Donc il ne peut pas y avoir de côté marginal pour un long métrage, sauf cas précis, comme par exemple des films de reportage, qui sont faits sur un très longue durée. Alors on est obligé de rentrer dans ce système de production coûteuse qui, appuyé sur les salaires, grève très fort le coût du film.
J’ai peut-être un point de vue idéaliste, mais je crois qu’on doit nous considérer comme un produit culturel dont la rentabilité n’est pas une rentabilité économique à court terme, une rentabilité étroitement liée à l’économie de marché. Mais tant que cette idée n’est pas répandue - et elle ne l’est pas -, il n’y a pas non plus de solution parallèle.
Pour qu’une telle solution existe, il faudrait que les maîtres d’œuvre de ces ensembles de contre-pouvoir aient conscience du rôle du cinéma, et de sa place actuelle, ce qu’ils n’ont pas du tout. Je ne connais pas - et Dieu sait que je les pratique - d’organisation qui sache vraiment se servir du cinéma.
Il y a un petit contre-pouvoir, mais c’est un pouvoir de viol, c’est à dire que c’est plutôt moi qui essaye de me servir d’organisations pour faire marcher les films, les miens en particulier. Mais ce n’est pas un contre-pouvoir qui se sert de moi.
Nous sommes dans un système qu’il est très difficile de faire éclater, d’autant plus que nous sommes 1° une profession très atomisée, 2° la 75e ou la 76e roue du carrosse, et 3° de toute façon, même à l’intérieur du contre-pouvoir - c’est une thèse chère à notre ancien président Michel Mitrani -, nous représentons un contre-pouvoir au contre-pouvoir ! Il devrait avoir une attitude de tolérance et de compréhension, de fait, nous ne pouvons que nous heurter à lui. Nous sommes trop dérangeants parce que c’est notre métier d’être dérangeants.
Le théâtre est principalement subventionné, le cinéma l’est médiocrement. Nous avons tous eu l’avance sur recettes ici, cela représente beaucoup d’argent, mais ce n’est pas suffisant par rapport à ce qu’il faut pour faire un film. Une petite subvention pour nous représente une grosse subvention pour une troupe de théâtre pendant un an. Il est évident que dans la course pour la culture "populaire", on va donc plutôt au théâtre, ou à la chanson… Je ne trouve pas ça mal, au contraire.
Mais il est trop difficile de faire comprendre le sens d’un effort sur le cinéma. On se cogne à longueur d’années à des associations, des festivals, des patronages de festivals… Il est très difficile d’avoir un dialogue avec le public.
L’an dernier, la municipalité de Saint-Étienne a fait un effort de titan pour implanter une manifestation à notre souhait, assez longue pour que les gens s’habituent, très diversifiée pour que chacun y trouve son compte, à bas prix pour que les gens reviennent. Naturellement, nous sommes heureux qu’il y ait du monde, pas seulement parce que ça engage l’avenir, mais parce que ça nous engage nous-mêmes. Ce genre d’expérience en profondeur est à rapprocher des expériences de Vilar, mais on a un mal incroyable à les faire pénétrer à travers les pouvoirs et les contre-pouvoirs du cinéma. D’autant que très souvent, le cinéma ne sert que de base publicitaire. Des municipalités pnt compris la même chose que la TV : le spot publicitaire le plus cher est celui qui vient juste avant le film.
Eh bien le meilleur rendement politique pour une municipalité serait un festival de trois jours avant les élections ! Comme à Biarritz par exemple : on a dépensé quelque 200 millions pour faire une semaine de cinéma sud-américain et cautionner une animation culturelle qui en avait bien besoin. En plus, ça permettait d’alimenter les hôtels. On décidément du mal à trouver le dialogue.
Le problème du cinéma, c’est qu’il y a beaucoup d’argent mis en jeu sur un film et que cet argent, moins il rentre rapidement, plus il coûte cher. Normalement, la source la plus directe pour faire rentre rapidement l’argent dans une caisse, c’est l’exploitation dite commerciale, et il est logique que, au moins pour un certain temps, on mise là-dessus le plus gros des rentrées d’argent. Après, les ciné-clubs font un peu office de bibliothèque.
Jeune Cinéma (stagiaire) : Mais les ciné-clubs souffrent d’attendre trop longtemps après la sortie commerciale pour avoir le droit de projeter un film. Trois ans, c’est trop. Si les salles commerciales ne prennent pas d’option, qu’elles laissent au moins le ciné-club passer le film.
Luc Béraud : Dans La Règle du jeu, le livre de la SRF, on évalue le délai souhaitable à deux ans, durée de rotation normale pour un film.
Jérôme Kanapa : Les ciné-clubs ont un rôle irremplaçable : information, critique, éducation. Et c’est précisément ce rôle-là que les grands circuits ne veulent pas laisser jouer aux ciné-clubs. Ce n’est pas tellement une question d’argent.
De même, quand nous nous sommes bagarrés sur les conditions de projection, pour que les choses changent, il a fallu aller jusqu’au bout de la logique, c’est à dire à l’union des consommateurs. Sinon, c’est le veto comme pour tout ce qui remet en cause l’establishment commercial. Les ciné-clubs, avec leur exigence de qualité, ça ressemble furieusement à une association de consommateurs : voilà des gens qui se mêlent des programmations, alors que c’est l’affaire des ententes. Ce n’est pas le ciné-club en tant que tel qui est dangereux, c’est son rôle d’éducateur. Que l’influence des ciné-clubs amène des salles à changer leur programmation, ça peut faire râler les ciné-clubs parce que ça les prive de films, mais c’est un bien quand même, une émulation.
Luc Béraud : Nous avons eu le même problème avec la Quinzaine des réalisateurs : ils nous piquent nos films. Certains disaient : ce sont des salauds. Mais non, maintenant nous pouvons aller plus loin.
J.C. : Quel est le rôle de Jeune Cinéma dans le processus de transformation de l’idéologie dominante ?
Gabriel Auer : Vous êtes aussi bien placé que nous pour y répondre. C’est un peu la question de cours, nous y pensons tous. C’est par le contenu des films et par la forme qui véhicule ce contenu qu’on peut transformer.
Mais plus un film est différent, plus il risque de se marginaliser. Un film me paraît exemplaire - et de plus, c’est un film sur l’art : La Danse de la vie (sur Münch) de Peter Watkins. Mais il n’a quasiment pas été vu.
Jérôme Kanapa : Je déteste le terme "jeune cinéma". Le jeune cinéma n’est pas pour moi un terme descriptif d’une école française. Il y a des jeunes cinéastes avec lesquels je ne me sens aucun point commun, il y en a des vieux avec qui je me sens beaucoup de points communs, et il y a ces jeunes cinéastes, au sens de l’âge, que je considère comme étant des "raclures" à tous points de vue.
Je ne crois pas non plus qu’on puisse changer quelque chose avec un film, sinon indirectement, en changeant l’attitude du spectateur par rapport au cinéma, ce qui peut l’amener à changer d’attitude par rapport à l’idéologie dominante.
Luc Béraud : Le jeune cinéma pour moi est celui qui apporte autre chose que ce qu’on a vu jusqu’à maintenant, ce n’est pas une question d’âge du cinéaste.
Andrée Tournès : À quoi vous a servi de faire la Société des réalisateurs de films (SRF) et qu’attendez-vous de nous ?
Jérôme Kanapa : La SRF a sauvé le jeune cinéma français. Elle a mis en place la défense du court métrage qui se noyait et arrive maintenant, de temps en temps, à respirer une bolée d’oxygène. Elle sauvé l’avance sur recettes qui est à l’origine de ce qu’on appelle le "jeune cinéma". Elle est à l’origine de l’aide à la diffusion, de l’aide au scénario, et d’un certain nombre de points, et c’est essentiel. Elle seule a pu réussir grosso modo à ce que nous parlions ensemble sans nous injurier, en ce qui concerne les problèmes de structure, sinon les problèmes artistiques, pace que là, c’est encore la guerre.
Ce que vous pouvez faire pour nous ?
Sur le plan de la critique, arrêter de croire que la critique a un rôle de juge. Elle doit se comporter comme les ciné-clubs : un rôle d’éducation.
Je me souviendrai toujours d’un article de Antonin Liehm, paru dans la revue théorique du cinéma, en 1968 sur Au feu les pompiers de Milos Forman. Il s’écriait : "Enfin Gogol !". Il ne disait pas si le film était bon ou mauvais, il le situait dans toutes ses composantes, dans uns sphère culturelle. C’est ça l’essentiel.
Ce qu’on peut faire pour nous… téléphoner… avec les maigres moyens des uns et des autres, bon an mal an, on arrive quand même à se déplacer, à briser ponctuellement le carcan de la distribution commerciale : on pique une copie, on fait la projection, les débats. Pas officiellement. C’est ça notre mouvement de résistance. Car nous sommes des mouvements de résistance, pas des vainqueurs. On fait avec nos petits couteaux et nos petites hachettes, on n’a pas de mitrailleuse lourde.
Luc Béraud : En conclusion, on pourrait se dire que si on habitait aux USA, on n’aurait pas tourné un mètre de pellicule. Je crois que si on arrive malgré tout à tourner, c’est un peu grâce à l’existence de la SRF, qui, après la flambée de la Nouvelle Vague, a su donner au metteur en scène le pouvoir d’envisager la possibilité de prendre le pouvoir.
Propos recueillis par Ginette Delmas-Gervais
Jeune Cinéma n°124, février 1980.
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